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Chapitre 2 Origines de la question linguistique et histoire de l'Office québécois de la langue

2.2 Les origines de la question linguistique au Québec

2.2.4 Le poids du Régime anglais

Tout comme l’Acte de Québec de 1774, l’Acte constitutionnel de 1791 crée un fossé entre la classe dominante, anglophone, qui contrôle les principaux leviers de l’économie, et la classe dominée, francophone, soit l’élite nobiliaire et seigneuriale, la petite et moyenne classe bourgeoise française, qui aspire à prendre la direction du secteur économique et occuper des postes administratifs et politiques, et les paysans ruraux.

Ce fossé se creuse davantage en raison de l’afflux vers 1850 de plus de trois millions d’immigrants britanniques qui s’établissent sur le territoire québécois pour y chercher fortune (Martel 2003 : 164). Leur arrivée transforme les villes de Québec et de Montréal en centres urbains dans lesquels les Québécois sont pour la première fois minoritaires. Même s’ils redeviennent majoritaires en 1861, notamment à cause de l'exode rural vers les villes, leur

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situation demeure précaire, une situation que l’Acte de l’Amérique du Nord britannique (AANB) de 1867 n’améliore pas.

Bien que l’Acte de 1867 accorde à l’État québécois le droit de régir ses institutions sociales, culturelles et économiques à l’échelle locale, celui-ci demeure néanmoins subordonné au sein d’un gouvernement central fédéral qui impose son orientation et son pouvoir politique, particulièrement en restreignant le nombre de députés francophones à l’Assemblée législative de manière à ce qu’ils ne représentent qu’un tiers de la population francophone, une ruse pour empêcher l’adoption de lois ou de mesures contraires à ses intérêts.

Aux termes de l’Acte de 1867, le Québec n’est en somme qu’une province parmi les autres jouissant d’une autonomie limitée dont les paysans ruraux forment 85 % de la population et vivent difficilement de l’agriculture, laquelle leur permet tout juste de combler les besoins de subsistance essentiels (Hamelin et Provencher 1997 : 73). Pour survivre, bon nombre d’entre eux vont dans les États du Maine et du Vermont pour travailler dans des chantiers forestiers de bois pendant l’hiver. Même si l’Acte de 1867 confère au gouvernement fédéral les principaux pouvoirs décisionnels en matière économique et la responsabilité d’aider les provinces en difficulté financière, ce dernier n’accorde pas à l’État québécois un budget suffisant pour lui permettre de jouer un rôle majeur dans le développement de l’économie et de profiter pleinement de la révolution industrielle caractérisée avant tout par l’utilisation de la machine à vapeur. En effet, ne disposant pas de charbon et de minerai, le Québec peut difficilement faire face à la croissance économique des États-Unis qui, en dépit des fluctuations de l’économie engendrées par la crise boursière en 187319, arrivent à

19 Crise économique financière qui débute en 1873 à Vienne et dure jusqu’en 1896. Cette crise touche toute

l’Europe et se répand en Amérique du Nord, entraînant la faillite de banques et de commerces et la perte de nombreux emplois. Le Québec n’y échappe pas : entre 1873 et 1879, trois banques et plus de deux cents manufactures ferment leurs portes (Hamelin et Provencher 1997 : 74). Notons que c’est aussi au cours de cette période, soit en 1879, que le gouvernement fédéral met en œuvre la Politique nationale, une politique économique douanière protectionniste qui permet de créer un réseau de transport pancanadien, ce qui a pour effet d’orienter le développement de l’industrie agricole vers l’Ontario et le Centre du Canada.

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développer leur secteur manufacturier sur le continent nord-américain, dont au Québec, où s’implantent des industries de textile, de chaussures et d’alimentation, qui emploient une main-d’œuvre bon marché. C’est le début de l’industrialisation, de l’urbanisation et de la prolétarisation du Québec.

Dans les campagnes, les agriculteurs réorientent leur pratique agricole axée traditionnellement sur la production céréalière vers la production laitière pour mieux répondre au marché intérieur. Dans les villes, la bourgeoisie capitaliste anglaise dirige les grandes banques et les sociétés anonymes et dispose des épargnes des grands industriels. La classe moyenne, soit des fonctionnaires, des médecins, des ingénieurs et des petits commerçants, s’instruit et s’enrichit au fur et à mesure de l’évolution de l’économie. De leur côté, les ouvriers d’origine française s’entassent dans des usines mécanisées appartenant à des Anglais ou des Américains dans lesquelles ils travaillent douze à quinze heures par jour pour des salaires dérisoires. Pauvres, sous-scolarisés et tributaires des fluctuations de l’offre et de la demande et de l’afflux permanent des ruraux vers la ville, qui freine les hausses de salaire, les ouvriers luttent pour améliorer leurs conditions de travail et d’existence aliénantes.

Pour cela, ils se forment en syndicats et ont souvent recours à la grève pour dénoncer leur exploitation et tenter d’obtenir gain de cause auprès des partis politiques d’opposition. Bien qu’ils parviennent à améliorer quelque peu leurs conditions de travail et de vie, ils demeurent plongés dans un milieu étranger qui accentue leur état d’infériorité en les maintenant à l’écart des circuits commerciaux et financiers. Seuls quelques entrepreneurs francophones réussissent à se tailler une place dans le monde des affaires, entre autres, dans les secteurs de la scierie, de la chaussure et de l’électricité. Mais leur percée est de courte durée. « Au tournant du siècle, l’invasion massive des capitaux anglais, puis américains, marque l’éviction progressive des Canadiens français du monde des grandes affaires. Ceux-ci ne peuvent plus rivaliser avec les entrepreneurs anglais ou américains qu’appuient le personnel, l’argent et la tradition du monde anglo-saxon. Et ce qui manque alors, c’est une politique nationale réaliste qui veillerait à assurer, sous une forme ou sous une autre, la participation des Canadiens français au développement de leur économie » (Hamelin et Provencher 1997 : 89-90).

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Le Parti libéral, qui domine la scène politique québécoise à compter de 1896, ne fait rien pour favoriser la participation des Québécois au monde des affaires. Jusqu’en 1930, le Parti libéral s’attache plutôt à assurer le développement de l’économie québécoise en soutenant les investissements étrangers anglais, en réservant un rôle limité à l’État en matière économique et en ne s’interposant pas face à l’Église en ce qui a trait à la gestion des institutions d’enseignement public et des services sociaux. L’Église conserve d’ailleurs une forte influence sur la population québécoise au cours de cette période grâce au renforcement de ses effectifs de prêtres et de communautés religieuses, à l’augmentation de son action sociale par la création d’organisations charitables et culturelles et à la fondation de quotidiens catholiques, dont l’Action catholique, en 1907, et Le Droit, en 1912.

La crise économique des années 193020 permet à l’Église de consolider son emprise sur la société québécoise, aux dépens du Parti libéral vivement critiqué par la population pour sa mauvaise gestion des finances et sa pratique de favoritisme de même que par les jeunes militants libéraux, qui souhaitent un renouvellement du parti et de ses orientations, entre autres, que celui-ci améliore ses politiques sociales, accorde plus d’importance à l’agriculture et à la colonisation et lutte contre les pouvoirs économiques des entreprises étrangères, notamment dans le domaine de l’électricité. Victime de sa longévité et rattrapé par les scandales de corruption mis au jour par le Comité des comptes publics, le Parti libéral est défait, en 1936, par l’Union nationale, dirigée par Maurice Duplessis.

Au pouvoir de 1936 à 1959, sauf la période 1939-1944, l’Union nationale ne fait guère plus que ses prédécesseurs pour améliorer la situation des Québécois. Au contraire, par ses politiques conservatrices et anticléricales, le gouvernement Duplessis maintient la société québécoise à l’écart du mouvement de modernisation qui gagne les autres sociétés et refuse toute ouverture sur le monde. Les mesures qu’il prend durant son mandat reflètent son idéologie conservatrice en matière économique, sociale et politique. Sur le plan économique, le gouvernement Duplessis entretient d’excellentes relations avec les milieux d’affaires et

20Crise provoquée par l’effondrement des actions de la Bourse de New York, en octobre 1929. La crise boursière

de Wall Street entraîne une baisse draconienne de la production industrielle et manufacturière et une progression considérable du taux de chômage dans la plupart des pays occidentaux.

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n’hésite pas à coopérer avec les investisseurs américains et canadiens-anglais, auxquels il permet de garder la mainmise sur la gestion de leurs entreprises. Il ne cherche pas à tirer profit des richesses naturelles locales, en particulier l’énergie hydroélectrique, confiant plutôt leur exploitation à des firmes privées. Il accorde toutefois une importance particulière à l’agriculture, qu’il conçoit comme une ressource économique stable et adopte des mesures pour aider les agriculteurs, dont le crédit agricole et l’électrification rurale.

Sur le plan social, le gouvernement Duplessis lutte contre le militantisme syndical et s’efforce de répondre aux attentes du clergé en lui laissant la liberté d’action dans les domaines de l’assistance publique, de la santé et de l’éducation au détriment de l’État, dont il cherche à réduire l’influence. À titre d’exemple, à la demande du clergé, il fait voter, en 1937, la loi du cadenas, qui interdit la littérature communiste. Sur le plan politique, il exerce un pouvoir reposant sur le patronage électoral, dénonce les interventions du gouvernement fédéral dans les champs de compétence provinciale et plaide en faveur de l’autonomie provinciale, ravivant ainsi le sentiment nationaliste. Comme l’expliquent Paul-André Linteau et coll. (1989 : 135), « le gouvernement de l’Union nationale se distingue surtout par son conservatisme de plus en plus affirmé, qui se traduit notamment par un anticommunisme virulent, des luttes très dures contre les syndicats ouvriers et des efforts pour s’allier les autorités religieuses en défendant l’ordre, l’autorité et les valeurs traditionnelles. […] En somme, ce premier gouvernement Duplessis donne l’image d’un gouvernement brouillon, désordonné, incapable d’articuler des politiques cohérentes et de combler les attentes qu’on avait fondées sur lui, ce qui ne l’aidera guère lors des élections de 1930 ».

Ne réussissant pas à répondre aux attentes de la population, en particulier celles de nombreux nationalistes, le gouvernement Duplessis perd les élections provinciales d’octobre 1939, qui se soldent par la victoire du Parti libéral, dirigé par Joseph-Adélard Godbout de 1939 à 1944. Le gouvernement Godbout adopte un éventail de réformes sociales néolibérales et progressistes qui placent le Québec à l’heure du modernisme. Ainsi, le gouvernement Godbout, à l’encontre du clergé et des milieux conservateurs, accorde le droit de vote aux femmes (1940), rend la fréquentation scolaire obligatoire jusqu’à l’âge de quatorze ans (1943), crée le Conseil supérieur du travail (1940), le Conseil d’orientation économique (1943), la

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Commission d’assurance-maladie (1943), la Commission des relations ouvrières (1944), répond aux attentes des milieux nationalistes en créant Hydro-Québec (1944), accepte de participer aux programmes d’allocations familiales et d’assurance chômage proposés par le gouvernement fédéral et enfin permet aux travailleurs de se syndiquer.

Malgré ces réformes, le gouvernement Godbout est contesté par le clergé et le Bloc populaire, en raison notamment de son laisser-aller relativement à la conscription21 imposée par le gouvernement fédéral lors de la Seconde Guerre mondiale. Le manque de leadership du gouvernement Godbout permet à l’Union nationale de Duplessis d’obtenir un deuxième mandat aux élections de 1944 et de rediriger la province jusqu’en 1959.

Au cours de cette période, la population québécoise est de nouveau soumise au régime conservateur et à la politique autonomiste du gouvernement Duplessis, lequel réussit à obtenir l’assentiment du gouvernement fédéral, entre autres, pour gérer les impôts sur le revenu des particuliers et des entreprises et le financement des universités. Si le régime duplessiste plaît à une partie du clergé et à la petite bourgeoisie, il est contesté dans les milieux intellectuels réformistes, qui réclament la mise en place de programmes de développement économique, la modernisation des institutions et l’accroissement du rôle de l’État, qui doit faire face aux transformations sociales engendrées par la Seconde Guerre mondiale.

Après la Seconde Guerre mondiale jusqu’au milieu des années 1950, le Québec connaît une croissance économique accélérée, laquelle provoque une poussée d’urbanisation de la population québécoise, qui passe de 61,2 % en 1941 à 66,8 % en 1951 pour atteindre 74,3 % en 1961 (Linteau et coll. 1989 : 277). Cette poussée d’urbanisation s’accompagne d’une augmentation des naissances et d’une reprise de l’immigration étrangère. Ces deux phénomènes entraînent une demande de services sociaux, de santé et éducatifs plus diversifiés et de meilleure qualité, que l’Église a du mal à satisfaire. En effet, au cours de l’après-guerre, l’Église voit son influence sociale et politique décliner. Ce déclin est lié à la prospérité, à l’explosion des communications et aux nouveaux modes de vie axés sur la consommation, qui conduisent les Québécois à adopter des valeurs nouvelles imprégnées d’individualisme et de

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matérialisme et à délaisser la pratique de la vertu. De plus, l’Église, qui fait face à une désaffection religieuse et à une baisse de ses revenus depuis la crise de 1930, ne dispose plus de personnel religieux et de ressources humaines financières suffisants pour faire fonctionner les institutions et les organisations de type paroissial, qui sont mal adaptées pour répondre aux transformations industrielles et urbaines de la société québécoise. Comme le précisent Paul- André Linteau et coll. (1989 : 338), « l’Église arrive de moins en moins à coordonner et à maintenir l’ensemble des services dont la population a besoin et l’État, tout naturellement, prend la relève ».

C’est à ce moment que des intellectuels, des hommes politiques, des enseignants laïcs, des travailleurs sociaux et même certains membres du clergé commencent à contester le duplessisme et la tutelle de l’Église et réclament un accroissement du rôle de l’État, la mise en place de réformes et la laïcisation du Québec. Ces individus forment une nouvelle classe moyenne francophone qui, pleinement consciente du fait que le Québec est devenu une société industrielle, aspire à se tailler une place dans le secteur public et dans l’entreprise privée et voit dans l’État un instrument par excellence pour accroître leur pouvoir, améliorer leur salaire et profiter de la hausse du niveau de vie engendrée par la guerre.

Mais le contrôle du clergé dans les services sociaux et éducatifs, la forte présence des anglophones aux échelons supérieurs dans les entreprises privées et l’application du régime Duplessis dans les institutions publiques nuisent à leurs chances d’avancement professionnel. Il en va de même chez les agriculteurs, les ouvriers et les travailleurs non syndiqués, dont les salaires n’augmentent pas au même rythme que le coût de la vie et qui s’appauvrissent. Marquée par une récession et la mort de Duplessis en septembre 1959, la fin des années 1950 met en évidence la difficulté des francophones à se constituer des capitaux, à se libérer des conceptions conservatrices politiques, sociologiques et morales véhiculées dans la société depuis des décennies, d’où leur désir de se dépasser, c’est-à-dire de reprendre la possession et le contrôle « des compétences et des moyens laissés à d’autres pouvoirs » (Hamelin et Provencher 1997 : 111), ce qu’ils feront lors de la Révolution tranquille.

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