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Du plaisir hédoniste au pouvoir de l’amateur : l’apparition de nouvelles parts de marché

En construisant son propre univers esthétique, l’auditeur-amateur, par ses achats, influence l’intérêt des grands groupes à produire une musique enregistrée qui assouvisse ses attentes. « Les enquêtes réalisées par The Gramophone, où il est demandé au lecteur de préciser les modalités de ses achats (moments, fréquence, quantité, type d’enregistrement ou genre musical) »436 montrent ainsi que l’auditeur devient un point central dans les choix musicaux et artistiques des grands groupes. Avec un retour direct grâce aux statistiques de vente et aux réussites commerciales, l’avis de l’auditeur prend une importance et une visibilité inégalées. Ces morceaux bien connus et appréciés par tout le monde,

434 R. POUIVET, Philosophie du rock, op. cit., p. 44.

435 Adorno développe cette théorie dans son article « Über den Fetischcharakter in der Musik und die Regression des Hören » écrit en 1938 dans le Zeitschrift für Sozialforschung traduit depuis en Français in T. W. ADORNO, Le caractère fétiche dans la musique et la régression de l’écoute, op. cit.. Cet article est le développement d’un texte intitulé « Über Jazz » écrit en Angleterre en 1936 in W. BENJAMIN, Gesammelte Schriften, G. G. Scholem et al. (éd.), Frankfurt am Main, Allemagne, Suhrkamp, 1982, 2 vol., p. 74-108. Il fut un point de départ pour ses livres ultérieurs et notamment : T. W. ADORNO, Philosophie de la nouvelle musique, H. Hildenbrand et A. Lindenberg (trad.), Paris, France, Gallimard, 1979 et T. W. ADORNO, Théorie esthétique, R. Tiedemann, M. Jimenez et E. Kaufholz-Messmer (trad.), Paris, Klincksieck, 2011.

intitulés « old friends »437, montrent que l’avis de l’auditeur-acheteur devient aussi important que celui des connaisseurs.

En s’inspirant du travail d’Antoine Hennion, de Sophie Maisonneuve et d’Emilie Gomart438, nous pouvons avancer l’idée que l’auditeur-amateur439 reste trompeusement défini dans la société de manière négative : à la fois comme celui qui ne sait pas — ou pas bien — jouer de la musique et qui n’a donc pas les outils intellectuels et techniques pour la comprendre en profondeur ; mais aussi comme celui qui en joue pour le plaisir et qui ne le fait donc pas sérieusement440. L’auditeur-amateur serait alors non seulement passif mais aussi non professionnel, donc moins sérieux. Il symboliserait le consommateur perverti, succédant au commanditaire éclairé ou, plus tard, au public passionné. En réalité, l’amateur est une figure nouvelle du XXe siècle, qui ne peut exister sans des préalables. Il faut en premier lieu que la musique devienne un art indépendant de ses fonctions sociales, qu’elle se libère des contraintes liées à l’adoration d’un dieu, à la soumission à un prince ou à une entité, pour exprimer quelque chose à une population, statut qu’elle a obtenu progressivement entre le XVIIIe et le XIXe siècle441. Il faut aussi que la musique se libère des contraintes techniques, géographiques et temporelles afin de pouvoir exister en tout temps et en tout lieu sans l’intermédiaire de musiciens. Sans cela, l’amateur doit être musicien ou commanditaire pour pouvoir profiter de la musique dans ses temps libres. Il est donc bel est bien le fruit du disque, de la radio, du concert payant, c’est-à-dire du système musical global qui s’est créé suite à l’élaboration de la musique acousmatique : « l’amateur est l’enfant du mariage récent de la musique et du marché, dont l’union n’a pu être consommée que lorsque la technique a su faire de la musique un bien et un service »442. Mais c’est justement par ce système dont il est un acteur, qu’il peut désormais intervenir d’une manière nouvelle et importante : encore une fois, le média révèle ce qui s’opère dans les prémices de la constitution du marché de l’édition musicale aux XVIe et XVIIe siècles.

L’auditeur, libéré non seulement de son rapport social à la musique, mais aussi de son rapport social avec l’interprète, devient celui qui décide de ce qu’il aime, et donc celui qu’il faudra influencer, amadouer, au moyen de la publicité et des émissions de radio spécialisées. Dans l’entre-deux-guerres,

437 Id..

438 A. HENNION, S. MAISONNEUVE et E. GOMART, Figures de l’amateur [Texte imprimé], op. cit., p. 49-66

439 Les auteurs parlent en général de l’amateur à la fois comme le joueur de musique non professionnel ou comme le collectionneur ou le passionné de concert. L’amateur serait donc l’« usager de la musique » dans son ensemble. Il nous semble au contraire plus intéressant de dissocier l’auditeur-amateur de l’interprète-amateur car leur origine tout comme leur mode de fonctionnement restent différents.

440 A. HENNION, S. MAISONNEUVE et E. GOMART, Figures de l’amateur [Texte imprimé], op. cit., p. 49.

441 Ibid., p. 51.

la parution des premières revues discographiques montre le poids que commence à prendre l’opinion des amateurs dans l’évolution esthétique et par la suite dans les rapports commerciaux. À l’image de l’économie de marché anglo-saxonne alors en plein développement, la musique semble devenir le reflet de l’ensemble des intérêts particuliers. Nous sommes bien loin de l’analyse initiée par Adorno et perpétuée par les écoles influencées par les théories sociales marxistes, même s’il faudra nous en inspirer plus tard : il est évidemment bien trop dangereux pour les grandes compagnies de confier leur avenir au public.

La troisième période voit donc naître un nouvel auditeur très prisé de l’industrie du disque, et avec lui un nouveau marché défini par une catégorie socio-professionnelle devenue économiquement intéressante, celle de l’étudiant — et même plus généralement de la jeunesse — qui détient un pouvoir que ses aînés n’avaient pas : l’argent de poche. En France, Ludovic Tournès estime à 5 milliards de francs la somme dont disposent les jeunes en 1966. Avec cette nouvelle génération, les pratiques évoluent : la musique enregistrée ne s’écoute plus en famille au salon mais aussi seul dans la chambre. Les écoutes commentées pendant la décennie précédente se transforment en discussion entre « copains » dans les années 1960 ou en surprises-parties et « boums » où, « sur fond de sonorités et de danses nouvelles (rock’n roll, twist, hulot bully, madison, etc.), la jeunesse apprend et réinvente en même temps les règles de la rencontre et de la séduction »443. Ce nouvel auditeur est né avec le microsillon et les questions de réalité ou de réalisme ne sont plus à l’ordre du jour : l’écoute acousmatique est ancrée dans la pratique et l’audition « aurale » est entrée dans les mœurs.

Considéré comme seul, l’auditeur présente peu d’intérêt pour l’industrie du disque ; regroupé avec ses semblables en parts de marché, il devient financièrement intéressant. La diminution des coûts de reproduction permet d’augmenter les frais de production afin de créer des œuvres pensées pour plaire au plus grand nombre et augmenter ainsi les profits. Les investissements conséquents qu’impose cette « économie de prototype » ainsi que les aléas caractéristiques de ce « bien d’expérience » qu’est la musique enregistrée444 nécessitent, pour les grandes firmes, de ne prendre aucun risque, ou de transférer les risques à des labels plus petits qui cherchent fortune.

Enfin, les possibilités technologiques s’adaptent à de vieux désirs humains qui peuvent se concrétiser dans le quotidien de l’auditeur : la radio comme l’enregistrement déplacent les possibilités d’écoute au sein de toute activité et dans toutes les zones géographiques où l’homme se meut : « Les magazines des années 1950 décrivent des familles qui souhaiteraient avoir de la “musique partout où elles

443 L. TOURNÈS, Du phonographe au MP3, op. cit., p. 91.

444 Cf. Partie II, II. « Élaborations de fondements sociologiques et économiques pour notre réflexion » en début de partie II.

vont”, ainsi que des auditeurs qui “ne peuvent pas supporter le silence” »445. Le média ne révèlerait-il pas là encore le lien qui unit l’homme à la musique : s’éloigner du silence ?

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