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SECTION II. D EVENIR AIDANTE ASSOCIATIVE : DES RESSOURCES FACE AU SECRET ET AUX SITUATIONS DE VULNÉRABILITÉ

2. Le poids du secret, un obstacle négocié

Au-delà de la volonté de répondre aux situations de vulnérabilité identifiées, les aidantes disposent de ressources sociales et professionnelles leur permettant de dépasser le secret, en minimisant le poids qu'elle lui accorde dans leurs expériences respectives du VIH. En effet,

« (…) l'engagement au singulier comme seul résultat d'un choix individuel n'existe pas. Il n'y a que des pratiques d'engagement toujours situées dans des contextes, des organisations, des milieux et des époques qui les rendent possibles et les encadrent. » (Havard Duclos & Nicourd, 2005, p. 16).

L’objet de ce second point est donc de revenir sur les leviers de l'engagement associatif des aidantes. L'étude de leurs trajectoires biographiques mettra en lumière les ressources sociales dont elles ont pu se saisir pour s'investir dans la lutte contre le sida (2.1) ; démarche par ailleurs encouragée par la professionnalisation récente du monde associatif (2.2).

2.1. Des ressources sociales atténuant le poids du secret

Bien que la majorité des aidantes rapportent les difficultés relatives au tabou et à la stigmatisation qu'elles ont rencontrées dans les premiers temps de leur engagement dans la lutte contre le sida, toutes disposaient de ressources sociales leur ayant permis de contourner ces obstacles.

Le fait d'être financièrement autonome, de travailler au moment du diagnostic, élimine d'abord toute dépendance économique et protège les femmes du risque de précarisation de leurs conditions de vie en cas de rejet social. Claire D., enseignante au moment de la découverte de son statut sérologique mobilise cette explication,

« C'était pas évident à l'époque, les gens, de travailler dans la lutte contre le sida, de s'afficher, de porter la parole des autres. Donc, vu que moi je ne dépendais de personne, j'avais cette

possibilité à ce moment. Le père de ma fille était vivant. Je lui ai dit que j'avais envie de m'engager et de porter la parole des personnes vivant avec le VIH. Il n'a pas trouvé d'inconvénients. » (Claire D., 39 ans, aidante associative, séropositive au VIH)

Le récit de Claire D. pointe, par ailleurs, assez subtilement l'importance qu'elle accorde à l'approbation de son conjoint. Le soutien des proches constitue un levier indispensable à l'engagement associatif des aidantes, leur permettant d'affronter les risques de stigmatisation sans craindre de remettre en cause leur équilibre familial. En effet,

« on peut considérer que la "capacité à faire face" ou le "lieu de contrôle" d'un individu ne sont pas seulement des traits de personnalité individuels. Ils sont liés à une somme d'expérience dans laquelle le social a sa part puisqu'ils expriment un degré d'autonomie lié à la position sociale de l'individu. Ils dépendent aussi de son insertion dans un entourage social lui permettant de mobiliser des ressources diverses plus ou moins importantes » (Adam & Herzlich, 2010, pp. 53– 54).

La famille et les proches se présentent comme une ressource indispensable, dans le sens où devenir aidante associative nécessite d'afficher un rapport assumé à la pathologie, comme le note Dominique T., militante revendiquée.

« Je me présente comme une femme séropositive et d'ailleurs je veux qu'on m'identifie à ça et le fait qu'on m'identifie comme telle dans ma communauté, c'est ça qui est mon plus ! Moi, je parle de ma pathologie à tout va, c'est d'ailleurs la base de mon militantisme ! Le jour où on m'empêche d'en parler, j'arrête ! Je veux en parler pour montrer aux gens qu'on a la possibilité d'avancer, la possibilité de vivre normalement, de faire des projets. Les gens m'ont toujours perçue comme une femme engagée et qui dit ce qu'elle a à dire! C'est ce qui a donné un sens à mon combat ! » (Dominique T., 48 ans, aidante associative, séropositive au VIH)

Même si elles évoquent parfois des réactions d'incompréhension de la part de leur entourage, notamment pour celles qui ont pris le parti de témoigner publiquement - à la radio ou à la télévision -, elles ont appris à assumer leur pathologie, comme le souligne Grâce N.

« Bien sûr, tout mon entourage est au courant. Au début ce n'était pas facile mais avec le temps j'ai banalisé si je peux dire ma pathologie, je l'ai désacralisée. Peut-être que ça les a aidé à comprendre qu'être porteur du VIH, ça n'empêche pas un investissement professionnel, ça n'empêche pas d'avoir des projets à moyen terme et à long terme. » (Grâce N., 48 ans, aidante associative, séropositive au VIH)

Quelque soit leur statut sérologique et la direction de leur engagement, les aidantes associent au soutien familial un sentiment de liberté, celui de mener leurs projets associatifs sans se soucier des obstacles liés au dispositif du VIH/sida qui entravent leur démarche, comme le soulignent Dalila B. actrice de prévention séronégative et Marthe M. médiatrice de santé

« Au niveau familial c'était un peu difficile, au niveau de la communauté aussi c'était pareil, tu es identifiée, tu es pointée du doigt et ainsi de suite. Mais j'ai toujours continué de mener mes actions et quoi qu'il se soit passé (...), au jour d'aujourd'hui j'ignore et j'avance. J'ai ma propre famille à moi qui me soutient dans cette action-là donc ça m'a donné aussi la force de continuer sur la prévention. Quand je dis ma famille, je parle du mari et de mes enfants. Les autres familles, je vais dire que ... je m'en fous quoi. » (Dalila B., 35 ans, aidante associative, séronégative au VIH)

« Mon mari est au courant et lui, il est séronégatif. Je lui en ai parlé dès le départ parce qu'on ne peut pas être engagée dans des associations et cacher son statut. » (Marthe M., 45 ans, aidante associative, séropositive au VIH)

Les proches font ainsi office de miroir pour l'individu en ce qu'ils reconnaissent le sens donné par ce dernier à son engagement, en valorisant ses compétences et en le soutenant dans ses choix. Judith N., médiatrice de santé séropositive, est par exemple régulièrement sollicitée par son entourage qui lui demande des conseils et parfois même une orientation médicale. Dominique T., quant à elle, affirme que ses enfants militent à ses côtés. Si la famille permet aux aidantes vivant avec le VIH d'assumer leur statut sérologique, l'articulation entre le statut social et le vecteur de contamination des femmes facilite également la démarche d'engagement. Comme le note C. Lyttleton (2004), la réaction de la communauté d'appartenance face à la publication du statut sérologique dépend fortement de la position sociale et du comportement de l'individu dans la société avant l'annonce. La plupart des aidantes séropositives appartenaient à une catégorie sociale élevée dans leur pays d'origine et la majorité d'entre elles font état d'une contamination dans le cadre de relations conjugales stables. L'histoire de Joséphine E. est en ce sens représentative de la consubstantialité des rapports de genre et de classe (Kergoat, 2009b). Assistante sociale, mariée au père de ses enfants, lui-même reconnu pour son statut professionnel, Joséphine E. était perçue au pays comme une épouse exemplaire, fidèle et dédiée au foyer en plus d'être identifiée pour son expertise sociale et sanitaire. Elle se plaît à évoquer combien les collègues de son mari aimaient venir chez eux car elle savait les recevoir avec un ensemble de mets et « toute l'attention et la discrétion » attendue d'elle. Elle explique par exemple que bien qu'elle ne fusse pas toujours en accord avec son époux, elle ne le contredisait jamais face au monde extérieur car « une femme doit toujours défendre la position de son mari en public ». Joséphine E. incarnait l'ensemble des normes de féminité qui étaient alors assignées à une femme de son statut. On note, en outre, que plus l'époux appartient à une catégorie socioprofessionnelle élevée, plus la société – à commencer par les femmes – normalise leurs infidélités. Joséphine E. lorsqu'elle conte son histoire insiste sur la responsabilité de son époux envers son foyer, sur le fait qu'il n'ait « jamais découché » ni n'ait manqué à ses obligations de

pourvoyeur économique. À l'instar de Joséphine E., nombre des femmes rencontrées justifient le « deuxième bureau54 » de leur époux par la position sociale que ce dernier occupe. Assumer son statut sérologique et l'investir dans une forme de participation militante semble ainsi moins risqué socialement pour une femme d'un statut social élevé, infectée dans le cadre de son couple, car elle ne sera pas rendue coupable de son état de santé. Écoutons Joséphine E.

« Je suis militante depuis chez moi. Quand j'ai appris ma maladie, j'ai appelé mes amis, ce n'est pas la peine de vous cacher. Vous êtes malades, allez à l'hôpital ! Quand je rentre au pays, je vais à l'hôpital et je m'assieds avec les autres. Le docteur a voulu me recevoir dans son bureau mais pas là où il consulte. J'ai dit non ! Je veux être reçue au cabinet de consultation ! « Mais pourquoi, qu'est-ce que vous faites ici vous ? » Je suis malade moi aussi ! Mais il me traitait différemment car il connaissait bien ma famille. Les médecins là-bas, ils regardent le statut social, la position du mari et mon mari avait une bonne position. » (Joséphine E., 57 ans, aidante associative, séropositive au VIH)

Si elle pointe le traitement différentiel que le médecin lui accorde au regard de sa position sociale, on perçoit ici comment Joséphine E. transforme justement cette position en ressource militante. Plus le vecteur de contamination est acceptable, plus il est aisé d'intégrer un collectif (Lyttleton, 2004). L'acceptabilité du vecteur de contamination joue en effet fortement sur le regard social que les individus portent sur les femmes vivant avec le VIH, bien que cela ne les protège pas totalement des risques de stigmatisation (Pannetier, Lelièvre, & Le Cœur, 2015). Notons qu'au moment de sa démarche, l'époux de Joséphine E. était décédé. Cependant, l'articulation du genre et de la classe peuvent, sans le soutien ou le décès de l'époux, freiner ce type de démarche ; les femmes étant alors dans l'impossibilité de se positionner comme aidantes associatives de peur d'exposer leur époux au rejet social.

Si les ressources sociales permettent indéniablement aux aidantes de minimiser l'importance accordée au secret, la tendance récente à la professionnalisation associative se pose également comme une stratégie efficace de contournement du stigmate.

2.2. La professionnalisation comme stratégie de contournement du stigmate

L'engagement associatif face au VIH a changé de figure avec la chronicisation de la pathologie qui a transformé une partie de l'action militante en action sociale. Dès la fin des

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années 1990, la lutte contre le sida s’institutionnalise (Pinell, 2002) s'inscrivant dans un mouvement général professionnalisation du monde associatif (Barthélemy, 2000; Hély, 2009). Émergeant au cœur de cette dynamique, les associations d’immigrant-e-s se dotent lorsqu’elles le peuvent d'équipes salariées. Tandis qu'une minorité des actrices de prévention rencontrées bénéficient d'un statut salarié, la plupart des aidantes des associations de soutien sont employées comme médiatrices de santé55.

La formation officielle des médiateurs et médiatrices de santé publique débute en France avec un programme expérimental piloté entre 2000 et 2005 par la division sida de la Direction Générale de la Santé (DGS) en collaboration avec l'Institut de Médecine et d'Épidémiologie Appliquée (IMEA). Ce projet n'est à l'origine ni spécifique au VIH/sida ni destiné aux populations immigrantes en particulier. Cependant les dysfonctionnements sociaux révélés par l'épidémie de VIH/sida et les financements alors alloués à la cause feront de la division sida de la DGS le financeur principal de ce programme (Musso, 2007). Sur le modèle de la médiation sociale et culturelle (Barthélémy, 2009; Nierkens, Krumeich, De Ridder, & Van Dongen, 2002), la proximité des intervenant-e-s aux groupes sociaux les plus vulnérables est alors privilégiée dans cette formation afin de rendre accessible la prévention et de rapprocher des soins les populations en marge. L'approche communautaire constituant, depuis les premiers cas de sida, l'orientation principale des réponses sociales à l'épidémie (Musso & Nguyen, 2013), nombre des candidats à la formation seront recrutés au sein des associations de prévention et de soutien aux personnes vivant avec le VIH, pour leurs expériences du VIH et leur proximité aux publics visés. Dans ce cadre, les associations d’immigrant-e-s représentent des bassins d'embauche privilégiés. Nous reviendrons dans les chapitres suivants sur la question de la médiation de santé et sur les formations spécifiques des médiatrices. Cependant, ce qui nous intéresse à présent, c'est le contournement du stigmate que favorise la professionnalisation des aidantes associatives.

Être reconnue comme une professionnelle par le monde extérieur justifie, en soi, la démarche associative de l'aidante qui n'apparaît plus comme suspecte mais comme résultant d'un engagement professionnel, comme en témoigne Marthe M.

« Mon mari est au courant et lui, il est séronégatif. Je lui en ai parlé dès le départ parce qu'on ne peut pas être engagée dans des associations et cacher son statut. (...) Je lui en ai parlé et il a accepté mais il m'a dit qu'il n'en parlait pas à sa famille, le secret est entre nous deux. Donc ça se passe bien, je n'ai pas de problèmes pour mener ma vie professionnelle autour du VIH. Ma

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belle-sœur sait que je travaille dans une association qui accueille les personnes vivant avec le VIH mais elle ne sait pas que je suis séropositive. Elle me voit comme une professionnelle. » (Marthe M., 45 ans, aidante associative, séropositive au VIH)

Le récit de Marthe M. montre combien les aidantes salariées peuvent mobiliser une identité professionnelle pour soutenir leur mode de vie militant et gérer la diffusion de leur statut sérologique en dehors des collectifs. Dans ce sens, la professionnalisation associative participe de la construction sociale du secret tout en atténuant ses effets sur les trajectoires d'engagement des aidantes. Par ailleurs, on note que les aidantes séronégatives au VIH occupant une position professionnelle au sein des collectifs ne font à aucun moment état de difficultés d'engagement liées au dispositif du VIH/sida. À l'inverse, les aidantes séronégatives engagées à titre bénévole, notamment dans le domaine de la prévention, ont été confrontées à de violentes réactions de désapprobation – insultes, soupçons et rejet social – de la part de leur entourage familiale et du voisinage, qui ont constitué de véritables obstacles à leur démarche initiale d'engagement ; nous reviendrons sur ce point et nous en proposerons une explication dans le chapitre suivant.

Le secret rend l’investissement communautaire dans la lutte contre le VIH/sida complexe (Poglia Mileti et al., 2014) et ce, même pour les aidantes qui réussissent, grâce à leur ancrage social et professionnel, à négocier son poids et à identifier les ressources dont elles disposent pour faire face aux situations de vulnérabilité perçues. Pour certaines aidantes, ce type d'engagement prend le sens d'un véritable projet de vie, qu'elles soient ou non salariées des associations. C'est alors l'examen de « l'épaisseur anthropologique fondamentale des relations humaines qui alimentent ces pratiques » (Chanial, 2008, 2012, p. 83) qui va, pour terminer, nous permettre d'analyser la signification de l'engagement associatif pour les aidantes.

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