Partie 3- Analyse et interprétation des résultats
1.3. Portrait d’Anita, éducatrice spécialisée : une socialisation professionnelle
Des ambitions initiales claires, mais suivant un parcours professionnel escarpé
Anita, quand elle est questionnée sur son parcours professionnel, le qualifie « d’assez
atypique ». En effet, elle émet assez tôt le vœu, en post-bac, de devenir éducatrice spécialisée,
mais échoue à l’épreuve orale. La formation initiale pour devenir éducatrice spécialisée lui
paraissant alors trop longue, et étant à la recherche d’une autonomie financière, elle opte par
défaut pour la formation d’Educatrice de Jeunes Enfants (EJE), tout en gardant, à terme,
l’objectif professionnel d’exercer en tant qu’éducatrice spécialisée. Ayant par la suite réussi le
concours d’EJE, elle occupe, après un remplacement d’été, un premier emploi en maison
d’accueil spécialisée (MAS) auprès d’adultes polyhandicapés aux pathologies lourdes, poste
qu’elle assurera pendant dix ans.
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Elle souhaite ensuite changer de structure et de public, pour travailler auprès d’enfants
handicapés. Elle profite de la présence d’une jeune adulte en IME, « au profil MAS », « très
autiste et très violente » pour faire valoir auprès de cet établissement son expérience
professionnelle précédente et pouvoir ainsi intégrer l’IME en tant que monitrice-éducatrice,
« ce qui cachait sur les bulletins de salaire ou sur les contrats le fait que j’étais EJE. Sinon, je
n’aurais pas du tout eu le droit de travailler dans cet établissement ». Anita exprime ainsi, dès
le début de notre entretien, le décalage ressenti entre ses aspirations professionnelles, exercer
en tant qu’éducatrice spécialisée, et son statut réel dans la structure, éducatrice de jeunes enfants
« masquée » en « animatrice 2
èmecatégorie ».
Elle obtient par la suite un CDI avec l’IME de A., mais pour travailler sur un poste d’internat,
« chose que je ne souhaitais pas, moi, je voulais de l’externat ». Elle exerce donc auprès de
jeunes autistes pendant dix ans à l’internat, avant de profiter de l’opportunité d’accompagner
un groupe de SEHA en externat, puis du groupe des plus jeunes depuis 3 ans, en défendant
l’argument suivant : « J’ai demandé à le prendre aux vues de mon diplôme en fait et de ma
profession ».
Ainsi, après vingt ans de pratiques professionnelles, Anita réussit à exercer en IME, en tant
qu’éducatrice spécialisée, auprès d’un groupe d’enfants handicapés, en externat, comme elle
l’avait pensé dans son plan de carrière initial. Elle exprime donc la satisfaction d’avoir abouti à
ses projets professionnels initiaux, sans en avoir officiellement le statut attendu, et en prenant
des chemins de traverse professionnels.
Des valeurs et missions du métier : sécuriser, rassurer les usagers en instaurant un climat
serein et propice aux apprentissages
Quand elle évoque les missions de l’éducatrice spécialisée auprès de jeunes enfants arrivant en
IME après une expérience de « mal-être à l’école », elle cite en premier lieu la capacité que
doit avoir cette professionnelle à instaurer un climat de groupe serein, une vie en micro-
collectivité proposant « un accueil, un bien–être pour eux ». Il s’agit, par un regard bienveillant,
une attention portée, « d’essayer de trouver une place à chacun dans un groupe ». En « faisant
sentir que le climat est propice à un accueil », les jeunes usagers doivent apprendre à « se
confronter à l’autre, vivre en collectivité, et apprendre par cette collectivité ». C’est à ces
conditions, quand « un groupe vit bien collectivement », que l’éducateur peut « proposer des
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ils apprennent ». L’éducateur, dans son groupe de référence, peut alors proposer des
apprentissages autour de l’éveil et du quotidien (« faire des lacets, boutonner une fermeture,
être autonome pour aller aux toilettes… ») pour faire progresser les usagers vers plus
d’autonomie.
Pour cela, il parait essentiel à Anita de savoir faire preuve de beaucoup de patience, mais
également « d’acquérir un bon bagage théorique » qui permette de « savoir prendre du recul
par rapport à son travail, pour ne pas tout ramener à la maison tout le temps ».
Anita place donc en premier lieu, comme qualité professionnelle, la faculté et les compétences
de l’éducatrice spécialisée de faire vivre ensemble des individualités fragilisées par une
première expérience scolaire, de créer un climat de groupe sécurisant, pour que chaque usager
puise dans cette sérénité collective les motivations à apprendre, à grandir vers plus d’autonomie
individuelle.
Représentations du métier : décalage entre la construction biographique et l’évolution
annoncée du métier
Quand Anita évoque les valeurs nécessaires à la pratique du métier d’éducateur spécialisé, elle
affirme immédiatement que « le métier change », ainsi que les valeurs inhérentes à la
profession. Si, selon elle, la capacité à analyser et à évaluer une situation, un comportement,
des interactions était essentielle dans sa représentation du métier « d’avant », la profession est
promise à un futur différent, où est demandé à l’éducateur spécialisé d’être « d’être un peu le
coordinateur d’une équipe. Très souvent maintenant, l’éduc. spé n’est plus uniquement sur le
terrain avec les enfants ou les jeunes. » Elle précise encore qu’à l’avenir, l’éducateur spécialisé
« va avoir le rôle qu’à notre époque, avait le chef de service. Certains sont même amenés à
composer des plannings, à faire tourner une équipe, dans des institutions où y’a plus qu’un
seul éducateur spécialisé, et des moniteurs-éducateurs qui, du coup, font le métier des éducs
spé d’avant ».
Dans cette projection du métier, Anita se place en « vieille éducatrice » qui fait valoir « tout le
recul de [son] expérience ». Elle parle de l’évolution de la profession, en en étant quelque peu
spectatrice (« Je la vivrai pas, parce qu’elle se met en place »), mais la spectatrice amère d’une
profession qui, à ses yeux, se dénature. Elle se place ainsi dans la posture de l’observatrice
inquiète d’un métier dont les missions fondamentales changent irrémédiablement. Devant cette
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évolution négative de la profession dont elle se fait témoin, Anita conclue : « Je ne ferai pas ce
métier aujourd’hui. Je ne chercherai même pas à passer ces examens-là aujourd’hui, parce
que les éducateurs ne sont plus auprès…, ne seront plus uniquement auprès des enfants ».
Dans ce discours d’Anita tenu en tout début d’entretien de façon affirmée et « presque
militante », un décalage évident s’affiche entre sa construction biographique et le métier tel
qu’il semble voué à évoluer : Anita parait touchée dans l’identité professionnelle qu’elle s’est
construite au fil de ses expériences de terrain, elle semble déplorer que la profession d’éducateur
spécialisé perde sa « saveur, sa sève originelle » pour devenir une profession plus axée vers de
l’administratif, de la coordination, loin des usagers et de leurs préoccupations.
De l’identité individuelle subjective à l’identité opératoire structurelle
Anita, dans sa transaction biographique, exprime une tension réelle entre d’une part, sa
trajectoire individuelle subjective et d’autre part, sa capacité à projeter des avenirs possibles, en
continuité avec son projet de soi pour soi. Dans son discours, elle parait en effet donner
cohérence à ses choix et pratiques professionnelles, mais c’est le contexte institutionnel, le
cadre professionnel et sociétal qui peut, à terme, malmener cette forme identitaire en
émergence.
Ainsi, quand lui est posée la question du point de vue de la société sur sa profession, elle déclare
ressentir un « regard bienveillant mais mal adapté » : travailler auprès d’enfants ou de jeunes
en situation de handicap passe quasiment pour « une vocation, presque religieuse », « comme
si on était bénévole dans ce qu’on faisait et que, du coup, on méritait une reconnaissance ».
Anita refuse d’être considérée comme une professionnelle dévouée, rejette l’idée de suivre une
démarche sacerdotale et affirme avoir choisi un métier qui lui plait et qui n’est pas plus dur à
exercer qu’un autre. Ce regard compatissant de la société sur la profession d’éducateur
spécialisé est, selon Anita, le juste reflet d’une méconnaissance du handicap et des
professionnels qui accompagnent ces publics : « il y a une grosse crainte du handicap mental,
une méconnaissance qui amène une grosse crainte. Ça fait peur et donc nous, on est forcément
des surhommes ou femmes de pouvoir nous occuper de… ben de gens qui font peur ! »
Anita ne trouve donc pas dans le point de vue sociétal une reconnaissance ajustée à ses
prétentions professionnelles. Bien au contraire, elle ressent ce point de vue comme un élément
dégradant sa culture et son identité professionnelle. Elle exprime par ailleurs un manque de
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reconnaissance du métier par les décideurs et employeurs : « il n’est pas reconnu par les
financeurs, c’est pas un travail qui est très bien payé par rapport au nombre d’études et puis,
par rapport à d’autres métiers. Mais par contre, socialement, c’est quelque chose de plutôt
bien vu d’être éducateur… »
Ainsi, si Anita présente une définition de soi et de son projet professionnel plutôt précise et
porteuse de sens pour elle, ses interactions avec les acteurs significatifs, sa relation à autrui ne
laissent pas transparaitre une transaction relationnelle en totale cohérence : ses aspirations, ses
valeurs, son identité visée diffèrent un tant soit peu des projections défendues par les partenaires
institutionnels ou plus largement par la société.
De la transaction relationnelle au travers des différents autrui
Anita, dans son parcours professionnel, a toujours tenu et suivi une ligne directrice cherchant,
dans différents terrains institutionnels, à exercer auprès d’enfants en situation de handicap.
De quelle façon sa transaction biographique est-elle entrée dans une relation d’interaction avec
la transaction relationnelle ? Comment le système culturel dans lequel elle évolue est venu
soutenir, ou au contraire, affaiblir ses stratégies identitaires ?
Observons désormais si les positions revendiquées par Anita entrent en cohérence ou non avec
l’identité sociale qu’on lui assigne.
Relation aux pairs : Anita évoque très peu la relation qu’elle entretient avec ses
collègues éducateurs spécialisés. Elle parle uniquement de sa collègue directe qui
accompagne le même groupe d’enfants qu’elle. Elle précise ainsi que le temps de classe
partagé lui a été proposé par cette collègue, pour découper l’année scolaire en deux
semestres où chacune suit les enfants en classe-groupe avec la même enseignante
spécialisée. Arrivée chronologiquement après sa collègue sur ce groupe d’enfants, Anita
semble suivre les initiatives de cette éducatrice spécialisée : c’est elle qui « a choisi le
thème des animaux de la ferme », c’est elle qui s’était également impliquée avec
l’enseignante spécialisée dans le projet de classe externalisée, « c’est elle qui y serait
allée de toute façon, puisqu’elle soutenait le projet depuis plus longtemps. Mais c’est
vrai que je serais pas du tout indifférente au jour d’aujourd’hui à un tel poste ».
Dans le discours tenu au sujet de sa collègue, Anita semble vouloir respecter ses
initiatives, reconnaitre ses compétences pour, petit à petit, faire reconnaitre aussi les
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siennes. Elle ne cherche pas ainsi à se mettre en concurrence, mais plutôt en
complémentarité de sa collègue. Elle aussi, à son tour, propose, impulse, innove auprès
de ce groupe d’enfants qu’elle commence, au bout de trois ans d’exercice, à mieux
connaitre. Elle semble ainsi être reconnue par sa collègue à la hauteur de ses espérances,
ce qui assoit son statut d’éducatrice spécialisée auprès d’un public plus jeune.
Relation aux enseignants spécialisés : Anita, quand elle décrit sa posture professionnelle
lors des temps de classe partagés avec une enseignante spécialisée, aime à se décrire
comme un relai, un soutien de l’activité enseignante. En effet, elle se considère alors
dans une action de partenariat en complémentarité : « elle [l’enseignante] apporte son
côté enseignant et tout ce qui est de l’ordre de l’apprentissage scolaire, et puis moi,
j’essaie d’être plus naturellement ce qu’on est sur le groupe, à savoir voilà, mes
réactions sont peut-être spontanées, sont moins éducatives ». C’est bien l’enseignante
qui apporte le contenu pédagogique et qui vise une progression des élèves du point de
vue cognitif. L’éducatrice spécialisée, quant à elle, pour ne pas empiéter sur le champ
enseignant, se place volontairement dans la peau d’un enfant au milieu des autres
enfants, elle cherche à se « situer un petit peu en tant qu’élève aussi quand j’arrive. Ça
veut dire que je suis là avec les enfants, les enfants savent que je suis là et qui je suis,
mais moi, dans ma façon de recevoir ce que l’enseignante amène, de le recevoir en tant
que petit élève aussi…
»Anita reconnait ainsi la spécificité enseignante, jouant le jeu de
l’élève investi et enrôlé dans la tâche. Elle forme ainsi avec l’enseignante spécialisée un
binôme en phase et en cohérence éducative.
Dans cette mise volontaire en retrait, en relai de la parole enseignante, Anita reconnait
les qualités et les compétences de sa partenaire de classe-groupe. En contrepartie, elle
parait recevoir suffisamment de reconnaissance de la part de l’enseignante spécialisée
pour conclure : « ça colle très bien avec l’enseignante, de mon point de vue ! Et donc,
j’ai beaucoup de plaisir à travailler à ce moment-là… C’est très agréable, oui, c’est
sûr ! »
Relation à la hiérarchie et aux partenaires extérieurs : Anita n’évoque la hiérarchie que
pour affirmer que les financeurs reconnaissent mal ce travail qui est « pas très bien payé
par rapport au nombre d’années d’études et puis, par rapport à d’autres métiers
».Ce
n’est donc pas du côté de la hiérarchie qu’Anita trouve une légitimité à exercer en tant
qu’éducatrice spécialisée.
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Par ailleurs, Anita déclare l’envie « d’aller vers l’extérieur », elle défend l’idée
« d’intégrer les enfants de plus en plus en milieu ordinaire ». En ce sens, elle plaide en
faveur du projet de classe externalisée, projet dans lequel elle s’imagine bien désormais :
« je m’y sentirais certainement bien, puisque j’ai vraiment beaucoup de plaisir à venir
à ces moments du jeudi après-midi ». De ce fait, « pouvoir faire en sorte que ces enfants
déficients puissent vivre au sein d’une école ordinaire », c’est non seulement les
accompagner dans une démarche hors les murs, mais c’est aussi être reconnue dans sa
spécificité d’éducatrice spécialisée par les partenaires extérieurs à l’IME.
Démarche partenariale et stratégies identitaires : une réhabilitation identitaire en marche
Anita, dans les arguments discursifs qu’elle présente lors de notre entretien, évoque à plusieurs
reprises et de façon affirmée le regret d’une identité professionnelle, ressentie comme bientôt
dépassée. Dans l’expression qu’elle utilise pour se qualifier de « vieille éducatrice », c’est bien
une considération, une estime de sa profession qu’elle juge dégradée, dénaturée, condamnée à
une perte assurée.
Dès lors, elle semble chercher, dans le partenariat avec l’enseignante spécialisée, à faire vivre
les valeurs initiales de sa profession, à défendre dans ce travail collaboratif une identité
professionnelle fragilisée par les contraintes institutionnelles futures. Elle met en place, dans
ses principes d’action, une posture lui permettant de conserver, tant bien que mal, une culture
professionnelle vouée à être, selon elle, dégradée. Le dispositif partenarial pluri-professionnel
est ainsi envisagé par Anita comme un moyen de réhabilitation identitaire, une façon de
maintenir son identité initiale, et de continuer à se projeter malgré tout, en envisageant par
exemple possible une poursuite de carrière dans le cadre d’une classe externalisée.
En conclusion…
Anita, quand elle cherche à justifier ses pratiques, vise un équilibre entre sa trajectoire
biographique, son identité sociale qu’elle a construite au fil de ses différentes expériences
professionnelles et la transaction relationnelle qui la place comme un élément au milieu de
nombreux acteurs participant à un même espace structuré et régulé.
Or, si sa trajectoire biographique semble en cohérence depuis son début de carrière, elle déplore
vivement l’avenir promu à sa profession, avenir qu’elle ne partage pas et qui, au contraire,
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