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a) Conforter le modèle dominant

La remise en cause de la pluriactivité ne date pas de la modernisation agricole. Sans dire son nom, celle de la fin du XIXe siècle contre les petites propriétés agricoles (les petites tenures) remet en question de façon très directe la pluriactivité. La moyenne propriété devient en effet l’idéal type car elle permet de nourrir toute la famille en demeurant strictement agricole : « les petites tenures, « parce qu’elles ne dispensent pas leurs détenteurs de demander au salaire une part de leur subsistance » sont impures. » (Auguste Souchon, cité par Mayaud, op.cit) p.48. A l’inverse, au début du XXe siècle, ces petites exploitations seront fermement défendues par de nombreux groupes politiques (les socialistes, les catholiques sociaux et les radicaux), qui s’opposent en cela aux économistes libéraux de l’époque : « La « paix des champs » est opposée à la ville populeuse, miséreuse, dangereuse et révolutionnaire » (Mayaud, op. cit.) p.95.

L’attitude ambivalente de la classe politique n’est donc pas nouvelle et on voit qu’elle varie selon l’équilibre des forces en présence. L’héritage rural de la France est trop fort et trop ancré pour que des décideurs politiques laissent les campagnes mourir. Aujourd’hui c’est sur deux crises que se développe la pluriactivité : la crise du modèle agricole et la crise du travail. La crise du travail, à la fois crise de la société salariale mais aussi crise de la rémunération de

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la production (Gorz, 2003), (Rifkin, 1996) s’accentue dans les sociétés occidentales, malgré les très nombreuses mesures de soutien à l’emploi menées par les gouvernements de tous bords. Montée du chômage, précarité, paupérisation des travailleurs, sont la traduction pour une part croissante de la population de l’éclatement du modèle fordiste du travail dans lequel la reproduction du ménage est liée à la spécialisation d’une activité apportant un revenu croissant (Gorz, 1997 - Laurent, et al., 2006). Les conséquences de cette transformation sont lourdes : concentration des emplois autour d’une classe d’âge resserrée, augmentation de la précarité, tensions dans le financement des périodes d’inactivité, le problème de l’accès au travail étant particulièrement important dans une société qui lui conditionne un ensemble de droits fondamentaux (accès à la santé par exemple)45.. La crise du modèle de modernisation agricole se traduit par la disparition des productions agricoles les plus fragiles, la mise à l’écart de nombreux territoires, mais aussi la vulnérabilité des secteurs les plus compétitifs à toute évolution de norme ou de politique agricole.

Les territoires ruraux supportent ainsi depuis plus de 20 ans cette double crise et l’affrontent diversement. L’expérimentation de nouveaux modes de gestion de l’activité, à contresens du modèle dominant, est une des réponses à cette instabilité. Les activités « atypiques », « hors norme », « pluriactives », forment aujourd’hui la trame de l’activité économique de nombreux territoires ruraux. Dans ces territoires, la large reconnaissance du concept de multifonctionnalité de l’agriculture ouvre à de nouvelles logiques de conduite de l’exploitation agricole. Apportant certaines réponses aux problèmes de déprise ou d’affaiblissement des secteurs professionnels des territoires ruraux, les formes rémanentes ou nouvelles de pluriactivité ont cessé d’être considérées comme les reliquats d’une agriculture non modernisée. Elles sont encouragées depuis une vingtaine d’années, de manière parfois très paradoxale. Nous avons vu que le droit a fait évoluer la définition de l’exploitation agricole pour lui permettre d’intégrer de nombreuses autres activités non liées à la production

(Bodiguel, 2002), (Casaux, 1993), (Couturier, 1994). La pluriactivité est ainsi actée dans la pratique de l’agriculteur, mais n’est pas nommée en tant que telle.

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« Le système français de protection sociale a été initialement conçu en fonction de la figure du salarié à temps plein bénéficiant d’un contrat à durée indéterminée. Celle-ci ne concerne plus aujourd’hui que 56 % de la population active. » Belorgey J.-M., Fouquet A. & (sous la dir. de), 2000. Minimas sociaux, revenus d’activité, précarité. Paris: La documentation française. 254 p.

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A la fin des années 80, la notion de développement durable, qui infiltre rapidement la conscience collective des pays du Nord, va devenir un fil conducteur du développement rural et s’appliquer à l’agriculture. Or mettre en place une agriculture durable revient à proposer aux agriculteurs un nouveau contrat social et à adopter une position politique remettant en question l’agriculture moderne et ses orientations technico-économiques (Landais, 1998). La réflexion portant sur les formes possibles d’agriculture durable replace ainsi l’exploitant au centre d’un système d’activité et ouvre les mentalités à la reconnaissance de la pluriactivité. Ceci dit, les prémisses de reconnaissance dont fait l’objet la pluriactivité se font sur deux postures marquées et antagonistes. Pour certains, la pluriactivité est un moyen de soutien de l’agriculture en difficulté (Butault, et al., 1999). Au-delà de son simple maintien, elle permet d’investir jusqu’au niveau nécessaire de compétitivité des exploitations. Dans ce cas la pluriactivité ne remet pas en cause le modèle dominant, il le conforte. De nombreuses exploitations fonctionnent d’ailleurs de cette manière. Mais pour d’autres, la pluriactivité est bien une forme de résistance au modèle dominant et aux pressions exercées par le marché. Cette résistance est plus qu’un moyen de retarder l’inéluctable élimination du circuit productif. Elle apporte une certaine autonomie aux agriculteurs qui dépendent moins des prix et du marché agricole, et qui peuvent maintenir leur niveau de vie autrement que par l’augmentation permanente de la productivité de la terre et du travail (Abdelhakim, 2003). Actuellement les autorités publiques et la profession agricole sont partagées entre ces deux tendances, ce qu’elles traduisent par un certain retrait et et une position d’attentisme. En effet, le choix d’encourager le mouvement de pluriactivité est sous tendu par des questions fondamentales : «Cette position est lourde de conséquences et ne peut être abordée sans avoir préalablement répondu à deux questions extrêmement difficiles mais alors incontournables. S’agissant d’une réorientation du système juridique, il convient de savoir si celle-ci doit s’accompagner de l’abandon du système antérieur, en tout ou partie, et si l’on dispose de solutions de rechange ; une telle question suppose de penser à la place et à la configuration de l’agriculture future dans la société […]. Ensuite, accepter de traiter la diversification, et renoncer, au moins dans une certaine mesure aux concepts de spécialisation suppose d’adopter une nouvelle approche politique et juridique de la réalité ; il s’agit de se détacher de la promotion de modèles simplifiés, pour aborder sans détour un mode de complexité. Ce n’est pas là une tache facile pour les pouvoirs publics qui doivent prendre la mesure de la diversité du champ social et l’admettre comme une richesse, accepter de perdre une relative facilité d’action sur les catégories homogènes intégrées. L’enjeu est important à l’échelle du système politique lui-même. Reconnaître ce dynamisme spontané, écarter les cadres établis participe à bâtir une société plus juste, où chacun peut trouver les moyens d’être et d’exister selon ses aspirations et ses possibilités. »

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Tant que la question n’est pas tranchée, les choix politiques ne sont pas posés et la pluriactivité demeure une aventure économique : « sur ce point les mises en garde ne manquent pas, écartant toute dimension mythique et pseudo salvatrice que l’on voudrait donner à l’idée de diversification46 en agriculture » et juridique « car en adoptant un comportement renouvelé, l’exploitant s’écarte de la définition que l’on donne de lui traditionnellement » (Couturier, 1994) p.30.

Les deux positions se retrouvent tout autant dans les autres secteurs économiques. Dans le domaine du tourisme, la reconnaissance du caractère pluriactif de l’activité, malgré son évidence pratique, se heurte frontalement aux politiques publiques, comme l’a montré le conflit opposant l’Unedic aux salariés saisonniers, se voyant exclus de l’assurance chômage au bout de trois saisons consécutives. En arguant que « l’emploi saisonnier ne permettant pas en lui-même une insertion durable, il est nécessaire d’aider ceux qui le souhaitent [...] à leur permettre un accès à d’autres emplois » (Convention Unédic du 22 décembre 2005, article 1), l’Unedic et ses partenaires remettent en question la notion même de travail saisonnier. Le large front de résistance, compte tenu de l’enjeu économique du secteur touristique de montagne, aura raison en 2009 de ce texte, mais l’épisode montre bien la difficulté à assurer des droits aux travailleurs qui ne s’insèrent pas dans les cadres mormés de l’activité.

Le développement de la pluriactivité n’est donc pas toujours bien perçu. Il ne s’est en aucun cas accompagné de la reconnaissance progressive dont il aurait pu bénéficier eu égard à son apport au maintien et à la progression d’activités économiques en zone rurale. La pluriactivité renvoie pour les organisations professionnelles agricoles à une image de précarité et d’échec. Certains syndicats agricoles fortement opposés à cette pratique ont pu percevoir dans la persistance ou le développement de nouvelles formes de pluriactivité agricole non seulement un relatif échec de leurs aspirations à faire de l’agriculture un secteur économique aligné sur les autres secteurs, mais aussi leur inquiétude à voir ressurgir l’image du paysan pauvre que la modernisation de l’agriculture avait pu effacer efficacement. Certes les positions des organismes agricoles ont évolué face à la baisse continue du nombre d’exploitations agricoles et à l’ouverture grandissante des marchés concurrentiels qui fragilise le système productif dans son ensemble, mais la méfiance à l’égard de la pluriactivité persiste : « À la différence du passé, il ne doit aucunement s’agir d’une pluriactivité de survie ou au rabais pour maintenir, plus ou moins artificiellement, des exploitations agricoles en place […]. Il doit s’agir d’une

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pluriactivité professionnelle et non d’une superposition d’activités exercées plus ou moins en dilettante.»

(Chambre d’Agriculture, 2000, cité par (Blanchet et Déaud, 1998)). Et il en est de même dans les autres secteurs professionnels, où les discours qui encadrent la pluriactivité riment bien souvent avec précarité. De quelle manière ce glissement s’est-il opéré ?

b) Pluriactivité et précarité, deux termes associés

La notion de précarité s’est diffusée dans le discours institutionnel depuis une dizaine d’années et est étroitement liée aux transformations de la société salariale. Plus qu’à la notion de manque, la précarité renvoie à la notion d’incertitude, d’incapacité à anticiper l’avenir et le devenir des systèmes productifs (Billiard, et al., 2000a). La faiblesse des marchés ruraux du travail, conjuguée aux crises actuelles, forment un contexte favorable au développement de situations de précarité : défauts dans la prise en charge de la protection sociale à l’intérieur des systèmes pluriactifs complexes, marchés restreints contraignant les possibilités de revenus, développement d’un secteur tertiaire fortement appuyé sur un emploi féminin à temps partiel et peu qualifié, le tout couplé à l’arrivée de personnes exclues ou en rupture du marché du travail urbain. Certaines formes de pluriactivités se développent à partir d’activités réduites, peu rémunératrices et touchant des personnes particulièrement exposées aux conditions inégalitaires d’accès l’emploi ; la pluriactivité salariée concerne principalement les femmes (85% des salariés qui exercent leur profession pour plusieurs employeurs sont des femmes) (Beffy, 2006), qui compensent durée du travail et salaire insuffisants dans l’emploi principal par la pluriactivité. L’emploi à temps partiel représente aujourd’hui 18% des emplois contre 8% au début des années soixante-dix, et il représente 31% des emplois féminins pour 5% des emplois masculins (Belorgey, et al., 2000). La France compte 8% de travailleurs pauvres47 et 15% de ménages pauvres. Elle se situe en cela au dessus de la moyenne européenne qui est de 7% (Cazenave, 2006). Avoir un emploi n’est plus synonyme de gagner sa vie. Le développement des formes d’emplois précaires, peu rémunératrices et la plupart du temps disqualifiées ne contribue pas à faire de la pluriactivité un modèle

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Les travailleurs pauvres sont des personnes vivant dans un ménage pauvre au sens monétaire et relatif du terme, c'est-à-dire un ménage dont le revenu par unité de consommation est inférieur à 60 % du revenu équivalent médian national.

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d’épanouissement dans le travail. Par ailleurs, le repeuplement des campagnes françaises qu’on peut observer depuis 20 ans, est certes fruit « d’un désir de campagne » (Hervieu et Viard, 1996), mais il provient aussi plus récemment du développement de la précarité et du chômage dans les pôles urbains (Pagès, 2004). Les nouveaux exclus des villes migrent ainsi vers les campagnes, ce qui confronte les territoires ruraux à des problématiques nouvelles de pauvreté et d’insertion. La faible offre d’emploi et les salaires bas des territoires ruraux (Blanc, 2003), ainsi que l’adaptation aux handicaps de ces territoires pousse à l’innovation dans les activités mais aussi favorise l’économie informelle, pluriactive par essence : « La crise de l’emploi, la peur de la régression sociale et de l’exclusion, pousse les individus à privilégier le mode d’habiter rural qui représente dans l’imaginaire ou réellement un territoire où l’on peut vivre modestement avec les avantages du loyer bas, du jardin potager, des pratiques de la nature gratuites, de l’interconnaissance, mais aussi de l’anonymat. La mobilité géographique est de plus en plus un moyen réel ou rêvé d’échapper à l’exclusion, les communes rurales devenant terres d’accueil pour exclus citadins. Ce qui est une autre façon de relativiser le sentiment d’exclusion » (Balley, et al., 1992) p.54.

Exclusion, précarité, activité informelle, autant de références à un contexte d’activité très éloigné de l’idéal protecteur du travail de la société salariale du XXe siècle, et autant de références qui alimentent les débats menés autour de la pluriactivité. La déstructuration des formes modernes du travail et la fragilisation du salariat, ayant pour corolaire le développement des formes contemporaines de précarité et d’exclusion, sont perçues comme un retour au XIXe siècle, siècle au cours duquel le recours à la pluriactivité était naturel pour faire face aux périodes de moindre activité ou de baisses de revenu (Cottereau, 2000). Associé un peu rapidement à la régression des formes modernes d’emploi, la pluriactivité a ainsi mauvaise presse.

La pluriactivité est pourtant bien autre chose qu’une forme précaire de travail. En période de crise, le rôle que joue la pluriactivité dans les transitions entre différentes formes d’activité est important. La pluriactivité du XIXe siècle industriel en est un bon exemple, qui contredit son image couramment véhiculée : se développant dans un monde de possibilités d’activités très larges (mais souvent peu rémunératrices), elle permettait de se prémunir des périodes d’inactivité et de sous-revenus. De multiples activités de substitution étaient pratiquées dans le but de faire face à des crises jalonnant l’activité « normale ». Ces périodes étaient alors appelées périodes de « chômage », ce qui démontre bien ainsi leur côté

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protecteur : « le « chômage » désigne [de 1849 à 1886] une période d’activité(s) lucrative(s) de substitution et d’attente à la suite d’une perte d’activité(s) lucratives(s) considérée(s) comme normale(s) » (Cottereau, 2000). Très largement pratiquée de tous temps (c’est la mono-activité qui peut alors sembler hors norme), la pluriactivité permet de se protéger des aléas économiques ou climatiques, et apporte parfois un véritable statut social à celui qui la pratique : c’est de leurs polycompétence que les notables tiraient leur richesse : ils cumulaient fréquemment activités commerciales, activités de crédit, fonctions dans l’administration et exploitation de terres jusqu’au XXe siècle. Ce phénomène à traversé de nombreux siècles : « Pour les élites urbaines médiévales, la possession de multiples compétences et l’exercice simultané d’activités diversifiées étaient en effet les conditions de l’enrichissement et de la stabilité sociale. » (Pfirsch, 2002) p.5. Aujourd’hui associée à l’image de « petit boulot » et de « bricolage », la pluriactivité est pourtant globalement plus rémunératrice que la monoactivité, si l’on exclut de l’analyse la combinaison de salariats48 : en 1990 moins de 9,6% des personnes déclarant deux régimes fiscaux différents avaient un revenu annuel inférieur à 50 000 F contre 14,2% chez les commerçants-artisans, 18,2% chez les professions libérales, 19,7% chez les salariés et 48,4% chez les agriculteurs (Biche, et al., 1996). Lorsque l’emploi salarié est disponible, la pluriactivité protège mieux de la précarité, même si elle n’en prémunit pas : aux Ménuires-Val-Thorens, station de montagne dans laquelle l’offre d’activité est étendue, la pluriactivité permet, pour les gens résidants sur place, d’éviter la précarité (7 % de foyers en dessous du seuil de pauvreté) mieux que la monoactivité (11,7%) (Perret, 1999)49.

C’est donc ce triple mouvement, de peur d’un monde passé, de rapiéçage du monde moderne (voire postmoderne) ou d’alternative à celui-ci qui forme le contexte des débats concernant la pluriactivité. A noter que dans ces débats les pluriactifs eux-mêmes parlent rarement.

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Il est en effet désavantageux à rémunération égale de juxtaposer les contrats de travail salarié. Les groupements d’employeur ont été créés pour permettre aux employeurs de mutualiser de la main d’œuvre mais aussi pour garantir au salarié une meilleure situation.

49 Le recours à la pluriactivité comme moyen de se prémunir de la pauvreté ne fonctionne pas systématiquement, dans d’autres communes proches de l’exemple cité la pluriactivité ne protège pas mieux que la monoactivité. Il faudrait alors observer la structure de l’emploi (et en particulier la disponibilité d’emploi salarié) pour comprendre les mécanismes opérants dans un cas ou dans l’autre.

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2) Territoires ruraux et soutien à la pluriactivité : gérer l’attractivité