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Vers l’« enregistrement-objet » 500

Grâce à l’apport de l’électricité et au développement du microphone-enregistreur, le son n’est plus seulement capté, il peut être transformé et modulé. L’emplacement du micro, qui favorise l’écoute précise d’un instrument dans l’exécution d’une œuvre ou qui met en valeur telle mélodie ou tel accompagnement particulier, donne un pouvoir important à la technique dans le travail

497 J.-P. COMBET, « Enregistrer la musique, du mythe de l’authentique à celui du réel », dans P.-H. Frangne et H. Lacombe, Musique et enregistrement, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 98.

498 R. PHILIP, Early Recordings and Musical Style: Changing Tastes in Instrumental Performance, 1900-1950, s. l., Cambridge University Press, 2004 et M. CHANAN, Repeated takes : a short history of recording and its effects on music, London et New-York, Verso, 1995 ; cité par S. MAISONNEUVE, L’invention du disque, 1877-1949, op. cit., p. 104.

499 M. GARDEN et L. BIANCOLLI, Mary Garden’s story, New York, Simon and Schuster, 1951, p. 234 ; cité par R. HOWAT, « Les enregistrements historiques des mélodies de Debussy. Des sources pour l’interprétation », op. cit., p. 244.

d’interprétation. Aidé de l’ingénieur du son, l’interprète détient dans ce cas le pouvoir de donner à entendre à l’auditeur une interprétation de manière très précise : « Le microphone est donc le premier outil qui va à la fois permettre de se rapprocher du réel et, en même temps, de s'en éloigner, voire d'offrir la possibilité de falsifier un son »501. Pierre-Emmanuel Lephay prend en exemple le chef d’orchestre Leopold Stokowski et ses enregistrements avec le Philadelphia Symphony Orchestra. Entre un enregistrement de 1925 et un enregistrement de 1936 de la Danse Macabre de Camille Saint-Saëns par le même orchestre, il montre qu’à l’écoute, si l’on prend en compte l’évolution du rendu sonore et donc des placements des micros, on entrevoit la recherche d’une interprétation idéale et maîtrisée mais aussi la problématique de la prise de son, paramètre crucial dans les choix esthétiques du chef d’orchestre.

Cette idée exacerbée de « réaliser la prise idéale »502 gagna en importance dans les années 1930-1940 avec l'amélioration de la technique d’enregistrement et l’apparition de la bande magnétique, qui non seulement permettait un travail de montage mais offrait aussi la possibilité de l’écoute immédiate. Cette nouveauté technologique favorise le travail vétilleux503 et intraitable, tel celui du directeur artistique Walter Legge avec la chanteuse Elisabeth Schwarzkopf. Tous les deux s’investissent dans une interprétation très pointilleuse de la partition afin de proposer une exécution sans aucun défaut, présageant ainsi du futur travail d’Herbert von Karajan, présent lors d’une de ces séances de travail. Pierre-Emmanuel Lephay y voit l’avènement des enregistrements-objets « déconnectés de la réalité sonore d’un concert d’alors »504, montrant que des chanteurs enregistrent même « des rôles qu’ils ne tiennent pas sur scène »505.

Mais bien plus que cela, la volonté de laisser une interprétation dans l’histoire et le besoin de conserver le geste musical, mentionné plus haut, transforment le rôle de l’interprète : ce dernier, qui était perçu au cours des décennies précédentes comme un exécutant plus ou moins talentueux au service de la composition et de la musique, gagne en notoriété et se hisse progressivement au statut d’interprète-créateur de l’œuvre, quasiment au même titre que le compositeur. Avec les possibilités toujours plus nombreuses qu’offre l’enregistrement électrique, il peut enfin envisager de réaliser la prise idéale — mais aussi la prise artificielle masquant tous les défauts — pour produire un « enregistrement-objet » dont le statut se veut quasiment identique à celui de la composition. Nous

501 Id..

502 Ibid., p. 48.

503 Dans ses mémoires, Elisabeth Schwartzkopf relate le souci du détail qui animait Walter Legge ; in E. SCHWARZKOPF, On and Off the Record : A Memoir of Walter Legge, s. l., Northeastern University Press, 2002.

504 P.-E. LEPHAY, « De l’“enregistrement-témoignage” à l’“enregistrement-objet” et vice-versa », op. cit., p. 48.

sommes ici au début d’une période où l’interprète montre, par son travail, la volonté de dépasser littéralement sa condition d’interprète. La technologie est perçue comme libératrice ; le média semble pouvoir réaliser un vieux rêve esthétique du XIXe siècle, issu d’une certaine interprétation de la philosophique de Kant506. Si l’enregistrement peut copier à l’exactitude la partition, reflet de l’Idée de l’œuvre, l’interprète ne pourrait-il pas, par ce moyen, devenir bien plus qu’un simple exécutant ? À travers cette question engendrée par l’utilisation du média, les rôles d’interprétation et de création réinventent des liens entre « la singularité et l’exceptionnalité »507.

Ces idées se traduisent de manière emblématique dans le travail du chef d’orchestre Herbert von Karajan. Conscient des possibilités offertes par cette technologie et de l’importance de l’ingénierie du son dans la démarche de création sonore508, ce dernier cherche à dicter sa vision musicale jusque dans le travail de production et de post-production : « Je suis d’une autre époque. J’ai une conception différente de la tâche d’un chef d’orchestre. Je suis seul responsable de l’enregistrement, à moi de me soucier de la sonorité finale, que nous n’obtenons pas avec l’orchestre, mais à la table de mixage »509. L’analyse acoustique de l’introduction orchestrale du dernier acte du Don Carlo de Verdi par Pierre-Emmanuel Lephay510 le confirme. Ce dernier relève une foule de manipulations techniques afin de rendre une interprétation, que l’on pourrait définir comme sur-jouée, puisqu’impossible à rendre de manière acoustique : jeu sur la sensation de proximité des instruments, sur la réverbération de la pièce, sur l’augmentation ou la diminution artificielle du volume de certains instruments, afin d’obtenir un contraste plus saisissant. « L’ensemble de ces manipulations apparaît donc clairement comme une intensification [par la technologie] des choix interprétatifs de Karajan »511. Son argumentaire reste simple : « pourquoi n’aurais-je pas le droit de prendre un bouton pour obtenir le même résultat, si cela n’est pas possible autrement ? »512. Le chef d’orchestre devient ainsi l’emblème de cette volonté de se hisser, par un travail d’analyse acharné et une exigence forcenée, au même niveau que le compositeur lui-même, en créant l’objet sonore, reflet audible de l’œuvre idéale imaginée par le compositeur.

506 Cf. Chapitre 3, I, 3 : « La notion d’expérience esthétique ».

507 P.-E. LEPHAY, « De l’“enregistrement-témoignage” à l’“enregistrement-objet” et vice-versa », op. cit., p. 105.

508 Nous y reviendrons plus loin.

509 H. von KARAJAN et F. ENDLER, Histoire de ma vie, R. Demé-Ahr et M.-J. Goedert (trad.), Paris, Vertiges du Nord, 1988, p. 171.

510 P.-E. LEPHAY, « La prise de son et le mixage, éléments de l’interprétation : les exemples de Herbert von Karajan et Glenn Gould », dans P.-H. Frangne et H. Lacombe, Musique et enregistrement, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 115-117.

511 Ibid., p. 117.

512 J. BRAHMS, CLYM et H. von KARAJAN, Karajan confidences, Paris, Bleu nuit éd, 2008, 1 vol. ; cité par P.-E. LEPHAY, « La prise de son et le mixage, éléments de l’interprétation : les exemples de Herbert von Karajan et Glenn Gould », op. cit., p. 115.

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