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La construction du concept de développement durable dans la géographie française : des apports majeurs pour une conceptualisation de la

« bas carbone »

B- La construction du concept de développement durable dans la géographie française : des apports majeurs pour une conceptualisation de la

transition énergétique « bas carbone ».

1- De la durabilité au développement durable : entre influences institutionnelles et tradition de la géographie française.

L’intégration de la question environnementale à la géographie française s’est faite en trois étapes : entre 1970 et 1975, les concepts d’environnement et de milieu sont intégrés à la discipline ; entre 1975 et 1985, le concept d’environnement est relu au prisme de sa dimension sociale ; à partir de 1985, la complexification de l’étude des relations homme-milieu a conduit les géographes à aborder le concept d’environnement dans une analyse systémique (Tissier,

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1992). Cette intégration a subi l’influence croissante de la conscientisation de la question environnement associée à l’institutionnalisation du concept de développement durable [cf. encadré 2].

1966 → K. Boulding, dans « The economics of the coming spaceship earth », compare le système économique des

Trente Glorieuses à un vaste système de prédation faisant écho au concept de Raubwirtschaft.

1968 → P. R. Ehrlich, dans « The population bomb », analyse avec inquiétude l’évolution démographique des

Pays des Suds opposant, conformément au paradigme malthusien, la finitude des ressources naturelles à la croissance démographique exponentielle observable.

1972 → D. H. Meadows et ses collèges, dans « The Limits to Growth », prédisent « un avenir extrêmement « noir » pour la planète et ses ressources » (Veyret, 2007, p. 24). Cette publication, commande du Club de Rome en 1968, constitue un temps fort de la remise en cause du modèle de développement dominant (Jégou, 2007a, 2007b).

1972 → La Conférence des Nations Unies sur l’Environnement de l’Homme, qui se déroule du 5 au 16 juin 1972

à Stockholm, constitue « l’acte initial de la genèse du développement durable » (Tsayem-Demaze, 2011, p. 81). Cette conférence débouche sur la création du Programme des Nations Unies pour l’Environnement (PNUE) et conduit à l’émergence du concept « d’écodéveloppement » (Sachs, 1977, 1980).

1987 → La Commission Mondiale pour l’Environnement et le Développement (CMED), présidée par G. H.

Brundtland, publie « Our Common Future » qui dessine « une prospective globale de l’environnement mondial et de l’humanité en tentant d’incorporer les dimensions écologiques, économiques, sociales et politiques pour proposer « un développement durable » » (Tsayem-Demaze, 2011, p. 83). Le rapport définit le développement durable comme « un développement qui répond aux besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de répondre aux leurs » (CMED, 1987, p. 47). Le rapport ne tend pas à une conceptualisation du développement durable, il propose davantage un horizon programmatique (Mancebo, 2006). L’intérêt principal de ce texte se situe dans « la prise de conscience qu’il manifeste : pour la première fois, clairement, une commission internationale affirme que les activités humaines menacent la Terre » (Brunel, 2004, p. 46-47). 1992 → La Conférence des Nations Unies sur l’Environnement et le Développement (CNUED), qui se déroule du

3 au 14 juin 1992 à Rio de Janeiro, a pour grand mérite d’amener la communauté internationale « d’une part à prendre conscience de l’ampleur et de l’enjeu des problèmes d’environnement et de développement à l’échelle du monde entier, et d’autre part à s’engager dans la lutte contre les fléaux écologiques internationaux » (Tsayem-Demaze, 2011, p. 85). Elle marque le sacre du développement durable à l’échelle mondiale (Brunel, 2004).

2002 → Le Sommet Mondial du Développement Durable (SMDD), qui se déroule du 26 août au 4 septembre 2002

à Johannesburg, fait évoluer « les modes de négociations internationales, et la façon de concevoir la résolution de problèmes futurs » (Flam, 2010, p. 48), avançant l’idée qu’un développement durable ne peut se faire sans l’inclusion à la réflexion du secteur privé.

2012 → Le Sommet de la Terre de Rio, qui se déroule du 20 au 22 juin 2012, ne cherche qu’à faire renouveler

l’engagement des États en faveur du développement durable et qu’à promouvoir la croissance verte comme vecteur d’un développement durable (Flam, 2010 ; Crifo et alii, 2012 ; Vivien, 2012).

Encadré 2 – Les grandes dates institutionnelles du développement durable

L’assimilation de l’environnement à une question sociale a indéniablement déstabilisé les géographes français, « les contraignant à des ajustements successifs de vocabulaire, à des

interrogations sur l’ensemble de la géographie [et] à des confrontations méthodologiques »

(Tissier, 1992, p. 206). La démarche géographique peut alors associer faits de nature et faits de société (Veyret, 2005). S’inscrivant dans la continuité des travaux de J. Brunhes et de M. Sorre, P. George [1909-2006] étudie, dans « L’Environnement » (1971), les relations existantes entre l’homme et son environnement. Il y développe une pensée critique vis-à-vis des conséquences à long terme de l’aménagement du territoire, fait rare dans la géographie française de l’époque. Cette critique marque une évolution dans sa pensée, dans la mesure où dans un ouvrage antérieur, « L’Action Humaine » (1968), il n’envisageait pas l’aménagement du territoire comme pouvant avoir des conséquences environnementales négatives. Cette évolution est caractéristique des mutations que connait la géographie française des années 1970 : « au thème

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se substitue, celui de l’environnement » (Tissier, 1992, p. 209). On assiste alors à une

multiplication des études géographiques sur la problématique homme/nature. Dans « Géomorphologie applicable » (1978), J. Tricart propose le concept d’éco-dynamisme pour l’étude des écosystèmes. Celui-ci constitue un outil qui « permet de déterminer le degré de

liberté dont nous disposons pour modifier les écosystèmes sans les dégrader, sans les détruire

[…] [et] fournit une base de tout aménagement rationnel » (Veyret, 2005, p. 17). Dans « L’Éco-géographie » (1978), associé à J. Killian, il explore le rôle de l’homme dans la dégradation de l’environnement. Parallèlement à ces nouvelles approches développées par la géographie physique, les études tropicalistes et les travaux de G. Sautter et de P. Pélissier, restent un « moteur d’une actualisation constante de réflexions critiques sur le développement qui font

partie de l’idée de durabilité » (Robic et Mathieu, 2001, p. 174).

Dans les années 1980, les géographes qui considèrent la géographie comme une science sociale ne peuvent que reconnaître que la relation homme-milieu est « l’un des traits distinctifs

de la géographie » (Tissier, 1992, p. 228). Ils proposent alors la refonte du concept de milieu

pour l’adapter à leur courant de pensée. G. Bertrand qui avait dès 1968 introduit le concept de géosystème dans « Paysage et géographie physique globale » (1968) affine celui-ci en 1982 dans « Construire la géographie physique » (1982) le définissant comme « un concept

naturaliste dont la finalité est de comprendre la structure et le fonctionnement du système géographique naturel. C’est […] un volume d’espace géographique qui correspond à une organisation structurale et à un fonctionnement autonome. C’est une facette de l’interface géographique où s’interpénètrent et interagissent la lithomasse, l’hydromasse et la biomasse (y compris les impacts d’origine anthropique » (Bertrand, 1982, p. 110). Le paysage est

l’élément-clé dans la pensée de G. Bertrand pour identifier les géosystèmes (Bertrand, 1972, 1984 ; Tissier, 1992). Dans « Contraintes climatiques et espace géographique » (1985), J-P. Marchand resitue les études climatiques dans un cadre socio-spatial affirmant que « si la

géographie est la discipline qui étudie l’espace organisé par une société, alors les milieux physiques interviennent en tant que facteurs d’organisation, non privilégiés, non dominants mais non négligés […] Ainsi ne sont pas confondues l’existence de la relation et la loi qui l’explique : le milieu physique apparaît par le biais de ses manifestations, constantes ou non, comme un composant de l’espace au même titre que l’organisation politique ou le système économique » (Marchand, 1985, p. 14). Son approche systémique permet une meilleure prise

en compte des facteurs naturels dans des conjonctures socio-économiques spatialisées : « les

données climatiques, topographiques, hydrographiques […] [composant] un champ « physique » que les sociétés locales ou régionales exploitent, aménagent […] structurent »

(Tissier, 1992, p. 230). Dans « Le sauvage et l’artifice » (1986), A. Berque propose de rompre avec la dichotomie historique Nature-Société. S’inscrivant dans le courant de la géographie culturelle, il propose de considérer la discipline comme une science mésologique qui étudie le « sens qu’une société donne à sa relation à l’espace et à la nature » (Ibid, p. 232). Dans « La Face de la Terre » (1988), P. et G. Pinchemel assimilent les crises environnementales à des

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processus anthropiques « exacerbés et irréversibles [devant] être appréciés, non seulement

dans un point de vue écologique pyramidal ou vertical, mais également dans une évaluation spatiale, à diverses échelles, en fonction de systèmes spatiaux hiérarchisés développés par les sociétés avec des variantes de formes, d’étendues [et] de finalités » (Ibid, p. 234-235),

renouvelant le concept de milieu géographique. Le milieu est mis en espace créant ainsi le milieu géographique, l’activité du géographe s’appliquant à repérer les relations existantes entre milieu et espace (Tissier, 1992). Quand, au passage des années 1980-1990, émerge le concept de développement durable, la géographie française apparaît donc alors en mesure d’en faire un de ses concepts-clés.

2- L’appropriation des outils conceptuels du développement durable dans la conceptualisation géographique de la transition énergétique « bas carbone ». La complexité de la conceptualisation du développement durable dans la géographie française révèle une « difficile conciliation des logiques de l’action et de la connaissance » (Godard, 2011, p. 61). Cette difficile conciliation ajoutée à l’ambiguïté originelle constitutive de l’émergence du concept explique l’engagement tardif de la géographie française (Jégou, 2007a ; Theys, 2014). Il faudra attendre le milieu des années 2000 pour que « l’engagement des

géographes français dans la question [devienne pleinement] visible » (Jégou, 2007a, p. 15) et

se matérialise dans un foisonnement de travaux (Brunel, 2004 ; Scarwell et alii, 2004 ; Miossec

et alii, 2005 ; Veyret, 2005, 2007 ; Veyret et Vigneau, 2005 ; Emelianoff, 2007 ; Mancebo,

2006, 2007a, 2007b ; Jégou, 2007a, 2007b ; Pech, 2007 ; Zuindeau, 2010 ; Tsayem-Demaze, 2011). La rapidité de cette appropriation s’explique par la possession par la géographie française d’outils conceptuels permettant d’appréhender le concept : le paysage, le milieu, la densité de population, l’échelle, les ressources, les relations homme-milieu, le doublet site/situation, le territoire, la dépendance au sentier… (Robic et Mathieu, 2001 ; Mancebo, 2006 ; Jégou, 2007a).

L’échec d’une mise en œuvre globale du développement durable et la sous-exploitation du concept dans la sphère académique font osciller celui-ci entre abandon et dépassement de sa première forme historique (Theys, 2014). Or, c’est bien un dépassement que la crise économique ouverte en 2008, l’accentuation de la crise climatique ainsi que la poursuite de l’accroissement de la demande énergétique mondiale imposent. Plutôt que de lui faire subir un glissement sémantique – croissance verte, transition écologique, transition énergétique –, J. Theys invite à passer à une seconde forme du concept associée à cinq conditions : (i) un changement de grammaire et un retour à la dimension multidimensionnelle initiale du rapport Brundtland ; (ii) une distinction dans l’action de ce qui relève du « vivre ensemble » et du « survivre ensemble » ; (iii) une attention majeure aux questions de gouvernances multiscalaires, de territoires pertinents ou encore de coopération inter-territoriale ; (iv) un investissement important dans la question des temporalités de l’action ; et (v) une intégration au développement durable des nouveaux paramètres nés de la crise de 2008 tels l’économie

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verte, la résilience ou encore la transition énergétique « bas carbone » (Theys, 2014). Notre recherche s’inscrit dans la logique du passage à une seconde étape incluant l’intégration des paramètres d’économie verte, de résilience et de transition énergétique « bas carbone » et provoquant de fait une mutation conceptuelle profonde. Le passage à cette seconde étape du concept de développement durable ne laisse pas la géographie française démunie car les outils qu’elle a utilisé pour son appréhension au cours de sa première étape restent pertinents : l’échelle, le territoire, la territorialisation, la gouvernance, la durabilité, le paysage, la géogouvernance, la dépendance au sentier…

Figure 12 – Développement durable, transition énergétique « bas carbone » et concepts de la géographie

Le passage à cette seconde étape de conceptualisation du développement durable nécessite le recours au concept-clé de transition énergétique « bas carbone ». L’inclusion de ce concept dans le concept de développement durable autorise le recours aux mêmes concepts géographiques pour son appréhension [cf. figure 12]. Cette appréhension du concept de transition énergétique « bas carbone » nécessite également la prise en compte de trois entrées disciplinaires différentes de la question énergie-climat : une entrée sociotechnique, une entrée environnementale et une entrée technico-économique. Quelle que soit l’entrée retenue, celle-ci induit le recours aux mêmes concepts géographiques : paysage/patrimoine, territoire/territorialité/territorialisation, échelle/temporalité, relation homme/milieu, dépendance de sentier et site/situation/localisation/différenciation. L’entrée retenue fait varier le « degré d’utilisation » du concept géographique choisi. La transition énergétique « bas carbone » apparaît par ailleurs, en dehors de cette relation d’inclusion, comme un processus géographique permettant le recours aux concepts de paysage, de localisation, d’échelle, de territorialité, de différenciation spatiale et de dépendance de sentier… (Bridge et alii, 2013 ; Chabrol et Grasland, 2014). La problématique du déploiement spatial des EnR en France

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métropolitaine relève de l’ensemble de ces concepts. Du fait de leur fractionnement, le développement des EnR s’accompagne d’une multiplication des localisations des sites de production d’électricité. Cette multi-localisation est à la base d’une reconfiguration profonde du système énergétique français métropolitain permettant de parler d’une nouvelle géographie de l’énergie (Bridge, 2010). La dilution spatiale de ces nouvelles infrastructures électriques dans les territoires métropolitains conduit à la construction de nouveaux paysages archétypaux à l’acceptabilité incertaine (Grijol, 2012) [cf. photo 1]. Cette question de l’acceptabilité sociale des EnR combinée à la question de leur multi-localisation interrogent directement la question de la territorialité c’est-à-dire la capacité des territoires à intégrer ce nouveau type d’infrastructure électrique dans leur écosystème complexe historiquement construit.

© Kévin Duruisseau – 2014

Photo 1 – Le parc photovoltaïque au sol de Curbans (Alpes-de-Haute-Provence) est une exception paysagère, la majorité des unités photovoltaïques au sol n’étant généralement pas visibles dans leur paysage d’insertion

Le développement des EnR en France métropolitaine interroge, plus largement, la question de l’échelle pertinente de leur déploiement spatial qui est liée aux configurations spatiales, technico-économiques et institutionnelles héritées du système électrique métropolitain dominé par l’électronucléaire. En effet, le déploiement spatial des EnR s’inscrit dans un système électrique fortement centralisé sur le plan productif et sur le plan organisationnel/institutionnel (Evrard, 2013). Certaines caractéristiques du système électrique français constituent des facteurs limitants à l’évolution de son mix-électrique, facteurs révélant un phénomène de dépendance au sentier. Ce phénomène de dépendance au sentier a été défini initialement dans le champ de l’économie comme une somme de facteurs limitants, hérités d’une construction passée, contraignant l’évolution d’un système (Daviet et Monge, 2010) : « même si l’on connaît une solution plus efficace que la solution actuellement retenue par une

firme (en matière de technologie, de nouveau produit ou de localisation par exemple), cette solution plus efficace n’est pas forcément adoptée » (Palier et Bonoli, 1999, p. 400). Adopté

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des institutions existantes (North, 1990) qui « tient moins aux technologies elles-mêmes qu’au

comportement des individus au sein des institutions […] Changer signifierait perdre l’amortissement et les rendements croissants des investissements de départ, et devoir investir à nouveau ; il faudrait aussi reprendre les processus d’apprentissage, rester coordonné avec les autres institutions, et changer d’anticipation, être capable de prévoir les nouveaux comportements adaptés » (Palier, 2011, p. 412). Dans la continuité de ces travaux, P. Pierson a

identifié quatre mécanismes d’auto-renforcement des systèmes existants : (i) les coûts d’investissement, (ii) les effets d’apprentissage, (iii) les effets de coordination et (iv) les comportements d’adaptation par anticipation (Pierson, 1993, 1997, 2000). Mêlant dimensions économique et politique, J. Mahoney précise les notions de points de bifurcation et de trajectoires historiques qui séquencent le phénomène de dépendance de sentier (Mahoney, 2000, 2001). Dans le cadre de la transition énergétique « bas carbone », et plus particulièrement du déploiement spatial des EnR au sein du système électrique français métropolitain, la difficile mutation de ce système relève à la fois d’un phénomène de dépendance au sentier technico-économique et d’un phénomène de dépendance de sentier politico-institutionnel.

Ce tableau rapide des différents concepts de la géographie pour étudier l’évolution du système électrique français métropolitain dans le cadre de la transition énergétique « bas carbone » montre tout le potentiel mobilisable pour appréhender ce concept émergent. Parmi ces concepts, notre recherche privilégie une approche territoriale de la transition énergétique.

III- La territorialisation de la transition énergétique « bas carbone » :

vers une reconfiguration des systèmes électriques et de ses territoires ?

Les recherches actuelles en SHS sur la transition énergétique « bas carbone » privilégient une approche territoriale. Elles décrivent les recompositions socio-politiques qu’elle implique (Rocher, 2013 ; Rumpala, 2013 ; Rutherford, 2013 ; Rutherford et Coutard, 2014) et les recompositions socio-spatiales associées (Chanard, 2011 ; Bridge et alii, 2013 ; Labussière, 2013 ; Chabrol et Grasland, 2014, 2015 ; Durand et alii, 2015 ; Duruisseau, 2015 ; Labussière et Nadaï, 2015). L’ensemble des études « mettent […] en évidence la nécessaire

prise en considération des contextes territoriaux parfois complexes dans l’évaluation des possibilités de transition et de développement des énergies renouvelables » (Chabrol et

Grasland, 2014, p. 4). Notre recherche explore la possibilité d’émergence de nouveaux