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Les origines du développement durable : une préoccupation ancienne pour la survie à long terme des sociétés humaines

« bas carbone »

A- Les origines du développement durable : une préoccupation ancienne pour la survie à long terme des sociétés humaines

1- La géographie française et la durabilité du milieu du 19e siècle au milieu du 20e siècle : l’influence majeure des écoles allemande et américaine de géographie.

Le développement durable est une formulation récente d’une préoccupation ancienne dont on trouve trace en France dès le 14e siècle. Promulguée en France, le 29 mai 1346, sous le règne de Philippe VI, l’Ordonnance de Brunoy constitue la première référence écrite officielle relative à la gestion durable d’une ressource, la forêt : « les maîtres des eaux et forêts

enquerront et visiteront toutes les forez et les bois et feront les ventes qui y sont en regard de ce que lesdites forez se puissent perpétuellement soustenir en bon estat » (Jégou, 2007b, p. 19).

Outre des préoccupations environnementales, la biocénose forestière comportant de grands herbivores chassés par la noblesse, cette ordonnance révèle également des préoccupations économiques et sociales : préserver une ressource naturelle constituant une rente pour les

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générations futures. Jusqu’aux Révolutions Industrielles, la préservation des ressources forestières constituera une préoccupation majeure en Europe (Debeir et alii, 2013). Plus largement la préoccupation de la préservation des ressources naturelles traversera plusieurs champs disciplinaires [cf. encadré 1].

« En première analyse, on peut affirmer que le paradigme classique de la géographie

se situe dans la perspective d’ensemble même du développement durable […] Il coïnciderait avec ce que, sous des formulations diverses, les géographes comprennent comme leur problème spécifique : la question des conditions de « l’habitabilité » de la Terre » (Robic et Mathieu,

2001, p. 167). Les premiers travaux de la géographie française sur la durabilité s’appuient « essentiellement [sur des recherches] de philosophes, de naturalistes, d’essayistes ou de

techniciens » (Claval, 2007, p. 96). C’est cette origine qui donne à la géographie française sa

sensibilité naturaliste et écologique. Les travaux de G. P. Marsh [1801-1882] ont eu un impact important sur la pensée géographique d’E. Reclus [1830-1905]. Dans « Man and nature : or physical geography as modified by human action » (1864), celui-ci s’intéresse au rôle des sociétés humaines dans la déforestation des milieux méditerranéens, et plus largement au rôle des sociétés humaines dans « les transformations du visage de la Terre » (Claval, 2007, p. 96). Il y dénonce également un gaspillage systématique des ressources naturelles qui « est contraire

à la volonté de Dieu et aux intérêts économiques de la nation » (Veyret, 2005, p. 12). La

question du gaspillage des ressources naturelles et le spectre de leur raréfaction constituent donc un point d’entrée des géographes dans la réflexion sur l’influence des sociétés humaines sur leur environnement, notamment sur la dégradation des paysages. On peut mesurer l’impact de ces travaux sur la pensée d’E. Reclus dans « Du sentiment de la nature dans les sociétés modernes » (1866), publié à la suite du compte-rendu qu’il fait en 1865 de l’ouvrage de G. P. Marsh, dans lequel il décrit la relation homme/nature comme « excellente ou pathologique » (Reclus, 1866). Il se situe comme G. P. Marsh dans une géographie « centrée sur le couple

« Histoire et Nature » » (Robic et Mathieu, 2001, p. 168) qu’il explore dans « La Terre,

description des phénomènes de la vie globale » (1868) et dans « Histoire d’une Montagne » (1880). E. Reclus y développe « la conception d’une nature bonne, équilibrée et harmonieuse » (Veyret, 2005, p. 15) et y attire, comme G. P. Marsh, l’attention sur « les dégradations infligées

à l’écorce terrestre par l’utilisation inconsidérée des ressources naturelles ou par les aménagements des fleuves, des montagnes et des littoraux et, par-là, [signale] les entraves à un développement futur » (Robic et Mathieu, 2001, p. 170).

Avec P. Vidal de La Blache [1845-1918] se constitue une École française de géographie dite classique. Sous son influence, la géographie française se positionne comme une géographie organiciste postulant « l’intégration principielle de l’homme et de son environnement au sein

d’un ensemble ayant sa propre cohérence » (Lévy et Lussault, 2003, p. 985). Ses objets

conceptuels tels la région, le paysage, les genres de vie et surtout le milieu offrent, à cette géographie, des outils adaptés à l’étude de la durabilité dans un cadre centré sur l’écologie de

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l’homme (Robic et Mathieu, 2001). Malgré ce contexte, « les géographes français qui

s’intéressent aux rapports nature/société sous l’angle de la gestion des ressources et d’une possible dégradation de celles-ci sont assez peu nombreux » (Veyret, 2005, p. 14). Dans « La

géographie humaine. Essai de classification positive » (1910), J. Brunhes [1869-1930] élabore une typologie de trois modes d’exploitation de la terre : il distingue « des faits d’occupation

improductive, des faits d’occupation créatrice et des faits d’occupation destructive » (Claval,

2007, p. 99). Il constate que c’est dans les sociétés occidentales que l’on trouve le troisième type d’exploitation de la terre dans ses formes les plus brutales et il déplore que « des

phénomènes de dévastation caractéristiques accompagnent spécialement la civilisation alors que les peuples primitifs n’en connaissent que des formes atténuées » (Veyret, 2005, p. 16). La

pensée de J. Brunhes a été fortement influencée par les travaux de F. Ratzel [1844-1904] et d’E. Friedrich autour desquels s’est organisée l’École géographique allemande au tournant du 20e siècle. Ceux-ci y dénoncent l’émergence d’une économie du pillage liée à un capitalisme industriel triomphant (Chartier et Rodary, 2016). Dans « Anthropogeographie, oder Awerdung der Erdkunde auf die Geschichte » (1891), F. Ratzel forge l’expression Raubwirtschaft75 dans l’optique de mettre en garde les sociétés humaines contre l’exploitation non raisonnée des ressources naturelles. À travers cette expression, il introduit les questions de la durabilité de la croissance économique des économies occidentales à long terme et de l’héritage laissé aux générations futures. Dans « Wesen und geographisches Verbreitung der Raubwirtschaft » (1904), E. Friedrich conceptualise l’expression ratzelienne : « quand les hommes exploitent les

terres par un élevage et une agriculture raisonnables, ils ne prélèvent que des ressources renouvelables ; ils n’altèrent pas la nature et leurs activités peuvent se poursuivre indéfiniment. L’extraction minière s’attaque au contraire à un capital, elle repose sur l’utilisation des ressources rares. De même certaines activités agricoles malmènent le milieu » (Géneau de

Lamarlière et Staszak, 2000, p. 28). F. Ratzel et E. Friedrich attirent l’attention sur la nécessité d’une utilisation raisonnée des ressources naturelles de stock et de flux. Sur les mêmes constats E. Friedrich développe « une analyse […] plus optimiste [que F. Ratzel] puisqu’il considère

que cette situation ne manquera pas de provoquer une prise de conscience aboutissant à la mise en place de systèmes de régulation » (Veyret, 2005, p. 13). Ces travaux de l’École

allemande ont également eu une influence sur les recherches menées par l’École géographique américaine de Berkeley organisée autour de C. O. Sauer [1890-1975]. Étudiant les relations entre l’homme et son milieu, C. O. Sauer invite « à privilégier l’harmonie économique et à

mesurer les transformations écologiques de l’environnement par les sociétés, en organisant des relations de longue durée avec celui-ci » (Jégou, 2007b, p. 21).

Dans « Les fondements biologiques de la géographie humaine » (1942), M. Sorre [1880-1962] introduit « une réflexion originale sur les rapports nature/sociétés. Il constate les

dangers encourus par les sociétés, souligne leur origine naturelle en traitant des maladies liées

75 L’expression allemande « Raubwirtschaft » peut être traduite en français par l’expression française « économie de pillage ».

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au milieu […] et insiste aussi sur leur aggravation par les sociétés » (Ibid, p. 16). Il forge le

concept de « complexe pathogène » et développe une approche systémique qui positionne ses travaux dans l’écologie humaine. Ceux-ci s’inscrivent dans le contexte des années 1940-1950 où s’observe un foisonnement conceptuel dans la géographie française (Robic et Mathieu, 2001).

Dès le milieu du 17e siècle, la pensée physiocratique développe l’idée de la préservation de la terre entendue comme l’ensemble des ressources naturelles. Dans « Tableau économique » (1758), F. Quesnay [1694-1774] démontre que l’activité économique est intimement liée à la terre : « le lien entre l’économique et le biologique est constant, l’activité économique est commandée par des lois fondamentales, que les économistes ont pour objectif d’étudier afin de faire respecter l’ordre naturel » (Flam, 2010, p. 4).

À la fin du 18e siècle, la pensée classique renouvelle l’approche physiocratique abordant d’une manière nouvelle la relation homme/nature. Les lois économiques des classiques, prenant en compte la finitude des ressources naturelles, ont pour objectif de conduire l’économie vers un état stationnaire dans lequel la croissance est nulle correspondant à un état d’équilibre entre ressources naturelles et besoins des populations. La pensée classique s’appuie sur les travaux de T. R. Malthus [1766-1834] qui dans « Essai sur le principe de population » (1798) établit que la croissance démographique exponentielle se heurtera nécessairement à la croissance arithmétique de l’exploitation des ressources naturelles. Pour éviter la famine et garantir une gestion optimale des ressources naturelles, il préconise de limiter la croissance démographique. S’appuyant sur ces travaux, D. Ricardo [1772-1823] dans « Principes de l’économie politique et de l’impôt » (1821) formule sa théorie de « la rente agricole » : « dans un premier temps, seules les terres les plus fertiles sont mises en exploitation, mais au fur et à mesure que la population croît, des terres de moins en moins productives sont exploitées, provoquant une augmentation généralisée du prix des denrées alimentaires » (Flam, 2010, p. 7), ce qui conduit finalement au passage d’un état progressif de l’économie à un état stationnaire. Si D. Ricardo recherche des moyens pour retarder ce passage à l’état stationnaire, pensé comme subi, J. S. Mill [1806-1873] reconnaît en celui-ci un état souhaitable synonyme d’épanouissement des populations et de liberté individuelle (Boisvert et Vivien, 2006).

Au milieu du 19e siècle, dans le contexte des Révolutions Industrielles, la pensée classique laisse place à la pensée marginaliste ou néo-classique. La production industrielle y est décrite comme une combinaison de trois facteurs substituables : le capital, le travail et la terre (entendue ici comme l’ensemble des ressources naturelles). « Pour la première fois dans l’histoire de la pensée économique, l’enjeu n’est donc plus de savoir comment optimiser la production dans un cadre fini, mais comment allouer au mieux des ressources, le travail et le capital, dont l’épuisement n’a pas de sens […] la croissance économique peut alors être infinie » (Flam, 2010, p. 11). Dans ce contexte, les facteurs limitants de la production sont la croissance démographique et le progrès technique, et non plus la terre. L’assignation des ressources naturelles à la catégorie des biens non marchands provoque la déconnexion entre les sphères économiques et environnementales reléguant la durabilité à un second plan. Seuls quelques marginalistes, dont W. S. Jevons [1835-1882], considèrent encore la gestion durable des ressources comme une question économique majeure. Dans « The Coal Question » (1865), W. S. Jevons met en perspective la finitude des ressources charbonnières et les progrès technologiques, dans un paradoxe dit « effet rebond » qui annonce le déclin de l’économie. Simultanément, K. Marx [1818-1883] analyse les contradictions entre l’accumulation capitaliste et sa non-durabilité (Vivien, 2001). Dans « Le Capital » (1867) il décrit le capitalisme comme un système nécessairement en crise « qui ne fonctionne qu’en gaspillant des ressources, qu’elles soient matérielles ou humaines » (Vivien, 2001, p. 24), ce qui va à l’encontre de l’idée d’une gestion durable des ressources naturelles (Jégou, 2007b). Au cours du 19e siècle, « la science économique avait [donc] déjà parfaitement intégré et la question de la rareté des ressources et celle de la fragilité écologique du mode de développement capitaliste » (Fitoussi et Laurent, 2008, p. 28-29).

Encadré 1 – La pensée économique et la gestion durable des ressources naturelles (la terre) des physiocrates aux marginalistes

2- La géographie française et la durabilité de l’après-guerre à la fin des années 1960 : une déconnexion variable de sa dimension naturaliste.

Après la Seconde Guerre mondiale, la géographie française cesse d’être naturaliste et se rapproche des SHS. « À une époque où les transports amènent facilement partout les vivres et

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l’inventaire minutieux des contraintes localement imposées par le milieu perd de son intérêt »

(Lévy et Lussault, 2003, p. 462). L’accélération de l’urbanisation et de l’industrialisation au milieu du 20e siècle transforment profondément le monde rendant obsolète les outils conceptuels mis au point au début du siècle par la géographie classique vidalienne : « il n’est

plus possible de rendre compte de la diversité sociale en termes de genres de vie ; les groupements territoriaux reflètent de moins en moins le poids des contraintes naturelles […] Les groupements régionaux qui requièrent l’attention des gouvernants ne sont pas ceux que la nature a dessinés, mais ceux que les hasards de l’histoire ou l’injustice des hommes ont rendu pauvres ou opulents » (Claval, 2007, p. 184). La société française attend alors une adaptation

de la géographie classique vidalienne à ces nouvelles préoccupations permettant de comprendre les évolutions sociétales majeures. Prenant conscience de cette attente et de l’obsolescence de ses outils conceptuels, la géographie française entre en crise (Robic et Mathieu, 2001 ; Claval, 2007). Malgré la tentative d’A. Cholley [1886-1968] de répondre à ce besoin de renouveau de la discipline, avec « La Géographie » (1951), « deux séries de raisons limitent pourtant les

effets de cette remise en question : l’influence du Parti communiste et le succès de la géographie zonale » (Claval, 2007, p. 185).

Dans le double contexte de la Guerre Froide et de la Décolonisation, la géographie française est traversée par deux courants clivants : un courant marxiste qui dénonce les imperfections du libéralisme et du colonialisme s’appuyant sur l’étude des catégories socioprofessionnelles (George, 1950 ; Dresch, 1953) et un courant capitaliste qui analyse l’espace reposant sur l’étude des marchés économiques. Dans ce clivage disciplinaire, l’espace des géographes n’est plus une mosaïque d’écosystèmes mais un ensemble socio-économique organisé en réseaux (Claval, 2007 ; Benko, 2008). L’analyse spatiale ou new geography s’attache « au fonctionnement de l’économie et de la société [et étudie] les problèmes que la

dispersion des hommes suscite en ce domaine » (Lévy et Lussault, 2003, p. 462). Ce

changement de nature de la géographie conduit à une dilution de la problématique de la durabilité. Cette dilution est concomitante à l’entrée du concept de développement dans le champ de la géographie ce qui évacue toute réflexion sur la durabilité des modèles de développement (Guichaoua et Goussault, 1993).

La géographie zonale trouve son expression principale dans le courant de la géographie tropicale76. Ce courant s’est progressivement constitué autour de P. Gourou [1900-1999], qui dans les années 1930 mène des recherches sur les sociétés rurales d’Asie du Sud-Est au cours desquelles il élabore le concept de « civilisation du riz » et pose les bases théoriques des études tropicalistes. Les travaux de P. Gourou reposent sur le constat de « l’anomalie des fortes

densités régionales en Asie tropicale pluvieuse alors que la formule générale de la tropicalité,

76 Son institutionnalisation apparaît à travers la mise en place d’une chaire d’Étude du monde tropical au Collège de France ou à travers l’ensemble institutionnel d’enseignement-recherche au Centre d’Études de GÉographie Tropicale (CEGET) et à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales (EHESS) (Guichaoua et Goussault, 1993).

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du point de vue de la base matérielle des sociétés, semble plutôt la faible densité fondée sur l’agriculture extensive à longue jachère » (Lévy et Lussault, 2003, p. 416). Dans « Les Pays

tropicaux » (1948), il explore cette anomalie grâce au concept de civilisation qui fait « une large

place aux relations entre conditions naturelles et niveaux des techniques » (Ibid, p. 246).

Poursuivant ces travaux, dans les années 1950-1960, G. Lasserre, P. Pélissier, J-P. Raison, M. Rochefort et G. Sautter s’organisent au sein de l’ORSTOM et multiplient les études tropicalistes sur des terrains situés en Asie, en Amérique Latine et en Afrique. C’est « incontestablement

dans l’exploration des rapports entre les milieux naturels tropicaux et des sociétés encore majoritairement rurales que les recherches géographiques ont été les plus proches de [la] double sensibilité au gaspillage des ressources et à l’inégalité sociale » (Robic et Mathieu,

2001, p. 171). Au tournant des années 1960, répondant au courant de la géographie tropicaliste, naît, autour d’Y. Lacoste, le courant de la géographie du sous-développement. Exploitant les mêmes terrains d’étude, ce courant délaisse les outils et concepts de la géographie tropicaliste pour ceux de l’économie et de la sociologie. Dans « Géographie du sous-développement » (1965), Y. Lacoste fait une analyse critique des théories développementalistes (Rostow, 1960 ; Bruneau, 1989 ; Guichaoua et Goussault, 1993 ; Rist, 2007), définissant le sous-développement comme « le produit de la domination du colonialisme et de l’impérialisme combinée à

l’exploitation des richesses nationales par les « privilégiés autochtones » tout au long de la période coloniale et depuis les indépendances » (Lévy et Lussault, 2003, p. 246). Le clivage

entre la géographie tropicaliste et géographie du sous-développement illustre le décalage entre des problématiques axées sur les rapports homme/nature et des problématiques axées sur les rapports socio-économiques (Robic et Mathieu, 2001 ; Claval, 2007). Malgré cette prise en compte inégale de la durabilité, la géographie française n’échappera pas à la conscientisation de la question environnementale qui émerge au tournant des années 1960 même si « durant les

années 1970 et 1980, l’évolution même de la géographie vers un paradigme nouveau centré sur l’analyse spatiale détournait une partie vive de la discipline de la question des rapports homme-nature » (Robic et Mathieu, 2001, p. 174).

B- La construction du concept de développement durable dans la