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La formule de « petit monde » est ici empruntée à Stanley Milgram [1967].

CHAPITRE PREMIER

U NE « GÉOGRAPHIE DE L ’ EXIL » FORCÉMENT MULTISITUÉE Si la relation d’enquête se distingue de la plupart des échanges de l’existence

27 La formule de « petit monde » est ici empruntée à Stanley Milgram [1967].

début. Au contraire, à partir du moment où les individus sollicités ont compris ce que j’étais venu faire en Jordanie, il m’a semblé qu’ils étaient curieux de me rencontrer et d’observer à leur tour « l’altérité du chercheur et son appartenance sociale au monde des autres » [Papinot, 2014 : 141]. Un des indices me permettant d’émettre cette hypothèse vient des questions personnelles de plus en plus fréquentes qui m’étaient adressées ; tout comme l’accueil et l’attitude des enquêtés chez lesquels se déroulaient les entretiens.

• Croquis d’un exemple de la disposition des différents protagonistes durant un entretien Source : Réalisation du croquis, Pauline Piraud-Fournet, juillet 2017. Conception, D. Lagarde

Du don/contre-don, à l’enquêteur-enquêté…

A de très rares exceptions près, les interviews ont toujours eu lieu au domicile des enquêtés, dans un dispositif relativement classique, du moins au début de l’enquête. Le même rituel se répétait systématiquement : après avoir exposé l’objectif de ma recherche à mon interlocuteur pendant que l’un de nos hôtes nous servait du thé ou du café - toujours accompagnés des traditionnelles sucreries provenant de l’usine de Karam F. et des

mokasarat que l’on retrouve chez tous les habitants de Deir Mqaren – les échanges se

déroulaient dans le cadre d’un entretien semi-directif visant à collecter des récits de vie. Cette configuration a progressivement évolué, surtout lors de mon terrain de 2015. Le fait de retourner voir certains enquêtés interrogés l’année précédente, d’être en mesure de prendre des nouvelles de leurs proches rencontrés à d’autres occasions, ou bien encore de m’enquérir de la santé de leurs parents restés en Syrie ou partis en Europe semble avoir été perçu comme une marque de respect et d’intérêt à l’égard de la population du village.

En retour, l’accueil qui m’était réservé devenait de plus en plus formalisé, même de la part de personnes que je n’avais jamais rencontrées auparavant. Ainsi, durant les derniers temps de mon enquête, il était fréquent qu’un repas nous soit servi avant ou après la passation de l’entretien lui-même. Ces moments de convivialité m’ont souvent permis « d’enrichir mes données d’enquête à partir de matériaux peu formalisés », de mieux comprendre « de

quoi la vie quotidienne des habitants » de Deir Mqaren était faite et de découvrir ce dont ils

« parlent spontanément » entre eux [Olivier de Sardan, 1995 : 6]. N’ayant jamais réussi à refuser ces marques d’hospitalité, il nous est arrivé avec Fadia de manger jusqu’à trois repas en l’espace d’une seule demi-journée ! Devant de telles marques de sympathie et d’attention venues de personnes que je savais être dans une relative précarité financière, la question de savoir comment les aider en retour s’est rapidement posée. Cette situation me mettait d’autant plus dans l’embarras que je rétribuais Fadia pour son travail, alors qu’elle disposait de revenus et de conditions de vie beaucoup plus confortables que les enquêtés. Dès le début de ma recherche, m’engager dans des relations financières avec mon interprète m’a posé plusieurs problèmes d’éthique. Il était donc évident pour moi qu’à aucun moment de l’enquête je n’accepterai de payer pour que des personnes répondent à mes questions, problème qui ne s’est heureusement jamais posé, puisqu’aucune d’entre elles ne m’a sollicité en ce sens. Nous avons en revanche décidé d’un commun accord avec Fadia que nous achèterions ensemble des fruits frais pour chaque foyer dans lequel nous nous rendrions afin de réaliser un entretien, ce type d’attention profitant à la fois aux adultes et aux enfants. Lorsque j’étais prévenu à l’avance que les enquêtés envisageaient de nous préparer un repas, il m’est parfois arrivé d’apporter quelques pâtisseries supplémentaires. Enfin, lors de mon séjour en Allemagne chez Yasmin et Faysal, j’ai offert des jouets à leurs 4 enfants ; et comme je l’avais fait pour Ibtissam quelques mois auparavant, j’ai ramené aux parents depuis la France plusieurs kilos de noix provenant de la ferme où a grandi mon père, présent dont la dimension symbolique fut dans les deux cas particulièrement appréciée.

Au delà de ces contre-dons somme toute assez dérisoires, l’attention portée à l’histoire de leur village d’origine, à leurs parcours de vie et à ceux de leurs parents semblait être perçue par mes interlocuteurs comme une forme de « gratification symbolique » [Bouillon, 2005]. Je rejoins ici Liisa H. Maalki lorsque elle affirme que l’acceptation de l’enquête est souvent liée à la volonté des réfugiés de confier leur récit à un observateur extérieur, dans le but de documenter et de rendre visible l’histoire qui les a

amené jusqu’à leur lieu d’exil [Malkki, 1995 : 55]. J’ai également eu par moment l’impression que mes interlocuteurs me considéraient comme un « témoin privilégié d’une

situation (…) de relégation et d’injustice, ainsi que des efforts [et] de la combativité, mis en œuvre pour y faire face » [Bazin, 2004 : 172, cité par Papinot, 2014 : 147]. En effet, plusieurs d’entre eux

se sont servis de l’entretien comme d’un « espace-temps » leur offrant la possibilité d’exprimer leur rancœur face aux agissements du régime de Bachar Al-Assad, du gouvernement jordanien ou bien encore envers l’immobilisme dont fait preuve la communauté internationale face à la situation des réfugiés syriens. Certains ont été jusqu’à conférer à mes travaux une valeur de témoignage, susceptible de faire changer les consciences et par répercussion les politiques d’accueil européennes. Dans ces cas là, j’ai toujours longuement insisté sur le peu d’écho qu’était susceptible d’avoir ma recherche auprès du public français et à fortiori sur les décideurs européens. Parallèlement, plus on m’attribuait la place de l’observateur étranger, familier des questions de géopolitique internationale et à ce titre perçu comme légitime pour répondre à leurs interrogations, plus on me sollicitait pour que je partage mes opinions sur divers sujets d’actualité. On m’a régulièrement interrogé sur ce que j’avais observé dans le camp de Zaatari, demandé d’exprimer mon sentiment face aux politiques migratoires de la Jordanie et de l’Union européenne, ou bien encore sollicité pour donner mon opinion sur le régime de Recep Tayyip Erdogan, une figure politique qui semblait - du moins à l’époque – particulièrement estimée parmi les réfugiés de Deir Mqaren. On m’a également questionné pour infirmer une rumeur prétendant que les réfugiés ayant bénéficié d’une procédure de réinstallation du HCR vers un pays occidental ne pourraient plus revenir en Syrie une fois la guerre terminée ; sur les conditions d’accès au marché de l’emploi en Europe ; ou encore sur les procédures de regroupement familial vers la Suède… Lors de mon séjour de terrain à Dortmund en juillet 2016, les rôles d’enquêteur et d’enquêté se sont même totalement équilibrés. En effet, contrairement au long échange que nous avions eu chez lui à Jabal al-Taj en 2014, Faysal n’a jamais souhaité prendre part à un entretien formel lors de mon séjour en Allemagne. En revanche, j’ai passé de nombreuses heures à répondre aux questions parfois très personnelles qu’il m’adressait sur ma vie privée, ainsi que sur les codes culturels, les pratiques et les us et coutumes des « Occidentaux ». Je suis apparu pour lui comme une personne en mesure de répondre aux très nombreuses questions qu’il se posait depuis son arrivée en Allemagne, que celle-ci portent sur les opportunités d’emploi dans les différents pays de l’Union européenne, sur les subtilités des relations sociales entre les hommes et les femmes en Europe, ou bien

encore sur le rapport de la société française à la religion musulmane. Finalement, plus mon enquête de terrain progressait et plus les échanges que j’avais avec mes interlocuteurs en dehors des phases d’entretiens formelles prenaient une tournure ouverte et décontractée, mon séjour en Allemagne constituant le point culminant de cette dynamique, tranchant singulièrement avec les premières interviews menées en octobre 2014 ! « Progressivement, les rôles s’inversent et se confondent » [Buire, 2012 : 614]. La multiplication des conversations informelles se déroulant dans le cadre de la vie quotidienne des enquêtés participent à « déritualiser les relations enquêteur/enquêté » [Schwartz, 1993 : 268] ; favorisant en parallèle l’établissement d’une relation de confiance, qui, dans mon cas, m’a permis d’adresser des questions plus personnelles et d’enrichir la qualité et le degré de précision des récits de vie collectés.

C

HAPITRE

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