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Chapitre 2 Origines de la question linguistique et histoire de l'Office québécois de la langue

2.2 Les origines de la question linguistique au Québec

2.2.3 Le statut du français sous le Régime anglais

À la suite de la victoire de la coalition anglo-américaine contre les troupes françaises sur les Plaines d’Abraham en 1759, qui entraîne les capitulations de Québec et de Montréal, la Nouvelle-France devient la quinzième colonie anglaise en Amérique. La France, par le traité de Paris en 1763, cède à l’Angleterre le Canada, l’Acadie et la rive gauche du Mississippi. Dès 1763, le gouvernement de Londres annonce son intention de faire de cette nouvelle colonie, appelée dorénavant Province of Quebec, une colonie anglaise en instaurant de nouvelles institutions politiques et administratives conformes à la tradition britannique, en imposant les lois civiles et pénales anglaises, en interdisant les relations commerciales avec la France, en implantant la religion anglicane et en favorisant une politique d’immigration anglaise qui vise à assimiler la population canadienne française.

Le traité de Paris n’aborde pas les droits du français, ni la ou les langue(s) de l’Administration et des lois de la nouvelle colonie. Même si le français continue d’être utilisé par la population francophone, évaluée à 65 000 au moment de la Conquête, l’anglais s’impose dans les institutions politiques, juridiques et administratives du Québec avec, comme

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conséquences, le début du bilinguisme, de la concurrence entre l’anglais et le français (Vaugeois 2003 : 60) et de la cohabitation forcée de deux communautés linguistiques distinctes : une communauté conquérante minoritaire de langue anglaise et protestante et une communauté conquise, majoritaire de langue française et catholique. La première s’impose dans toutes les sphères de la société en occupant les postes de commande. La deuxième se retrouve dans une situation d’assimilation et de minorisation politique, économique et sociale; après la Conquête, une bonne partie de la classe dirigeante nobiliaire et seigneuriale retourne en France. Délaissés par leurs dirigeants, ceux qui restent voient leur structure administrative, commerciale et industrielle passer graduellement aux mains du conquérant.

Devant cette situation, la communauté francophone, désireuse de se consolider et de survivre, entreprend de résister en se repliant vers les villages et les terres, là où elle peut conserver ses coutumes, ses traditions, sa religion et sa langue et renforcer le tissu de sa vie collective grâce à la famille et à la paroisse, « l’unité de base, religieuse, politique et administrative » (Épinette 1998 : 16). Ce comportement à l’égard des valeurs traditionnelles est soutenu par l’Église catholique, qui représente une force majeure dans la société. La politique d’assimilation linguistique promulguée par Londres se révèle néanmoins inacceptable pour les Canadiens français. Ceux-ci réclament qu’une assemblée législative soit créée pour diriger le pays et que le français soit la langue de l’Administration et de la Justice. Londres accepte de modifier sa politique aux besoins d’une société catholique française dont elle souhaite obtenir la loyauté et, pour ce faire, promulgue, en 1774, l’Acte de Québec, une loi plus réaliste envers les Canadiens français. Cette loi précise les frontières canadiennes qui s’étendent du Labrador à l’extrémité des Grands Lacs, rétablit les lois civiles françaises, permet à un certain nombre de Canadiens français de faire partie du conseil législatif du souverain et reconnaît officiellement les droits de l’Église catholique.

L’Église catholique profite de cette reconnaissance pour s’affirmer comme une source d’encadrement et de diffusion idéologique. En effet, l’Église représente la communauté dans les rapports avec le conquérant, exerce son emprise sur le système d’éducation et les services sociaux à la place de l’État, plus ou moins présent dans ces domaines, prône les valeurs morales et religieuses au détriment des valeurs de liberté et d’égalité sociale, encourage

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fortement la procréation, se méfie des pouvoirs politiques, privilégie l’exploitation agricole à l’exploitation industrielle et se sert de la langue comme outil de promotion identitaire, morale et religieuse. Pour ce faire, elle lutte pour la pérennité du français, encourage son utilisation dans les établissements d’enseignement qu’elle dirige et lui attribue le rôle de gardienne de la foi, ce qui lui permet de maintenir un contrôle clérical conservateur sur la communauté, de renforcer l’identité nationale de la communauté en propageant l’idée que leur survie et celle de leur langue passent par le maintien des valeurs religieuses et enfin de réduire au minimum les forces d’attraction de la minorité anglophone, en particulier l’attrait au protestantisme et à la langue anglaise.

Comme l’explique Françoise Épinette (1998 : 14-15), « en proclamant la langue, gardienne de la foi, elle [l’Église] se pose elle-même en gardienne de la nation et devient l’institution qui la personnifie. De fait, l’Église catholique est omniprésente et favorise largement l’homogénéisation du groupe : par ses orientations, elle conduit la société québécoise à préférer longtemps la survivance nationale à la croissance économique, elle fournit à la nation une assise territoriale par l’implantation systématique de paroisses dans les territoires les plus reculés, elle assure l’éducation. Facteur de cohésion sociale et instrument de lutte nationale, l’Église est dans cette démarche plus puissante qu’un parti politique ».

C’est donc par l’entremise de l’Église que la communauté francophone réussit à préserver ses valeurs traditionnelles et à conserver l’usage de sa langue. Mais c’est aussi sous l’influence de l’Église que la communauté francophone accepte son statut de peuple conquis. L’Église n’est en réalité pas seulement un instrument de cohésion sociale; elle constitue aussi le moyen par lequel le conquérant assure sa gouvernance sur la communauté francophone. Comme le rappelle justement Marcel Rioux (1974 : 42), l’Église, en particulier le clergé, joue « le rôle d’une classe dominante dont les valeurs et l’idéologie servaient non seulement de ciment à la formation sociale québécoise mais masquait [sic] le fait de la domination socio- économique des anglophones. C’est ainsi que la puissance coloniale anglaise, en s’appuyant sur le clergé pour dominer pacifiquement le Québec, l’a obligé à légitimer sa domination et à prêcher aux francophones la soumission et la résignation ».

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Cette domination a longtemps une incidence sur les attitudes et les comportements de la population québécoise francophone et sur la formation de son identité. En effet, elle provoque, surtout à la suite de l’échec de la Rébellion des Patriotes17, l’acceptation de son sort,

d’où leur tendance à laisser l’espace commercial et industriel au conquérant qui, grâce à une politique d’immigration soutenue par l’Angleterre depuis 1763, consolide la suprématie qu’il détient déjà dans les domaines militaire, politique et économique.

L’Acte de Québec suscite de profonds remous : les colons anglais voient d’un mauvais œil l’élargissement des frontières du Québec et protestent contre le rétablissement des lois civiles françaises et du catholicisme. Sur le plan linguistique, l’Acte ne fait pas mention du statut de la langue française, ni de celui de la langue anglaise. Toutefois, il établit officiellement le bilinguisme dans les tribunaux. Les avocats plaident dans les deux langues. Les ordonnances et les procès-verbaux sont publiés dans les deux langues, comme le souligne François-Albert Angers (1971 : 33) :

« Le régime linguistique qui s’installe est donc celui d’un pays français, mais conquis, où le conquérant se réserve le droit de vivre dans sa langue tout en respectant officiellement la langue du pays comme telle. »

17 Rébellion menée en 1837 et 1838 par le Parti patriote contre la politique coloniale de l’Angleterre. Sous la

direction de leur chef, Louis-Joseph Papineau, ce parti politique, au nom des libertés individuelles, lutte, entre autres, pour l’adoption urgente de mesures économiques et sociales, la reconnaissance de la spécificité de la communauté francophone et l’égalité des langues anglaise et française. Cette rébellion se termine par l’écrasement des patriotes par les troupes anglaises et par l’arrestation de milliers de personnes, dont certaines sont jugées, déportées ou encore pendues à Montréal. À la suite de cette rébellion, l’Angleterre nomme John George Lambton, lord Durham, gouverneur général du Haut-Canada et du Bas-Canada et haut commissaire chargé d’enquêter et de faire rapport sur la situation. Dans son célèbre rapport, il recommande le renforcement de l’influence économique de la communauté anglaise et préconise l’assimilation et l’anglicisation de la communauté française, seuls moyens de rétablir la paix entre ces deux communautés linguistiques distinctes. Son rapport conduit à l’adoption en 1840 de l’Acte d’Union, lequel « s’inspire largement des idées assimilatrices de Durham, qui a surtout vu dans le conflit un affrontement entre deux races et, dans la société francophone, un groupe culturel momifié qui entrave l’essor du Canada » (Hamelin et Provencher 1997 : 56).

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L’Acte de Québec connaît toutefois une brève existence en raison de la guerre d’indépendance des États-Unis, qui entraîne l’arrivée de 7 000 loyalistes18. Ces nouveaux

arrivants choisissent de s’intégrer à la communauté de langue anglaise et n’acceptent pas de vivre sous les lois civiles françaises; ils réclament un système parlementaire de langue anglaise. Pour répondre à leur demande, le gouvernement de Londres doit trouver un compromis. Ce compromis auquel arrive l’Angleterre est l’Acte constitutionnel. Votée par le parlement britannique le 10 juin 1791, cette loi sépare la province de Québec en deux provinces distinctes : le Haut-Canada, l’Ontario, qui compte 10 000 loyalistes, et le Bas- Canada, le Québec, qui compte 140 000 Canadiens, dont 10 000 anglophones, regroupés dans quatre districts, soit Gaspé, Québec, Trois-Rivières et Montréal (Leclerc 1986 : 438). La loi de 1791 autorise, pour chaque colonie, une chambre d’assemblée élue par le peuple et un conseil législatif composé majoritairement d’Anglais. Au sommet de la hiérarchie, un seul gouverneur qui, assisté d’un conseil de direction, dispose d’un droit de veto et peut s’opposer aux lois adoptées par l’Assemblée législative. L’Acte constitutionnel confirme le maintien du droit civil français et la liberté de religion au Bas-Canada, mais ne traite pas de la question linguistique.