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Chapitre 2 Origines de la question linguistique et histoire de l'Office québécois de la langue

2.4 La défense du français

Un des premiers groupes à la défense du français à voir le jour est la Société du parler français au Canada. Fondée en 1902 sous le patronage de l’Université Laval, cette société a

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comme objectif d’étudier et de défendre le parler français au Canada tout en visant le perfectionnement de son usage. La Société joue un rôle clé en menant des recherches sur le français parlé au Canada et en publiant le Bulletin du parler français au Canada (1902-1918), la revue Le Canada français (1918-1946) et le Glossaire du bon parler français au Canada (1930)26. La Société organise également, en 1912, le premier Congrès de la langue française, qui réunit politiciens, intellectuels et ecclésiastiques reconnus dans leur milieu. À la même époque, d’autres initiatives en faveur de la défense du français sont mises en place. Parmi celles-ci, on compte la création de l’Association catholique de la jeunesse canadienne- française (1903), qui propose une campagne de refrancisation pour contrer l’anglicisation, la fondation de la Ligue des droits du français (1913), qui intervient auprès des entreprises et des autorités municipales et provinciales pour que le français y soit la langue prioritaire, le lancement de la revue L’Action française (1917), qui publie des articles sur l’importance de défendre les droits linguistiques des Canadiens français et l’organisation de campagnes de francisation dans l’affichage public.

C’est aussi au cours des premières années de ce siècle qu’est adoptée la première loi linguistique au Québec, la loi Lavergne. Votée en 1910 par l’Assemblée législative du Québec, la loi Lavergne oblige les entreprises de services publics au Québec, en l’occurrence l’électricité, les transports en commun et le téléphone, à utiliser non plus uniquement l’anglais, mais aussi le français. La loi touche principalement les communications avec le public, les billets, les contrats, les factures et les affiches posées dans les bureaux et les gares. L’instigateur de cette loi, Armand Lavergne, avocat et politicien, est un ardent défenseur des droits du français. Monsieur Lavergne doit lutter pour faire adopter son projet de loi. Lorsqu’il le propose à Sir Wilfrid Laurier, premier ministre du Canada de 1896-1911, le 18 mars 1908, ce dernier exige l’aval des entreprises concernées avant de le faire adopter par la Chambre des Communes. Devant le peu d’enthousiasme des membres de la Chambre, Armand Lavergne présente une pétition de 435 000 signatures de Canadiens français et de Canadiens anglais en

26 Répertoriant quelque 10 000 mots, cet ouvrage est considéré comme un monument en matière de lexicographie

canadienne-française, car il a été le premier à fournir des renseignements sur la prononciation, l'origine et le sens des emplois de la langue parlée au Canada.

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faveur de la loi (Bouthillier et Meynaud 1971 : 334). Lorsqu’il constate que cette pétition ne suffit pas à faire adopter la loi, Armand Lavergne décide de la soumettre à l’Assemblée législative du Québec, le 4 mars 1909. Les députés lui demandent d’apporter des amendements, ce qu’il refuse. Armand Lavergne présente de nouveau sa loi au début de la session parlementaire de 1910. Devant l’ampleur du mouvement d’opinion, les députés et conseillers adoptent la loi le 4 juin 1910, laquelle entre en vigueur le 1er janvier 1911. L’adoption de la loi Lavergne est un moment important de l’histoire politique du Québec, car elle constitue la première intervention officielle de l’État québécois en matière de législation linguistique.

Pendant la décennie 1930, les actions en faveur de la défense et de la promotion du français se poursuivent. En 1933, un groupe de jeunes étudiants, Les Jeune-Canada, manifestent pour la protection du français. En 1936, l’hebdomadaire La Nation dénonce le bilinguisme. L’année suivante, la Société du parler français organise le deuxième Congrès de la langue française au Canada (1937), au cours duquel les participants demandent la création d’un office de la langue française chargé de corriger la langue de la publicité commerciale et d’une commission responsable de réviser la langue des textes de loi. Ce deuxième congrès donne naissance au Comité permanent de la survivance française, qui se nomme depuis 1955 le Conseil de la vie française en Amérique, voué à promouvoir et à défendre la langue et la culture françaises.

Au cours de la même année, le gouvernement de l’Union nationale, dirigé par Maurice Duplessis, fait voter la Loi relative à l’interprétation de la province, qui établit la primauté du français dans l’interprétation des lois et règlements du Québec. Mais devant les fortes pressions exercées par les milieux d’affaires anglophones, Duplessis abolit la loi un an plus tard. Dans la décennie qui suit, les élites, soucieuses devant la menace qui pèse sur la qualité du français, entreprennent des campagnes de presse contre les usages fautifs (archaïsmes, barbarismes, anglicismes, etc.) de la langue et fondent des institutions culturelles comme l’Académie canadienne-française (1944) et l’Association canadienne des éducateurs de langue française (1948), qui se consacrent au développement et au rayonnement de la langue et de la culture au Québec.

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Dans les années 1950, l’omniprésence de l’anglais, en particulier à Montréal où les affiches commerciales sont presque exclusivement en anglais, devient l’enjeu principal des luttes menées pour la survie du français. Une des luttes les plus marquantes de cette période est celle que mène la Ligue d’action nationale contre la compagnie Canadien National (CN), qui souhaite imposer un nom anglais « The Queen Elizabeth Hotel » au complexe hôtelier et ferroviaire qu’elle construit au centre-ville de Montréal. À la tête d’une vaste campagne de contestation, la Ligue fait circuler une pétition proposant le nom français « Château Maisonneuve », nom à la mémoire du fondateur de Montréal et inspiré des vocables Château Frontenac (Québec) et Château Laurier (Ottawa), qui recueille près de 250 000 signatures (Laporte 1955a : 760). Dans un article paru dans L’Action nationale, Pierre Laporte (1955b : 669-670), alors directeur de la revue, justifie les raisons de la lutte de la Ligue et des groupes de soutien : « Nous ne voulons pas de ce nom, non pas parce qu’il mentionne la reine, mais parce qu’il est anglais. Est-ce assez clair? ‟ Queen Elizabeth ”, c’est anglais. […] Nous voulons un nom français parce que nous formons la majorité de la population de Montréal et de la province du Québec. Toronto n’accepterait pas un nom français pour un de ses grands édifices publics. Vancouver non plus. Ni aucune ville importante en dehors du Québec. Nous, nous avons fait preuve d’une plus grande largeur de vue, ― ou d’une plus grande sottise, ― puisque, nos villes sont placardées de noms anglais. Mais nous n’allons pas permettre que cette générosité mal placée continue, qu’elle s’applique au plus grand hôtel du Canada. Nous sommes la majorité, nous voulons que cela compte, surtout dans un service gouvernemental. Nous avons le nombre; nous voulons le nom. »

Malgré la mobilisation que cette lutte provoque, la Ligue se bute au conseil d’administration du Canadien National, ayant à sa tête Donald Gordon, au refus de Duplessis d’appuyer l’opinion publique outrée de cette situation et à la non-intervention du gouvernement fédéral. Le nom finalement retenu est The Queen Elizabeth/Le Reine Élizabeth.

Outre l’omniprésence de l’anglais, la décennie 1950 est marquée par le portrait plutôt sombre brossé par les journalistes de la qualité de la langue parlée au Québec dans les journaux francophones, dont La Presse et Le Devoir : la langue est porteuse de carences. Selon eux, les principaux coupables sont l’anglicisation, le joual, le slang, la déformation du

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français, l’accent québécois et la prononciation. Le monde politique, le monde des affaires, le monde du travail et les médias sont également pointés du doigt. En somme, les Québécois font des fautes d’orthographe et écrivent au son. Qui plus est, ils parlent le joual27 !

Véritable fléau, le joual crée une onde de choc au Québec alimentée par de nombreux débats qui ont probablement « bousculé » la prise de décision de l’État québécois sur la question linguistique. En 1959, André Laurendeau, directeur au journal Le Devoir, rédige un article dans lequel il déplore la qualité du français et le parler joual des adolescents. Ces propos sont soutenus par un professeur des frères des Écoles chrétiennes qui, sous le pseudonyme Frère Untel28 (Jean-Paul Desbiens), envoie une lettre au Devoir dans laquelle il remet en question l’emprise du clergé sur la société québécoise, dénonce le système d’éducation au Québec et demande la création d’un Office provincial de la linguistique. Les échanges entre les deux hommes provoquent de nombreux débats publics. Pour les uns, le joual doit être banni du vocabulaire; pour les autres, il est le symbole de l’affirmation de l’identité québécoise et il doit être assumé. La querelle du joual ouvre la voie à une série de mesures législatives linguistiques, qui ont comme but premier d’assurer le respect et le maintien de la langue française au Québec.

La domination de l’anglais et la dégradation du français tant à l’écrit qu’à l’oral sont perçues comme un constat d’échec aux efforts mis en place jusque-là pour redresser la situation précaire du français. Ce revers pousse les divers groupes à la défense du français, dont l’Académie canadienne-française, à réclamer l’intervention de l’État sur la question linguistique. Irrités par le conservatisme et l’inaction du gouvernement au pouvoir, les intellectuels de l’époque exercent des pressions de plus en plus fortes pour la création d’une institution vouée au redressement de la langue écrite et parlée au Québec. À la suite de la mort de Maurice Duplessis, en 1959, on constate la volonté des Canadiens français de défendre leur langue et leur culture et de faire partie du monde des affaires. Selon Jean-Claude Corbeil (1980 : 31), c’est à partir de cette période que « la question linguistique au Québec cesse alors

27 Langue populaire, relâchée et anglicisée de certaines couches de la population de Montréal.

28 Sous ce pseudonyme, Jean-Paul Desbiens publie Les Insolences du Frère Untel (1960), essai marquant sur la

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d’être une question de langue pour devenir une question économique et politique, un élément de la stratégie des Québécois pour échapper à leur condition de peuple dominé et participer de plain-pied à la vie économique et industrielle du pays et du continent ».