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Les politiques énergétiques françaises après la Seconde Guerre mondiale : un héritage technico-économique déterminant

climat européennes et des initiatives locales

A- Les politiques énergétiques françaises après la Seconde Guerre mondiale : un héritage technico-économique déterminant

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1- La nationalisation des secteurs énergétiques : l’affirmation d’une politique nationale de l’énergie.

Conformément à la Charte du Conseil National de la Résistance112 de 1944, et dans le contexte français de la Reconstruction post-Seconde Guerre mondiale, l’État procède à la nationalisation des principaux secteurs énergétiques et se dote d’une politique nationale énergétique ambitieuse. L’État entend alors moderniser l’économie française et asseoir son autorité à travers une maîtrise de son territoire énergétique.

La loi du 8 avril 1946113 nationalise les secteurs de l’électricité et du gaz naturel et dispose qu’une entreprise-exploitante quasi-unique, dans chacun de ces deux secteurs, soit en charge de la production, du transport, de la distribution, de l’importation et de l’exportation de l’électricité ou du gaz naturel. Les entreprises locales électriques114 et gazières sont ainsi nationalisées et donnent naissance à ÉLECTRICITE DE FRANCE (EDF) et GAZ DE FRANCE (GDF). Cette dynamique de nationalisation du secteur électrique donne naissance à un modèle monopolistique verticalement et horizontalement intégré. Il comporte trois caractéristiques majeures : « la propriété directe de l’État ; la mise en œuvre d’une planification nationale du

développement du secteur ; [et] l’intégration du secteur électrique dans les politiques publiques nationales » (Grand et Veyrenc, 2011, p. 81).

Cette nationalisation du secteur répondait à un double objectif « à la fois technique pour

la reconstruction d’après-guerre (système défectueux, retard d’électrification) et politique pour l’égalité sociale (poids du Parti Communiste) » (Cauret, 1997, p. 28). La nationalisation du

secteur électrique achève la centralisation du système électrique français initiée pendant l’entre-deux-guerres (Bouvier, 2005) et permet l’établissement du système de péréquation tarifaire sur l’ensemble du territoire national. Cette nationalisation « n’a cependant pas été complète et a

laissé en dehors de son champ des entreprises produisant pour leur compte et cédant leur surplus de production à l’entreprise nationale, et surtout les entreprises locales de distribution (ELD) » (Marcou, 2013, p. 49). Les secteurs charbonnier et pétrolier français connaissent alors

également un vaste mouvement de nationalisation donnant naissance aux groupes CHARBONNAGES DE FRANCE, TOTAL et ELF AQUITAINE.

2- L’émergence de la filière électronucléaire au cours des Trente Glorieuses : les fondements d’une diversification du mix-électrique français.

L’émergence de la filière électronucléaire française a des racines plus anciennes que le Plan Messmer du 5 mars 1974 qui lance la construction de 16 réacteurs de 923 MW, la France

112 La Charte du Conseil National de la Résistance prône plus particulièrement un « retour à la nation des grands moyens de production monopolisée, fruits du travail commun, des sources d’énergie, des richesses du sous-sol ». 113 Loi n°46-628 sur la nationalisation de l’électricité et du gaz.

114 La loi du 8 avril 1946 nationalise 1 263 entreprises privées de production, 66 groupements de transports et 1 259 sociétés de distribution d’électricité (Grand et Veyrenc, 2011).

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étant dès la fin du 19e siècle, l’un des berceaux de la recherche physique nucléaire fondamentale (Debeir et alii, 2013 ; Reuss, 2011). L’ordonnance du 18 octobre 1945, qui fonde le Commissariat à l’Énergie Atomique (CEA), réorganise sous contrôle de l’État centrale la filière nucléaire française dans la perspective d’un développement d’applications civiles (électronucléaire) et militaires (bombe atomique). Ces deux voies répondent au même objectif d’indépendance nationale.

Le choix entre les filières électronucléaires se pose en France dès l’immédiat après-guerre. La France ne disposant pas d’uranium enrichi et ne souhaitant pas tomber dans une dépendance technologique vis-à-vis des États-Unis qui possèdent les brevets des filières à eau bouillante (REB) et à eau pressurisée (REP), l’État oriente successivement les recherches du CEA vers la filière à eau lourde puis la filière à graphite (UNGG) du fait de ses moindres coûts. Le premier plan quinquennal atomique [1952-1956] naît de ces recherches et débouche sur la construction des trois premiers réacteurs UNGG français exploités par le CEA situés à Marcoule (Gard). Le groupe EDF est donc absent de la genèse de l’électronucléaire français, cette entreprise publique montrant alors clairement son scepticisme quant à la compétitivité de ce nouveau moyen de production d’électricité (Debeir et alii, 2013). Les signes de son ralliement apparaissent dans le deuxième plan quinquennal atomique [1957-1961] qui initie la prise en main d’EDF dans l’exploitation des centrales électronucléaires. Les plans quinquennaux successifs suivants voient l’influence d’EDF continuer à s’accroître avec la mise en exploitation de capacités de plus en plus importantes [cf. tableau 14]. La mainmise définitive d’EDF dans l’exploitation des centrales électronucléaires fait suite à une controverse technico-politique opposant le CEA et Charles de Gaule à EDF et Georges Pompidou, les premiers soutenant la filière UNGG française et les seconds soutenant les filières REP/REB américaines (Reuss, 2011). L’arrivée de Georges Pompidou à la présidence de la République en 1969 clôt définitivement la controverse en excluant le CEA de l’exploitation des centrales électronucléaires et en orientant le développement du parc français vers les filières REP/REB (Debeir et alii, 2013).

Puissance [en MW] Mise en service l’exploitation Arrêt de

Institution dominante G1 2 1956 1968 CEA G2 39 1959 1980 G3 40 1960 1984 Chinon A-1 70 1963 1973 EDF Chinon A-2 180 1965 1985 Chinon A-3 360 1968 1990 St Laurent A-1 390 1969 1990 St Laurent A-2 465 1971 1992 Bugey-1 540 1972 1994

© Kévin Duruisseau – 2016 / Reuss (2011)

Tableau 14 – Les neuf réacteurs à graphite UNGG réalisés en France entre 1956 et 1972

Cette première phase de déploiement spatial électronucléaire en France métropolitaine illustre un mode de décision, encore en vigueur, dans ce domaine alors nouveau de l’action

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publique. Les politiques publiques électronucléaires menées entre 1945 et 1969 par les gouvernements successifs ont très fortement guidé par le CEA puis EDF ainsi que par les impératifs d’approvisionnement en uranium enrichi de l’armée. Les principales décisions prises dans ce domaine l’ont été par un nombre réduit de polytechniciens et de technocrates qui n’appartiennent pas à la sphère politique (Rocard, 1983) : « l’initiative est le fait des appareils,

le gouvernement entérine, légitime et couvre a posteriori » (Debeir et alii, 2013, p. 380). C’est

dans ce contexte, qu’entre 1960 et 1973, la production électronucléaire s’accroît dans des proportions importantes, passant de 130 MW à 13 969 MW, avec un accroissement de 8 823 MW pour la seule période 1970-1973. En 1973, la filière électronucléaire représente déjà 8,2 % des capacités électriques françaises métropolitaines.

3- Le tournant électronucléaire des années 1970 : les fondements du système électrique français.

Le premier choc pétrolier de 1973 clôt définitivement la période des Trente Glorieuses en France qui a reposé sur un pétrole abondant et bon marché. À cette date, le pétrole atteint la part record de 68,6 % dans le mix-énergétique français avec un taux de dépendance pétrolière de 98,2 % et un taux de dépendance énergétique de 75,8 %, des taux de dépendance que rendront insoutenables les deux chocs pétroliers successifs.

« Dans le contexte des chocs pétroliers des années 1970, la réaction française est

fortement contrainte par le cadre institutionnel et cognitif, ainsi que par les configurations d’acteurs du secteur électrique » (Evrard, 2013, p. 190). Le développement des capacités

électronucléaires s’impose alors comme le principal outil à la disposition des pouvoirs publics pour lutter contre la dépendance pétrolière du système énergétique français. « Le gouvernement

Messmer, le 5 mars 1974 […] adopte un contrat pluriannuel de seize tranches de 932 MW, auquel s’ajouteront la commande de dix-huit nouvelles tranches (huit de 925 MW, dix de 1 300 MW) à la fin de 1975, celle du surgénérateur Superphénix en décembre 1976 et celle de quatorze autres réacteurs en 1979-1980 » (Debeir et alii, 2013, p. 381). Cette accélération du

programme électronucléaire s’inscrit elle-même dans un contexte d’accélération du programme avant le premier choc pétrolier : « en avril 1973, six mois avant le premier « choc pétrolier »,

la Commission PÉON propose une nouvelle accélération du programme électronucléaire et fixe comme prévision pour l’an 2000 une puissance de 200 000 MW, soit 200 réacteurs de 1 000 MW à construire » (Ibid, p. 381). Les conséquences du changement de dimension du

programme électronucléaire vont dépasser le système productif d’électricité français et toucher son système énergétique dans son ensemble. Le développement des capacités électronucléaires qui ne pouvait constituer une solution immédiate à la dépendance pétrolière s’accompagne de politiques publiques de maîtrise de la demande énergétique (MDE) et de développement des EnR (Evrard, 2013).

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Les politiques publiques de MDE s’appuient, dans un premier temps, sur les institutions et le corpus législatif existant. En 1974, le gouvernement français ajoute à ce corpus une loi spécifique aux économies d’énergie comprenant des « taxes sur les consommations de fioul, [des] accords de réduction de la consommation avec le secteur industriel, [la] mise en place

d’aides à l’investissement pour les économies d’énergie, [des] campagnes de communication et d’information pour limiter le gaspillage d’énergie » (Vaché, 2009, p. 108). Au cours de cette

même année, afin de coordonner ses actions de MDE, le gouvernement se dote de l’Agence pour les Économies d’Énergie (AEE), placée sous la tutelle du Ministère de l’Industrie qui « s’occupe uniquement des économies d’énergie, pas d’énergies renouvelables, et ne fait pas

de recherche » (Evrard, 2013, p. 192). En 1982, l’AEE fusionne avec le Commissariat à

l’énergie solaire (COMES), le Comité Géothermie, la Mission nationale pour la valorisation de la chaleur et le Service économie des matières premières du Ministère de l’Industrie pour former l’Agence Française de la Maîtrise de l’Énergie (AFME). L’AFME se concentre initialement sur la recherche puis diversifie son expertise aux domaines de la MDE et des ER. Le retournement de la conjoncture énergétique avec le contre-choc pétrolier de 1986 marginalise l’action de cet établissement public. C’est dans ce contexte qu’en 1991, l’AFME fusionne avec l’Agence Nationale pour la Récupération et l’Élimination des Déchets (ANRED) et l’Agence pour la Qualité de l’Air (AQA) pour former l’Agence de l’Environnement et de la Maîtrise de l’Énergie (ADEME) qui se voit dévolu l’accompagnement de la mise en œuvre des politiques publiques nationales et régionales dans les domaines énergétiques et environnementaux.

Les politiques publiques de développement des EnR, en particulier le développement des applications liées à l’énergie solaire, sont relancées. Les multiples échecs des projets expérimentaux115 menés dans le domaine de l’énergie éolienne au cours des années 1960 avait conduit EDF à abandonner cette filière électrique au début des années 1970. Ces échecs successifs ont eu trois conséquences majeures. « Tout d’abord, ils confortent la perte de

crédibilité technique de l’éolien (et avec lui de l’ensemble des énergies renouvelables) aux yeux de l’opérateur historique. Ensuite, ils occasionnent une perte de savoir en ce qu’ils freinent la constitution d’une expertise française dans ce secteur. Enfin, ils ne permettent pas l’émergence d’acteurs industriels, même à petite échelle » (Evrard, 2013, p. 194). La conception et

l’exploitation des moyens de production solaires ont rencontré moins de problèmes expliquant la préférence des pouvoirs publics français pour ces filières comme vecteur de diversification du mix-énergétique jusqu’au milieu des années 1980. L’intérêt pour les filières solaires remonte à l’immédiat après-guerre avec les travaux du physicien Félix Trombe (1906-1985) au sein du laboratoire des Terres rares du Centre National de la Recherche Scientifique (CNRS) à Meudon en 1946. Ses travaux prometteurs et son projet de four solaire conduisent le CNRS à lui accorder les crédits nécessaires à la fondation du laboratoire de recherches sur l’utilisation de l’énergie solaire au sein duquel il construira le premier prototype de four solaire à Mont-Louis, dans les

115 Les projets éoliens expérimentaux ont été menés à Saint-Rémy-des-Landes (Manche), à Nogent-le-Roi (Eure-et-Loir) et à l’Île d’Ouessant (Finistère) (Evrard, 2013).

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Pyrénées-Orientales, en 1947. Le succès de cette expérimentation conduit au projet de four solaire d’Odeillo de 1 000 kW dont la construction débute en 1963 et s’achève en 1970 (Guthleben, 2007, 2009 ; Pehlivanian, 2015). « Outre les apports en termes d’indépendance

énergétique, le gouvernement voit dans ce projet l’occasion d’exploiter des centrales solaires dans les pays du Sud. L’énergie solaire va ainsi monopoliser plus du tiers des crédits dédiés aux énergies renouvelables » (Evrard, 2013, p. 194). Si la filière solaire thermique s’est vue

placée sous l’égide du CNRS, la filière solaire PV échoit, au milieu des années 1960, au Centre National d’Études Spatiales (CNES) qui cherche à développer une production d’électricité capable d’alimenter ses ballons sondes et ses satellites (Ricaud, 2013). La filière PV est confié au CNES au milieu des années 1960 dans l’optique de développer des applications aérospatiales.

Cette réussite technologique coïncide avec le premier choc pétrolier et explique le soutien très important des pouvoirs publics aux filières solaires qui se traduit par la création du Commissariat à l’énergie solaire (COMES) en 1978 (Aykut et Dahan, 2014). « À l’opposé de

l’AEE, cette nouvelle organisation ne s’occupe que d’énergies renouvelables (et pas uniquement le solaire) et ne fait pratiquement que de la recherche ou encadre des recherches »

(Evrard, 2013, p. 194). Dès sa création le COMES encadre le projet Thémis mené depuis 1975 par le groupe EDF et le CNRS. Ce projet, situé à Targassonne dans les Pyrénées-Orientales, vise à la production d’électricité dans une centrale solaire thermodynamique. Achevé en 1983, son exploitation connaît de graves problèmes de fonctionnement et des coûts opérationnels exorbitants. Le contre-choc pétrolier et la mise en activité des premiers réacteurs du Plan Messmer signent l’arrêt du projet par le groupe EDF en 1986. « Tout comme pour l’éolien, cet

échec aura pour conséquence de renforcer le désintérêt de l’opérateur d’électricité pour les énergies renouvelables » (Evrard, 2013, p. 195). Parallèlement à ces expérimentations, le

CNRS lance en 1975 le Programme Interdisciplinaire de Recherche pour le Développement de l’Énergie Solaire (PIRDES) visant à ajouter à la recherche fondamentale et industrielle sur les filières solaires une dimension socio-économique (Guthleben, 2007).

Le contre-choc pétrolier et la montée en capacité du parc électronucléaire métropolitain sonnent le glas des politiques publiques de déploiement d’énergies alternatives (Evrard, 2013) et marquent le désengagement brutal du groupe EDF dans ce domaine. Le programme électronucléaire devient le « paradigme » des politiques publiques énergétiques françaises et l’outil de prédilection pour la production d’électricité du groupe EDF. Le choix du « tout nucléaire » qui s’effectue alors inscrit définitivement le système électrique français dans un modèle monopolistique et centralisé dont il devient l’archétype idéal (Evrard, 2013). La structure institutionnelle du système s’organise autour deux pôles d’influence quasi-uniques. L’administration centrale via la Direction Générale de l’Énergie et des Matières Premières (DGEMP) puis la Direction Générale de l’Énergie et du Climat (DGEC) influence fortement les politiques publiques énergétiques. Le groupe EDF, et dans une moindre mesure le CEA,

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concentrent quant à eux l’expertise technico-économique à même d’influencer le processus décisionnel des politiques et de l’administration centrale (Kitschelt, 1986 ; Evrard, 2013 ; Finon, 2013).

Le choix historique du tout nucléaire imprègne progressivement la culture énergético-économique des membres des grands corps de l’État (Polytechniciens, Énarques, Normaliens, etc) qui exercent des fonctions à la DGEMP puis à la DGEC ainsi que dans les groupes énergéticiens et miniers. Confortant le modèle monopolistique et centralisé, le déploiement du parc électronucléaire français fait apparaître progressivement un phénomène de dépendance au sentier technologique et institutionnelle (North, 1990 ; Pierson, 1993). « Ce phénomène de

« dépendance au sentier » tient moins aux technologies elles-mêmes qu’au comportement des individus au sein des institutions. Ces analyses expliquent pourquoi les institutions sont stables, résistent au changement. Changer signifierait perdre l’amortissement et les rendements croissants des investissements de départ, et de devoir investir à nouveau ; il faudrait aussi reprendre les processus d’apprentissage ; ce serait risquer de ne plus être coordonnée avec les autres institutions ; il faudrait enfin changer d’anticipation, être capable de prévoir les nouveaux comportements adaptés » (Palier et Bonoli, 1999, p. 401). Le phénomène de

dépendance au sentier technologique et institutionnelle limite ainsi tout développement ultérieur d’alternatives énergétiques non inscrites dans le « paradigme » dominant. Le choix du « tout nucléaire » a donc figé le système électrique français jusqu’au début des années 2000.

B- Des politiques publiques énergétiques et climatiques aux politiques