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La notion d’expérience esthétique

La pensée ci-dessus, inspirée par le courant analytique, s’oppose ainsi à de nombreux courants dominants au sein de l’histoire de la philosophie dont Kant fut le fer de lance, lui qui a cherché dans le discours esthétique un mode de compréhension du réel distinct de la métaphysique :

« Pour certains, c’est la leçon à tirer de la Critique de la faculté de juger esthétique de Kant. Il existerait une attitude esthétique, un mode de perception esthétique, un mode d’appréhension esthétique, un mode de signification esthétique, il

188 Ibid., p. 29.

189 R. POUIVET, « Les œuvres musicales existent-elles ? Un dialogue ontologique », op. cit.

190 R. POUIVET, « La triple ontologie des deux sortes d’enregistrements musicaux », dans P.-H. Frangne et H. Lacombe, Musique et enregistrement, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 160.

existerait une réflexion spécifique, avec sa méthode propre, vraisemblablement intuitive et interprétative, sur cette attitude esthétique »191.

Mais aux yeux de Roger Pouivet, cette manière d’appréhender le réel trouve son origine dans une phrase de Kant difficilement compréhensible, comme nous l’avons vu en chapitre 1192 :

« Kant le dit sans détour, mais un peu dogmatiquement peut-être, dès le § 1 de la Critique de la faculté de juger : toute expérience est pour nous l’occasion de nous représenter intérieurement quelque chose. Cette représentation (dont Kant ne doute manifestement pas un instant qu’elle existe) peut être rapportée à l’objet extérieur afin de le connaître. Or, dans le jugement de goût, la représentation est rapportée au sujet, à son sentiment de plaisir ou de déplaisir. Et dans ce cas, rien n’est alors désigné dans l’objet. Autrement dit, rien n’est appréhendé au sujet de l’objet ou des propriétés qu’il possède. C’est même la raison pour laquelle le jugement est exclusivement subjectif. En revanche, dans ces conditions, “le sujet éprouve le sentiment de lui-même, tel qu’il est affecté par la représentation”. Ce qui est esthétique est une sorte d’expérience dans laquelle le sujet éprouve le sentiment de lui-même tel qu’il est affecté par la représentation. / Périodiquement, depuis plus de trente-cinq ans maintenant, je relis la fin de ce premier paragraphe de la Critique de la faculté de juger. J’avoue ne toujours pas comprendre de quoi Kant y parle ni, en toute clarté, ce qu’il veut dire »193.

Kant s’inscrit dans la vision d’une esthétique perçue comme « expérience esthétique ». Cette manière de penser provient de la tradition empiriste britannique très influencée par Hume194. Pour Kant et pour ses héritiers, l’esthétique est une expérience intérieure à partir d’une représentation intérieure d’un objet extérieur ou d’un attribut de cet objet. Le mot esthétique qualifierait alors une nouvelle manière d’appréhender le réel ou plutôt de s’appréhender dans le réel : le sujet ressent ce que cela fait d’être en contact avec une expérience esthétique, et le discours esthétique décrit alors

191 R. POUIVET, Philosophie du rock, op. cit., p. 29-30.

192 Cf. Chapitre 1, II, 4 : « Le problème de la définition kantienne de l’esthétique ».

193 R. POUIVET, « Goodman et la reconception de l’esthétique », Rue Descartes, n° 80, no 1, 28 mars 2014, p. 5.

ce phénomène. Nous sommes dans le cadre d’un « empirisme esthétique » que l’on retrouve principalement chez les phénoménologues195 et dans une grande partie des courants philosophiques. Mais avec cette conception, l’esthétique n’est plus une manière de connaître le réel, elle devient une manière de se connaître dans le réel. Le sujet n’est plus le réel mais l’homme qui ressent le réel. Pire : selon nous, par ce subjectivisme, les partisans de l’expérience esthétique semblent abandonner l’idée même de compréhension du phénomène artistique extérieur à nous-mêmes, car il existe bien un phénomène musical lorsque j’entends de la musique : cela n’est pas qu’une représentation d’un phénomène extérieur semblable à ce que je ressens. Si l’on adopte cette théorie d’« expérience esthétique », il nous semble qu’il faudrait abandonner l’idée d’une histoire de la musique. Le mot même de « musique » ne pourrait plus exister au singulier : il n’existerait que « des » musiques qui ne reflèteraient alors qu’une somme d’expériences individuelles dont nous ne pourrions saisir que les conséquences, les phénomènes agissant sur nous, et dont les causes seraient inaccessibles. Le réel serait par le biais esthétique éloigné de nous. En d’autres termes, il n’y aurait aucune relation possible entre le jugement de goût et le jugement de connaissance.

Or il nous faut reconnaître, comme nous l’avons vu précédemment, que nous arrivons à appréhender des phénomènes musicaux lorsque nous connaissons la signification des gestes musicaux qui y sont inscrits. Ceux-ci n’ont d’ailleurs pas toujours le même signifiant en fonction du contexte artistique. Le discours artistique présente donc des caractéristiques qui ne sont pas perçues par l’oreille et qui nous aident à évaluer l’œuvre : la méconnaissance du contexte d’une œuvre est d’ailleurs un puissant frein pour l’apprécier et demeure souvent la cause de son incompréhension ou d’une fausse compréhension :

« Une œuvre musicale n’est pas seulement fonction de ce que nous entendons en l’écoutant, mais aussi de tout un ensemble d’anticipations grâce auxquelles nous sommes capables de faire la différence entre les propriétés de l’œuvre permettant de l’identifier comme œuvre, d’autres propriétés esthétiques et des propriétés qui ne le sont pas »196.

Enfin, Roger Pouivet critique la volonté d’une partie de la philosophie qui cherche à extraire de son univers de raisonnement, les caractéristiques de l’empirisme esthétique proposé par Kant pour comprendre la beauté naturelle et la placer dans un contexte artistique : « il n’est pas sûr du tout qu’il

195 R. POUIVET, Philosophie du rock, op. cit., p. 82.

s’étende au jugement concernant des œuvres d’art »197. Selon lui, notre capacité à donner plusieurs significations différentes à un même geste artistique doit nous amener à concevoir que les œuvres possèdent des différences catégorielles que nous sommes capables d’appréhender bien que nous n’en possédions pas forcément les concepts : « Notre capacité cognitive excède l’application de concepts »198.

En conséquence, nous pensons préférable d’inverser les perspectives d’approche :

L’expérience esthétique n’est pas la cause du rapport esthétique. Celui-ci est une conséquence d’un plaisir esthétique face à un objet esthétique qui se

transforme alors en sujet esthétique par la capacité humaine à définir historiquement et ontologiquement l’objet esthétique à partir de ses attributs.

II. Pour une esthétique réaliste

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