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2. Les interactions entre les militantes* et la police

2.3. Retour sur l’accès des militantes à la violence

2.3.2. Police de l’ordre, police du genre

C’est plus particulièrement la manifestation féministe à Québec, les interactions au sein des manifestations non-mixtes et les expériences des participantes* qui ont été particulièrement touchées par la violence policière, qui nous font constater la présence d’une double démarche auprès des femmes militantes. Par cette différenciation, les officiers semblent d’une part viser le maintien de l’ordre social et le contrôle des désordres provoqués par les rassemblements, et, d’autre part, protéger un ordre social genré, en réagissant aux actes qu’ils jugent subversifs aux normes de genre.

Ces interventions de la police ont pris la forme d’une catégorisation des femmes* par rapport à l’image qu’elles projettent. Plusieurs participantes* se sont justement demandé si le fait de dégager une image plus radicale aurait augmenté l’intensité des interventions auprès d’elles. Judith se questionne en ces mots :

« Je pense que maintenant, du moment que tu as l’air anarchiste, ils s’en foutent un peu plus. Comme pour ce que je faisais et les commentaires que je passais, je pense que si j’avais été un gars, je me serais vraiment faite plus ramasser de façon plus violente (Rire). Pis je pense que des fois y’avait un peu cette distance-là surtout quand je suis habillée normalement pis qu’ils voyaient que j’étais une femme, ils osaient moins t’attaquer ou te tabasser ou ils étaient un peu réticents. […] Je pense que si j’avais eu l’air un peu plus punk genre parce que y’a aussi ce profilage-là, par rapport à l’image. Si tu as l’air d’une gentille tite fille, ils vont se dire que t’es une gentille tite fille. »

Cet extrait de l’entrevue de Judith nous en apprend beaucoup sur la classification effectuée par la police sur le plan du genre et de l’identité politique. Les femmes* qui représentent une image de militantes anarchistes ou les femmes* qui avaient des attitudes de confrontation ont d’ailleurs été brutalisées dans leurs contacts à la police. À l’inverse, les personnes projetant l’image de femmes douces ou âgées étaient traitées avec des attitudes paternalistes. Ce même paternalisme qui a mené les participantes* à ne pas se sentir menaçantes et à se faire discréditer dans leur action. Ainsi, c’est comme si les forces de l’ordre, dans l’analyse d’une situation auprès des femmes, procédaient à une catégorisation des bonnes et des mauvaises femmes, et des bonnes ou mauvaises militantes, étant plus clémentes avec celles qui correspondent aux images attendues d’elles, de la femme douce et docile (Fillieule, 2009).

« J’ai déjà senti une différence de traitement avec les policiers dans d’autres situations. [Quand elle est à son emploi, en tant que serveuse], je pense qu’il y en a qui vont agir de façon différente avec moi […] Être plus courtois parce que je suis une femme comme me tenir la porte. […] Par contre, quand je suis dans la rue, c’est plus du tout de la courtoisie que je vais ressentir. […] Quand tu es dans la rue [en tant que femme féministe], tu mérites qu’on te remette à ta place. »

– Andréa En comparaison à d’autres rôles occupés par les femmes, le rôle de militante semble être considéré comme contrevenant aux normes assignées à leur sexe. Il est clair que se mobiliser et sortir dans la rue pour crier son mécontentement sont des façons pour ces femmes* de prendre du pouvoir dans l’espace public et manifester leur droit d’y apparaître, ce qui se trouve en opposition à la place qui leur a été historiquement assignée.

L’ordre normatif qui règne au sein de la culture professionnelle policière apparait comme un fondement dans cette catégorisation, mais aussi dans le système de peur qu’elle perpétue, puisque les valeurs qui s’y attachent orientent les actions du groupe (Chan, 1997; Herbert, 1998; Loftus, 2009, 2010). Deux éléments de la culture policière seront approfondis puisqu’ils se transposent dans les pratiques des officiers : le machisme et la masculinité et le rapport au crime et à autrui. Tout d’abord, il a été vu par la revue de la littérature que la masculinité est toujours prônée dans ce corps professionnel et valorise la domination, la force, l’agressivité, la dureté émotionnelle, la compétition et la virilité (Chan, 1997; Herbert, 1998; Loftus, 2009, 2010). Celle-ci contribue à la domination des hommes sur les femmes (Connell, 1987, 1995; Connell & Messerschmidt, 2005). Ces conceptions de la masculinité et de la féminité amènent les

officiers et officières à incarner des comportements et attitudes qui reflètent ces valeurs. Les études qui se sont penchées sur les expériences des femmes avec la police mettent effectivement de l’avant que les femmes sont plus à risque de vivre du sexisme – ce qui est notamment le cas des femmes policières (Pruvost, 2007a, 2008) – ainsi qu’être cantonnées dans un rôle de victime (Page, 2007); les résultats de notre recherche abondent dans ce sens. En effet, les interactions directes entre les policiers et les manifestantes* – de même que les manifestants* – nous permettent de constater la présence de cette masculinité au sein de cette organisation. Elles nous ont montré qu’en utilisant certaines paroles, certains gestes, certaines attitudes et par les tâches induites par leur travail, les policiers et policières performent et maintiennent une forme de masculinité idéalisée dans leur milieu (Connell, 1987, 1995). Dans un contexte où la police de gestion de foule est une police majoritairement masculine et militarisée, ces interactions caractérisées par le genre sont performatives en ce sens qu’elles réitèrent la position de domination que ces hommes détiennent sur ces femmes, mais établissent aussi la place des femmes dans la société. Que les forces de l’ordre s’attaquent à des attributs qui sont propres aux femmes (comme les coups au ventre) vient ainsi marquer un déni de leur légitimité politique et de leur capacité d’action. Il est intéressant de reconnaître que ce phénomène de répression des femmes dans la sphère publique ne se limite pas aux femmes militantes en action de protestation, mais s’étend aux femmes qui prennent position dans d’autres contextes sociaux. Selon un rapport effectué par Reporters sans frontières, c’est effectivement le cas des femmes journalistes (Reporter sans frontières, 2018). Ces journalistes, qui remettent en question les régimes autoritaires par leurs enquêtes, sont particulièrement la cible de cyberharcèlement qui prend la forme d’insultes misogynes et de menaces de mort ou de viols (Reporter sans frontière, 2018). Les femmes qui apparaissent dans l’espace public pour manifester leur opinion se voient brimées dans l’expression de leurs droits civils et politiques.

Ensuite, les recherches sur la culture policière rapportent que la police catégorise les individus selon leur respectabilité (Reiner, 1992; 2010) et que les membres demeurent suspicieux face à l’extérieur (Loftus, 2009, 2010). La police, qui gère les illégalismes, cherche à maintenir la paix sociale en contrôlant le crime et le désordre. Ce clivage est aussi appliqué en gestion des foules, où l’institution policière vise le maintien de l’ordre. Il est possible de le comprendre à travers les propos de Gillham (2011) qui explique que les organisations policières distinguent les

individus comme bons ou mauvais manifestants et déterminent leur intervention en fonction de cette catégorisation. Les mauvais manifestants qui sont considérés comme des menaces à l’ordre public, potentiellement criminels, sont donc plus susceptibles de subir des interventions répressives (Gillham, 2011). Il semblerait donc que cette dichotomie soit aussi exercée auprès des femmes* militantes*. Ce que l’on peut constater dans nos résultats, c’est que la gestion policière des femmes ne s’opère pas simplement dans une perspective de désordre social. En effet, le double traitement vécu par les femmes* nous amène à croire que c’est également leur adhésion aux normes sociales genrées qui est contrôlée dans les interactions avec la police. Face aux femmes qui manifestent avec ardeur leur désaccord, qui sont identifiées comme des militantes plus radicales, la police cherche à rétablir un ordre et à réprimer leur caractère subversif, par l’entremise d’attitudes plus méprisantes, dénigrantes et brutales auprès d’elles et de leur groupe, que vis-à-vis de manifestantes qui respectent cet ordre genré.

Cela nous amène à soulever une réflexion quant aux caractéristiques contemporaines de la culture policière. Les expériences rapportées par les militantes* mettent en exergue la pérennité des aspects machistes de cette culture, de l’isolement du groupe et la suspicion par rapport au crime. La police de gestion de foule a récemment vu un changement de sa logique d’interventions suite à l’avènement de la militarisation de la police et de l’incapacitation stratégique (Kraska, 2007; Noakes & Gillham, 2006; Wacquant, 2001; Noakes, Klocke, & Gillham, 2005; Wood, 2015a) et ces nouveaux objectifs organisationnels semblent avoir exacerbé ces caractéristiques culturelles. En effet, la militarisation des organes de gestion de foule s’inscrit dans une logique d’utilisation de la force dans la résolution des problèmes (Kraska, 2007). La valorisation de la violence, que l’on peut voir par les interventions préconisées auprès de certains groupes militants et par l’utilisation d’équipement militaire; l’importance de la virilité et de la masculinité, que l’on peut voir par leurs interactions avec les femmes militantes*, mais aussi la faible représentation des femmes policières dans ces unités, nous mènent à penser qu’elles permettent le maintien, voire même l’accentuation de l’atteinte de la masculinité hégémonique et du contrôle des désordres. Cela soutient la pensée de Bethan Loftus (2009, 2010) qui maintient que les caractéristiques classiques de la culture policière résistent à ces changements.