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Cadre théorique : interactionnisme, féminisme et performativité

Afin de faire sens des données qui seront collectées dans cette recherche, plusieurs théories devront être jumelées pour restituer et comprendre l’ampleur du phénomène. Comme cette recherche tente de comprendre le vécu des femmes militantes dans leur interaction avec la police en action protestataire, elle se situe à deux niveaux : les interactions individuelles entre les femmes militantes et la police ; et les interactions entre les groupes militants et la police. Le cadre théorique s’articulera donc autour des théories interactionnistes et de la performativité afin de comprendre comment le genre prend son importance à travers les interactions sociales entre les femmes militantes et la police. Pour ce faire, il sera d’abord important de comprendre comment se structurent les interactions sociales, les théories interactionnistes qui intègrent la perspective féministe seront donc mises de l’avant. Ensuite, les théories de la performativité seront explicitées, pour finalement permettre de les articuler au sujet de recherche.

La pensée de Mead (1956) servira d’introduction aux fondements des théories interactionnistes. Celle-ci nous permet de comprendre comment les individus interagissent à l’aide de symboles sociaux qui permettent de donner un sens aux objets, aux évènements et aux situations qui les entourent (Sandstrom, Lively, Martin, & Fine, 2014). Pour Mead (1956), les individus ont la faculté de transmettre et de comprendre les symboles sociaux qui sont échangés au courant de l’interaction. Ce sont, par exemple, les paroles, les gestes ou l’habillement. Les individus partagent les symboles, les interprètent et agissent selon les attentes de l’autre pour coordonner les actions. Dans l’interprétation des symboles, les individus créent un sens autour de l’action sociale, ce qui les engage dans un processus de construction identitaire basée sur les symboles sociaux. Ainsi, l’identité n’est pas un élément qui est préalablement déterminé. Elle est construite par les interactions avec les individus, mais aussi avec l’environnement social (Mead, 1956). Une perspective féministe s’est développée à travers l’interactionnisme symbolique pour comprendre les façons dont l’identité de genre est construite à travers ces rapports sociaux. Bien que la présente recherche ne se concentre pas sur la construction des identités, mais plutôt sur la façon dont ces identités entrent en interaction avec les autres, il n’en demeure pas moins qu’il

est important de comprendre cette construction des sujets pour comprendre comment ils performent.

Dans cette optique, les auteurs se sont questionnés sur les façons dont les comportements sont classifiés selon le sexe et comment le genre est appris. Être homme ou être femme est le fruit d’un processus social (Deegan, 1987). L’accent est donc déplacé sur la manière dont les individus performent leur genre dans les situations sociales et comment le genre est une façon de donner du sens aux symboles qui les entourent (Deegan, 1987). Pour West & Zimmerman (1987), une idée centrale liée à la performativité du genre dans les interactions sociales est celle du concept de « doing gender », selon le sexe assigné à la naissance. Les individus, par la socialisation, apprennent la signification de ce qu’implique être homme ou être femme selon la culture donnée et l’affirme dans leurs interactions sociales. Le genre est, pour eux, le produit de pratiques sociales : « the activity of managing situated conduct in the light of normative

conceptions, attitudes, and activities appropriate to one’s sex category » (1987, p.127). Alors

que les individus sont classés dans les catégories liées à leur sexe (homme ou femme), les interactions sociales viennent confirmer le genre et c’est à ce moment que les individus performent leur genre. Comme Messerschmidt le souligne (1995), les multiples rapports de domination vécus par les femmes sont importants à prendre en compte puisqu’ils structurent la façon dont celles-ci construisent leur identité et performent leur genre dans leur interaction avec les hommes, mais aussi avec les femmes. Ceci implique que selon les situations sociales, des attentes idéalisées par rapport au genre se forment.

Pour comprendre comment le genre peut être performatif, il est important de définir ce qu’est la performativité. Un énoncé est performatif lorsqu’il réalise ce qu’il est en train d’énoncer au moment même de sa prononciation7. La théorie de Judith Butler, explicitée dans Trouble dans

le genre (1990), est centrale dans cette compréhension. Butler définit la performativité en ces

mots : « J’essaie donc de penser la performativité comme cette dimension du discours qui a la capacité de produire ce qu’il nomme. » (Butler, 2005a). Elle est d’avis que la performativité s’applique au genre en ce sens que « [d]ire que le genre est performatif veut dire qu’il n’a pas

7 À titre d’exemple (Baril, 2007), qui approfondit la construction du sujet dans les thèses de Butler, reprend un

exemple modèle pour montrer comment un énoncé peut-être performatif. « Lorsqu’un prêtre affirme : « Je vous déclare mari et femme », l’énoncé performatif fait apparaître cette réalité en la disant » (Baril, 2007, p.64).

de statut ontologique indépendamment des différents actes qui constituent sa réalité » (Butler, 1990, p.259). Ceci signifie que le corps existerait d’abord en acte, qu’il n’y a pas d’idée universelle de ce que le corps pourrait être et que le corps ne peut se définir que par des propriétés qu’on lui déduit. C’est par son énonciation et sa répétition qu’il viendra réaliser ce qu’il dit. Il n’est donc pas naturel, mais il se réalise à travers les contraintes et les normes de façon quotidienne (Butler 2005, tiré de Baril, 2007). Le genre est donc un ensemble de normes régulatrices qui contraignent et s’imposent aux sujets, orientées vers un idéal de genre, masculin ou féminin et qui crée des attentes dans l’expression de celui-ci (se comporter dans l’idéal de l’homme ou de la femme). Ces théories sont pertinentes dans le cadre de cette recherche puisque l’on comprend que les individus, avant de s’assembler au sein des groupes, performent leur genre, dans une mise en acte qui est consignée par des normes.

Pour appliquer concrètement comment ces théories s’articulent avec le sujet de cette recherche, deux exemples seront explicités. D’abord, il a été vu préalablement que la masculinité est une valeur importante au sein du milieu policier. Les policiers et policières doivent s’y conformer et montrer leur virilité par leurs actions et leurs attitudes et c’est cette forme de masculinité qui est valorisée. La masculinité, qui devient incarnée par les membres de cette institution, se reflète dans leur choix, leur discours, leur préférence. Les perceptions des policiers et policières à l’égard des femmes ou encore de les considérer moins menaçantes sont une façon de voir cette performativité. Ensuite, le contexte d’action de protestation implique, pour les militantes, une présence dans la sphère publique. Historiquement, la distinction entre espaces public et privé marquait les espaces dans lesquels les hommes et les femmes pouvaient apparaître (Butler, 2016). Les femmes étaient confinées à la sphère privée et domestique et la sphère publique et politique était réservée aux hommes. La distinction entre ces sphères s’est peut-être effritée au fil des luttes féministes, mais il n’en demeure pas moins que des attentes particulières par rapport aux femmes persistent et que le système patriarcal demeure en place. Dans le contexte du militantisme où des revendications sont mises de l’avant, où une remise en question du pouvoir politique est portée haut et fort, et où les femmes revendiquent, ensemble, leur droit d’apparaître dans cette sphère publique, il serait possible de penser que cela contrevient aux attentes – de docilité et de douceur – que l’on se fait envers elles et de leur appartenance au genre féminin.