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Chapitre 2 Origines de la question linguistique et histoire de l'Office québécois de la langue

2.6 L’éveil linguistique

Au début des années 1960, les dirigeants politiques se préoccupent timidement de la dégradation du français, laquelle traduit le retard qu’a pris la société québécoise sur le plan linguistique et la perception négative qu’elle a développée à propos de sa langue. À leurs

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yeux, l’usage et la maîtrise de l’anglais sont un atout économique. Mais chez la population québécoise, la domination de l’anglais sur le français, notamment dans les milieux d’affaires québécois, provoque une véritable prise de conscience, qui donne au débat linguistique une tout autre dimension : la question de la langue n’est plus uniquement d’ordre linguistique, mais également économique, social et politique.

Les francophones du Québec s’identifient comme Canadiens français, en symbiose avec les francophones de l’Ontario, des provinces maritimes et de l’ouest du Canada. Dans la foulée de la Révolution tranquille, ce sens d’identification avec le reste du Canada s’affaiblit au profit de l’identité québécoise : « Ceux qui s’étaient définis comme Canadiens, Canadiens- français et Canayens deviennent massivement des Québécois. L’affirmation de soi prend le pas sur la différenciation des autres. Ce nouvel homme est américain du Nord, parle le français, mais se veut québécois [sic], c’est-à-dire, un être qui possède une spécificité et qui cesse de se considérer comme minoritaire. » (Rioux 1974 : 21)

En effet, pour la première fois depuis le XIXe siècle, les Québécois mettent fin à leur

état de peuple soumis et évacuent leur complexe d’infériorité. Les Québécois n’acceptent plus la discrimination à leur égard en milieu de travail, qui les contraint à employer l’anglais, qui réserve les postes de direction aux cadres bilingues et qui inflige un mauvais traitement à la langue française. Plus important encore, les Québécois francophones se rendent compte que s’ils veulent être maîtres chez eux et occuper l’avant-scène des réformes mises de l’avant pour répondre à leurs besoins, ils doivent hausser leur niveau de scolarité41, maîtriser leur langue et lutter pour la revalorisation de son statut. À partir de ce moment, la langue française devient l’instrument de revendications de plusieurs groupes francophones tels la Société Saint-Jean- Baptiste de Montréal (SSJBM), l’Alliance Laurentienne, l’Ordre de Jacques Cartier, la Ligue d’action nationale et le Mouvement pour l’indépendance nationale, qui se mobilisent pour la reconnaissance politique du français comme langue prioritaire et officielle du Québec.

41 En 1961, 54 % des Québécois francophones n’ont pas terminé leurs études primaires. (CANADA.

COMMISSION ROYALE D’ENQUÊTE SUR LE BILINGUISME ET LE BICULTURALISME (1969).

Rapport de la Commission royale d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme, Livre III, Le monde du

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Après les années 1960, les actions entreprises pour contrer l’infériorité économique, politique et sociale du français dans la décennie 1950 s’intensifient. La Société Saint-Jean- Baptiste de Montréal, dont l’action porte principalement sur la refrancisation linguistique, présente, en 1963, un mémoire à la Commission royale d’enquête sur l’enseignement dans la province de Québec, dite commission Parent, dans lequel elle formule certaines recommandations relatives à la langue française : « 2. -– QUE la langue française soit traitée, non comme un simple moyen de communication, mais comme langue maternelle, donc comme l’instrument naturel de formation de l’esprit des jeunes, depuis l’école primaire jusqu’à l’université inclusivement; […] 16. -– QUE, devant les tribunaux et cours de justice, la version française des lois de la province du Québec, après adaptation nécessaire s’il y a lieu, soit la seule langue authentique -– la version anglaise étant considérée comme une traduction; 17. -– QUE les entreprises établies dans la province du Québec soient tenues de se donner une raison sociale française; […] » (Angers 1971 : 168).

Toujours en 1963, lors de son congrès annuel, la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal incite les dirigeants et la population à unir leurs efforts en vue de valoriser et d’améliorer la langue française au Québec. En ce sens, elle adopte une résolution en faveur du français qui reconnaît le français « comme langue officielle par le gouvernement de la province de Québec » et exige « l’adoption d’un programme d’action réaliste qui assurera l’usage de la langue française dans tous les domaines où les Canadiens français sont appelés à se manifester » (Angers 1971 : 156). Parallèlement, la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal poursuit son action pour revaloriser le français et lance « l’Opération visage français », programme qui vise à faire du Québec, en particulier Montréal, une province de langue française en matière d’affichage commercial et de toponymie. « L’Opération visage français », qui s’échelonne de 1963 à 1966, sensibilise la population aux problèmes linguistiques et le gouvernement québécois à l’importance et à l’urgence d’adopter une politique linguistique.

Au cours de la même période, le Rassemblement pour l’indépendance nationale (RIN), groupe de pression formé en 1960 et composé d’intellectuels et d’étudiants qui prônent l’indépendance du Québec, entreprend une campagne en faveur de l’unilinguisme français, c’est-à-dire la reconnaissance du français comme langue officielle. Dans sa brochure, Le

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bilinguisme qui nous tue (1962), le Rassemblement pour l’indépendance nationale se prononce

contre le bilinguisme généralisé qui, selon lui, est la principale cause de la détérioration du français et critique le fait que l’anglais soit imposé aux travailleurs francophones. Le Rassemblement pour l’indépendance nationale croit que le français doit être la seule langue du travail, de la justice, de l’enseignement public et de l’État, qui a la responsabilité d’élaborer une politique linguistique fondée sur le concept d’unilinguisme, soit d’attribuer un statut exclusif au français dans son administration, ses services et ses rapports avec la population.

L’idée d’unilinguisme et d’intervention étatique est aussi préconisée par la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal et la Fédération des sociétés Saint-Jean-Baptiste (FSSJB), qui multiplient leurs revendications envers l’unilinguisme français au Québec et réclament l’intervention de l’État et des mesures linguistiques. En 1964, la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal présente un mémoire à la Commission d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (appelée commission Laurendeau-Dunton) sur l’importance du rôle de l’État québécois « d’encourager toutes les institutions et associations dont l’action contribue à étendre l’influence et le prestige de la langue française. Les ministères de l’Éducation et des Affaires culturelles ont des responsabilités particulières en ce domaine. Ils doivent recevoir les moyens matériels et s’en acquitter » (Angers 1971 : 171). Au même moment, de nombreux intellectuels, journalistes et écrivains s’emploient à faire connaître auprès du public l’idée d’unilinguisme, notamment par la publication d’ouvrages, dont les plus connus sont Pourquoi

je suis séparatiste? (1961), de Marcel Chaput, Le Québec bientôt unilingue? (1965), de

Raymond Barbeau, et Le colonialisme au Québec (1966), d’André d’Allemagne.

En 1967, la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal réitère ses positions sur la question linguistique en réclamant de nouveau l’unilinguisme français au Québec et, pour la première fois, des dispositions juridiques concrètes quant au statut du français. Dans un mémoire qu’elle présente au premier ministre du Québec en avril la même année, la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal propose au gouvernement de mettre en place une politique linguistique ayant les objectifs suivants : « 1. ― Assurer la restauration de la qualité du français parlé et écrit au Québec afin de le conformer au français international et d’en faire l’instrument d’une civilisation dynamique et progressive. 2. ― Donner au français le statut de

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langue nationale et, par une législation appropriée, en faire la véritable et seule langue officielle du Québec, afin de la rendre non seulement utile mais indispensable » (Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal 1967 : 8).

Pour la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, la réalisation de ces objectifs passe par l’État, qui détient les pouvoirs et les ressources requises à la bonne mise en œuvre de cette politique, mais aussi en élargissant le champ d’action de l’Office de la langue française, en le dotant d’un personnel accru et d’un budget plus élevé. « Cet office pourrait notamment être constitué en sorte de régie, contrôlant la qualité du français au Québec, après s’être assuré du respect des mesures que nous avons recommandées dans cette spécialité. Des administrateurs plus nombreux, des pédagogues avertis, un budget garni pourraient faciliter la mise en œuvre de ces mesures. Des bureaux de l’Office pourraient être créés dans les grands centres afin d’assurer le rayonnement du français dans toutes les sphères québécoises du monde des affaires » (Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal 1967 : 26).

Les concepts d’unilinguisme et d’intervention étatique ne sont pas des propositions nouvelles. Déjà, Paul Bouchard (1936 : 1-2), dans un article de l’hebdomadaire La Nation qu’il dirige, condamne le bilinguisme qui n’est que « l’agent de l’américanisation la plus détestable » et de « dénatalisation ». « Nous sommes partisans de l’unilinguisme. Le bilinguisme, c’est le droit pour les citoyens d’un pays composite de rester unilingues, mais le devoir pour l’État qui les régit d’être bilingue. Ce n’est pas autre chose. C’est une obligation pour les fonctionnaires et non pour chacun des citoyens d’apprendre la langue du voisin. »

Au milieu de la décennie 1960, l’idée d’unilinguisme gagne du terrain dans les milieux politiques québécois, forçant les dirigeants à réfléchir sur la question linguistique et à prendre position relativement au statut du français au Québec. Si la création de l’Office de la langue française en 1961 constitue le premier engagement officiel du gouvernement en matière linguistique, aux élections de 1962, la question linguistique ne fait pas partie du programme électoral des différents partis politiques. Ce n’est que trois ans plus tard (1965) que le Parti libéral de Jean Lesage fonde son programme électoral sur le français prioritaire.

Le concept de français prioritaire est l’idée maîtresse du chapitre sur la langue du Livre

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culturelle. L’auteur, Pierre Laporte, alors ministre des Affaires culturelles sous le gouvernement Lesage, déplore l’anglicisation du vocabulaire du secteur socio-économique et le non-recours au français pour nommer les réalités nouvelles dans les domaines technique et scientifique, et exhorte les pouvoirs publics à corriger cette situation pour éviter la dégradation et la disparition du français. Selon lui, il revient à l’État québécois « d’élaborer une politique linguistique ― réaliste et cohérente ― et d’en faire un des facteurs principaux de l’évolution de la collectivité québécoise francophone [...] » et de « prendre les mesures nécessaires pour que le français devienne effectivement langue prioritaire42 au Québec, prendre aussi toutes les dispositions utiles pour y assurer la normalisation progressive du français parlé et écrit » (Québec. Ministère des Affaires culturelles 1965a : 47).

Bien que le Livre blanc confère au français le statut de langue prioritaire, c’est-à-dire la langue première de la fonction publique, de certaines entreprises et du milieu syndical, il reconnaît le caractère officiel de l’anglais. « Comme langues officielles, l’anglais et le français sont sur un même pied du point de vue de l’État » (Québec. Ministère des Affaires culturelles 1965a : 47). Cette prise de position montre que le gouvernement Lesage, tout comme les gouvernements qui l’ont précédé, n’ose pas modifier le statut de l’anglais, cherchant plutôt un compromis entre l’unilinguisme et le bilinguisme, et ce, malgré les propositions et les recommandations formulées en faveur d’une politique linguistique et des moyens pour améliorer la qualité du français, dont celui de mettre à la disposition de l’Office de la langue française les ressources nécessaires à l’implantation du français comme langue commune du Québec. Le premier ministre Lesage accueille mal le Livre blanc et interdit sa publication. Notons cependant que cela ne l’empêche pas de faire du français la langue de travail et des communications un enjeu important de la campagne électorale de son parti en 1966.

Malgré les appels répétés à l’intervention gouvernementale en faveur d’une politique linguistique, aucune mesure concrète n’est prise à cet égard. Vers la fin de la décennie 1960, la communauté francophone est de plus en plus inquiète pour l’avenir du français. Cette source d’inquiétude vient de la présence grandissante d’immigrants à Montréal, de leur tendance à

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s’intégrer massivement à la communauté anglophone et d’envoyer leurs enfants à l’école anglaise. Pour les immigrants, la langue anglaise est perçue comme la langue de prestige, d’avancement social, et le moyen le plus rapide pour y parvenir est la fréquentation de l’école anglaise. Comme le souligne Marc V. Levine (1997 : 105) : « Dans un contexte qui valorisait l’épanouissement du français à Montréal, l’anglicisation des immigrants portait un coup dur à la fierté collective des francophones. En choisissant l’école anglaise, les immigrants semblaient affirmer que la langue de la majorité était moins ‟ valable ˮ que celle de la minorité et rejeter les aspirations de la Révolution tranquille, c’est-à-dire l’édification d’une société dynamique en français. »

Le choix linguistique majoritaire des immigrants, auquel s’ajoute la chute du taux de natalité chez les francophones, apparaît comme une menace pour la survie de la communauté francophone et de langue française au Québec. Les incertitudes des francophones quant à leur avenir et leurs inquiétudes relativement à la précarité du français sont mises en évidence par les travaux de la Commission d’enquête sur le bilinguisme et le biculturalisme (commission Laurendeau-Dunton) et, plus tard, ceux de la Commission d’enquête sur la situation de la langue française et sur les droits linguistiques au Québec (commission Gendron). Leurs constatations et leurs recommandations servent de source d’inspiration à la conception et à la mise en œuvre du projet d’aménagement linguistique du Québec. C’est l’objet du prochain chapitre.