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2. PLANTER LE DÉCOR

2.2 Pourquoi ce mémoire en Sciences de l’éducation ?

Quelle est la place de ce mémoire dans l’ensemble du champ des Sciences de l’éducation ? Telle est l’une des premières questions que je me suis posée alors que mon mémoire ne se précisait que gentiment, sans avoir réellement de direction précise.

En guise de premier élément de réponse, suivons les propos énoncés par Legardez et Simonneaux (2006) dans leur ouvrage qui aborde l’enseignement des questions vives :

« (…) former les élèves sur les questions socialement vives renvoie à la formation de citoyens.

L’enjeu éducatif est de permettre aux élèves de développer une opinion informée sur ces questions, d’être capables de faire des choix en matière de prévention, d’action, d’utilisation et d’être en mesure d’en débattre. Etant donné l’importance croissante de nombreuses questions socialement vives (…) dans notre société moderne, elles jouent un rôle primordial dans l’enseignement. Chaque élève est, ou sera, confronté à des prises de décision sur des questions socialement vives ; l’école doit les y préparer. » (p.13)

La « richesse-pauvreté » est une thématique d’actualité qui est souvent assimilée à l’économie ou encore à la politique. La question de la légitimité à constituer un mémoire à ce propos dans le cadre de mon parcours universitaire se pose. Pour le comprendre, il faut d’emblée relever l’aspect pluridisciplinaire qui caractérise ce mémoire. En effet, cherchant à comprendre le sens que certains élèves mettent derrière les termes richesse et pauvreté, mon objet de recherche rencontre à la fois l’éducation à la citoyenneté et l’éducation au politique, et la philosophie.

Par ailleurs, parce que mon objet de recherche vise à comprendre le monde dans lequel évoluent les enfants sollicités en les interrogeant sur leurs représentations, cette recherche a, je le pense, toute sa place en Sciences de l’éducation. Pourquoi des enfants de dix-onze ans me direz-vous ? A cette question, je réponds tout simplement : parce que cet âge, c’est

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ce passage, cette période qui clôt l’enfance, prépare et précède l’adolescence. Parce que l’identité de ces jeunes « mi-enfants », « mi-ados » mêle jeux enfantins et raisonnements d’adultes, mais surtout parce que sans génie particulier, ils sont l’occasion de dire leur vérité.

Lorsque l’on fait le choix de mettre au centre de sa recherche la parole d’enfants, c’est vouloir dire que leur parole est crédible. Cela implique également de considérer ces enfants comme des acteurs capables de produire du sens à propos de ce qu’ils disent. Ce mémoire reconnait leur énergie et leur personne en devenir. De plus, s’intéresser à leurs représentations et à leurs opinions parfois enfantines relève d’une curiosité insatiable de leur compréhension du monde.

Dans le chapitre suivant, seront développés quelques enjeux qui s’accrochent à ma problématique : la mission de l’école, l’éducation à la citoyenneté et l’éducation à la philosophie. Cette recherche aborde ces enjeux non pas dans le sens où mon analyse portera sur les effets de ces domaines dans le quotidien des élèves, mais parce que c’est la porte par laquelle je souhaite entrer pour aborder la thématique de la « richesse-pauvreté » avec eux. Mes entretiens de recherche s’inspirent des deux « éducations » mentionnées plus haut et plus précisément encore, d’un guide pédagogique nommé « Riche, pauvre, ça veut dire quoi ? » (De Goumoëns et Jeannot, 2006). La manière dont j’appréhende le guide d’entretien diffère dont légèrement de la démarche habituelle de « questions-réponses ».

Mission de l’école

« Si tu as faim, et que tu ne penses qu’à aujourd’hui, alors tu manges un fruit. Si tu penses à demain, tu plantes une graine. Si tu penses à d’ici quelques années, tu plantes un arbre. Mais si tu penses à l’avenir, tu t’engages à éduquer la jeunesse. » Proverbe asiatique

Notre société n’échappe pas à nombre de changements qui la poussent à se repositionner : grande mixité culturelle, évolution rapide des technologies, interdépendance de nos sociétés, etc. L’instruction publique est également touchée par ces évolutions. Il lui incombe, dès lors, de réévaluer ses objectifs et ses finalités. Le développement de la capacité de positionnements éthiques et librement choisis étant une des conditions sine qua non pour devenir un citoyen conscient et responsable, l’éducation des enfants doit désormais aussi viser à :

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« inculquer à l’enfant le respect des droits de l’homme et des libertés fondamentales(…) à inculquer à l’enfant le respect(…) des civilisations différentes de la sienne (…) à préparer l’enfant à assumer les responsabilités de la vie dans une société libre, dans un esprit de compréhension, de paix, de tolérance, d’égalité entre les sexes et d’amitié entre tous les peuples (…) à inculquer à l’enfant le respect du milieu naturel. » (Art. 29, Convention relative aux droits de l’enfant, 1989)

Selon la Déclaration de la Conférence Intercantonale de l’Instruction Publique de la Suisse Romande et du Tessin (CIIP) (2003), l’école aurait pour mission d’entraîner les élèves à la réflexion. Celle-ci « vise à développer chez l’élève sa capacité à analyser, à gérer et à améliorer ses démarches d’apprentissage ainsi qu’à formuler des projets personnels de formation ». Les enseignants devraient par ailleurs entraîner les élèves « à la démarche critique, qui permet de prendre du recul sur les faits et les informations tout autant que sur ses propres actions » (p.3).

La loi sur l’Instruction Publique (LIP) du canton de Genève stipule également, dans son article 4.E que

« l’enseignement public a pour but, dans le respect de la personnalité de chacun, de rendre chaque élève progressivement responsable de son appartenance au monde qui l’entoure, en éveillant en lui le respect d’autrui, l’esprit de solidarité et de coopération et l’attachement aux objectifs du développement durable ».

Tout comme pour la CIIP (2003), certains articles font clairement référence à l’éducation à la citoyenneté ou à l’éducation philosophique.

L’école a également un rôle primordial à jouer dans le cadre de la découverte de l’altérité et des réalités du monde qui l’entoure étant donné qu’elle constitue un espace où l’expérimentation de la ressemblance et de la différence dans un rapport à l’autre est possible. Herbert (1973) développe l’idée que ce serait faillir à une des missions de l’école de ne pas éduquer les élèves dans une perspective globale dans le sens où elle est censée

« aider à préparer les jeunes à assumer leurs responsabilités d’adultes dans le «Village mondial» où ils sont appelés à vivre et qu’ils administreront un jour.» (p. 11)

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Vivant dans une époque d’interdépendance, l’existence d’une quantité de problèmes complexes, comme la question de l’environnement, des migrations ou la problématique de la mondialisation, se répercutant les uns sur les autres, nous oblige à appréhender notre société de manière globale. L’histoire prouve bien d’ailleurs bien que des événements qui se produisent au niveau local ont souvent des incidences à l’échelon mondial.

Les objectifs de l’éducation globale, qui visent notamment à la prise de conscience de son appartenance et de sa participation au monde, la faculté de se faire une opinion en tant que membre de la communauté, la prise en compte de la responsabilité de chacun ainsi que la capacité d’exercer une influence en tant que membre de la communauté globale, sont des moyens de préparer les jeunes au monde de demain afin qu’ils participent à la vie sociale, économique, politique et culturelle et jouent pleinement leurs rôles de citoyens. A ce propos, Rey-Von Allmen (1996) affirme que « si nous voulons construire un monde plus viable, nous n’avons pas d’alternative, il nous faut passer d’une logique mono à une logique de l’inter1. » (p. 11)

La provenance multiple des élèves, le devoir de rendre ces derniers citoyens et aptes à s’insérer dans une société qui requiert des aptitudes différentes de celles d’autrefois sont autant de défis auxquels l’école publique est confrontée aujourd’hui.

Pour une éducation à la citoyenneté

Selon la Fédération Education et Développement (FED), l’éducation à la citoyenneté doit permettre à chacun de devenir acteur de la société. Or, il n’y a pas d’acteur qui n’ait une place, un rôle, des droits reconnus et des responsabilités. Jouer un rôle dans la société et assumer des responsabilités implique de construire des compétences pour comprendre les enjeux actuels de société qui s’inscrivent dans un système mondial complexe. L’éducation à la citoyenneté fournit à l’élève des moyens pour se situer face à ces enjeux et pour devenir acteur de la société.

1Ce terme désigne une logique d’éducation internationale dans la société, pour plus de place pour une éducation aux solidarités locales et planétaire dans l’éducation.

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A l’école, la citoyenneté a les objectifs suivants : vivre ensemble et s’impliquer à l’échelle du groupe, de la classe et de l’établissement scolaire à travers des structures participatives et la pratique du débat démocratique. Connaître les droits et les responsabilités des acteurs de l’institution scolaire et les mettre en œuvre.

Tout en soulignant que les champs de pratique citoyenne en sont indissociables, la FED développe un autre aspect de la citoyenneté. La manière dont la FED conçoit l’éducation à la citoyenneté est plus en lien avec les enjeux de société. En effet, elle développe des activités pédagogiques qui portent en priorité sur les points suivants :

- analyser des situations qui constituent des débats de société ; - connaître les institutions au niveau local, national et international ;

- exercer des pratiques citoyennes : débat, argumentation, gestion des conflits ;

- porter un regard critique et autonome, se positionner en fonction de connaissances, de savoir-faire et de valeurs explicites ;

- changer de perspective d’analyse et repérer les interdépendances ; - imaginer des possibilités d’action et les mettre en œuvre.

Dans son ouvrage « L’école, lieu de citoyennetés », Galichet (2005) met en lumière trois modèles de citoyennetés, dont un qui s’allie à la conception de l’éducation à la citoyenneté énoncée par la FED. Il s’agit de la citoyenneté vue comme « vigilance critique ». Ce modèle définit la citoyenneté comme une démarche visant à une prise en charge active des problèmes liés à la vie collective dans tous les domaines (sociaux, culturels, écologiques, etc.). Dans le modèle énoncé par Galichet, la citoyenneté se présente comme le souci de défendre les intérêts de la collectivité dont on fait partie mais aussi celui d’autres collectivités proches (les exclus par exemple) ou plus éloignées (défense des droits de l’homme partout où ils sont menacés). Ce modèle promeut l’attention à la défense des problèmes encore non existants (la défense de l’environnement comme préservation des droits de générations futures à un monde vivable et viable). On retrouve par ailleurs sous cet aspect l’ensemble de ce que la FED nomme le « bazar des z’éducations » qui concerne l’éducation à la santé, l’éducation à l’environnement, l’éducation aux médias, l’éducation à la paix, l’éducation aux droits humains, etc.

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L’éducation au politique

Certaines caractéristiques de l’éducation à la citoyenneté, telles que décrites ci-dessus, apparaissent dans ce qu’on appelle « l’éducation au politique ». Mais avant de repérer les similitudes, il convient de définir le politique avec précision, de manière rigoureuse afin de ne pas le confondre et pour le différencier de tout autre projet avec lequel il serait susceptible d’être confondu, comme la politique.

Le but de l’éducation au politique, c’est d’informer et former la capacité de réflexion permettant à l'élève de forger en toute liberté sa propre position et devenir un citoyen actif.

Par « forger » ou « former concrètement le citoyen », Mougnotte (1999) entend qu’il faut rendre les élèves progressivement conscients qu’ils ne sont pas simplement détenteurs d’un statut civique et de droits civiques, mais qu’ils sont capables d’une attitude caractérisée par la perception claire des responsabilités qui leur incombent, du fait même de ce statut et de ces droits. En ce sens, l’éducation au politique s’efforcerait de développer le désir de comprendre et de débattre des problèmes, de fournir les techniques d’expression et d’argumentation indispensables à cette fin. Elle aiderait ainsi à voir à long terme, à constater que l’intérêt bien compris ne se réduit pas au plaisir immédiat, à faire percevoir l’idée de bien commun et d’intérêt général. « Mais son objectif n’est pas de préconiser un choix ; il est d’aider à choisir.» (p.31) Ainsi entendue, l’éducation au politique est différente de l’ « éducation politique », elles ne se situent pas au même niveau. Cette dernière suppose qu’ait déjà été effectué le choix du système auquel elle s’efforce de susciter l’adhésion, alors que l’éducation au politique se situe en amont de toute adhésion en adoptant une posture réflexive et critique :

« non, certes, pour freiner ou empêcher les adhésions ou rendre sceptique à leur égard mais, au contraire, pour enraciner et approfondir les convictions, dans la mesure où elle les ferait précéder et procéder d’un questionnement plus fondamental. » (Mougnotte, 1999, pp.31-32)

Les objectifs visés par l’éducation à la citoyenneté tels que : porter un regard critique et autonome, se positionner en fonction de ses connaissances, opérer des choix en tant qu’acteur individuel, se rallient à la vision qu’a Mougnotte (1999) de l’éducation au politique. Le but n’étant non pas de dicter à l’élève l’opinion qu’il devrait adopter, mais lui permettre de dépasser une centration sur le fonctionnement social (comprendre les règles

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de la société, les accepter) pour les amener tous à travailler et à agir en vue d’une société idéale.

Apprendre à l’élève à vivre et agir dans une société mondialisée, caractérisée par des enjeux à l’échelle locale et mondiale (répartition des ressources, migrations, globalisation économique), de même que savoir analyser ces enjeux; être en mesure de se situer et d’opérer des choix en tant qu’acteur individuel et en tant que citoyen d’un Etat est donc l’une des finalités de l’éducation à la citoyenneté. La société, aujourd’hui plus que jamais, est confrontée à des changements rapides et à des défis qui s’inscrivent dans des systèmes complexes à l’échelle mondiale. Ces défis exigeant des choix de société auxquels le citoyen doit être en mesure de participer, l’éducation à la citoyenneté doit permettre d’exercer de nouvelles compétences : entrer dans la complexité, gérer l’incertitude, se situer, imaginer des solutions nouvelles et participer à leur mise en œuvre.

Ce n’est de loin pas une tâche facile. De nombreuses attitudes et compétences sont demandées aux élèves. L’éducation à la citoyenneté ou au politique constitue un pari ambitieux.

D’un point de vue personnel, je pense que la philosophie pour enfants peut aider à l’éducation à la citoyenneté dans la mesure où elle montre que, par delà nos différences, nous pouvons nous poser les mêmes questions. Tel que le décrit Galichet (2005),

« par-delà le rapport à l’espace, au temps, à la culture et aux valeurs communes, la citoyenneté s’enracine (…) dans la prise de conscience que cette culture et ces valeurs constituent des réponses à des questions fondamentales, fondatrices de l’humanité. Questions que l’on peut appeler « philosophiques »». (p. 30)

La pratique de la philosophie serait donc un pré-requis à la citoyenneté. Pour appuyer ce propos, je me joins à Hannah Arendt qui fait de l’incapacité à penser, l’origine du mal.

La pratique de la philosophie avec des enfants

« … faire de la philosophie, c’est d’abord s’étonner de ce que sont les choses. Et c’est pourquoi les philosophes pensent souvent que les hommes adultes, en s’éloignant de l’enfance,

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s’éloignent de la philosophie. C’est pourquoi je me demande si, au fond, il n’est pas plus facile de parler de philosophie à des enfants qu’à des adultes, bien que la philosophie soit faite de choses difficiles. » B. Stiegler (2006)

La pratique de la philosophie avec les enfants est une tentative d'éduquer les plus jeunes à penser de plus en plus par et pour eux-mêmes, de manière plus critique et plus créative.

Dans les faits, l'exercice philosophique avec les enfants et les adolescents ne consiste pas à refaire avec eux le chemin réflexif des grands auteurs de la philosophie. Il s’agit plutôt de les inviter à s'engager dans une aventure intellectuelle où ils pourront eux-mêmes faire leur propre chemin réflexif, construire leur propre raisonnement et développer leur argumentation. Il y a là un enjeu important de l’éducation actuelle.

Il est intéressant de relever la citation de Stiegler (2006) qui préconise la pratique de la philosophie avec les enfants. Il s’oppose à la conception répandue selon laquelle seuls les adultes, ayant déjà étudié une grande partie de leur vie et ayant atteint un certain niveau de connaissance, seraient à même de penser de manière philosophique. Les enfants auraient donc d’après Stiegler, une curiosité naturelle, une innocence qui leur permettrait d’être plus proches des questions essentielles. On retrouve cette allégation dans le célèbre « Petit Prince » de Saint-Exupéry (1946) qui s’exprime ainsi : « Les grandes personnes ne comprennent jamais rien toutes seules, et c’est fatigant, pour les enfants, de toujours et toujours leur donner des explications. » (p.14) L’auteur ne voulait-il pas, par ces propos, avancer l’idée que les adultes perdent peu à peu la curiosité naturelle de leur enfance contre une rationalité exagérée ?

Stiegler n’est pas le seul à croire au grand potentiel de pensée des enfants. L’émergence de la pratique de la philosophie avec les enfants est due à Matthew Lipman (1995) qui a crée certains outils performants permettant aux élèves d’exercer une pensée critique. Ces outils se constituent en des ateliers de discussion à caractère philosophique, le tout étant soutenu par des romans philosophiques et des manuels d'exercices.

A travers ces outils philosophiques, c’est la mise en place d’un dialogue qui est préconisé.

Par la mise en œuvre d'un discours argumenté entre les jeunes, il se construit une recherche commune, un espace d'investigation dans lequel les enfants et les adolescents pratiquent

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ensemble des habiletés cognitives et affectives qui méritent l’attention des adultes. Certains seront en effet surpris de la capacité à penser des enfants. En filigrane de cette formation intellectuelle, se dévoilent aussi des enjeux qui ont trait directement à la formation morale des jeunes. Par la transformation d'une classe ordinaire en une communauté de recherche philosophique, les jeunes apprennent à s'écouter, à se respecter, à coopérer et deviennent de plus en plus tolérant face à la différence. La philosophie renforcerait donc l’éducation à la citoyenneté de par son dispositif permettant le débat et, de ce fait accomplit une éducation à la démocratie.

Le dialogue philosophique devient alors un instrument pour la construction et l'appropriation du savoir, pour l'apprentissage d'un savoir-faire dans la communication par le dialogue et l'investigation commune. Enfin, pour le développement d'un « savoir être » réfléchi car comment traiterions-nous les autres si nous ne prenions pas parfois le temps de prendre de la distance et réfléchir sur nos actes?