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L’évaluation de la distance de l’homme au réel musical : une première approche par l’épistémologie des sciences dures

Si la réflexion philosophique contemporaine hésite entre les théories du « réalisme direct », niant la perception pour évoquer un lien direct avec le réel, et la « théorie causale de la perception », niant la possibilité d’un lien avec le réel à cause d’interface(s) possible(s) liée(s) aux intermédiaires que sont nos sens, pourrions-nous dans ce cas mesurer les liens de relations dans les correspondances entre le réel et les connaissances que nous en avons par l’intermédiaire des sciences ?

En considérant qu’il existe une unité dans l’élaboration de la connaissance, les sciences dures pourraient alors nous apporter des réponses plus précises car, travaillant sur des objets tangibles au sein du réel, elles réduisent dans un premier temps le nombre de facteurs entre notre connaissance et le réel. Pour répondre à notre question, il nous faut revenir sur les bases de l’épistémologie des sciences.

La méthode hypothético-déductive du médecin Claude Bernard — qui, rappelons-le, n’est pas une méthode figée — montre l’importance de l’hypothèse dans le schéma intellectuel scientifique. C’est par celle-ci que s’élabore la construction scientifique :

« Le sentiment engendre l’idée ou l’hypothèse expérimentale, c’est-à-dire l’interprétation anticipée des phénomènes de la nature. Toute l’initiative expérimentale est dans l’idée, car c’est elle qui provoque l’expérience. La raison ou le raisonnement ne servent qu’à déduire les conséquences de cette idée et à les soumettre à l’expérience.

Une idée anticipée ou une hypothèse est donc le point de départ nécessaire de tout raisonnement expérimental »125.

Mais si Claude Bernard relie l’hypothèse à la nature observée, il nous semble que cette hypothèse doit être considérée avant tout comme artificielle, c’est-à-dire comme entièrement créée

125 C. BERNARD, Introduction à l’étude de la médecine expérimentale, Paris, Librairie Ch. Delagrave, 1898, p. 57.

par l’esprit humain afin de chercher à expliquer les rouages du réel comme le déclarent ensemble Albert Einstein et Léopold Infeld :

« C’est en réalité tout notre système de conjectures qui doit être prouvé ou réfuté par l’expérience. Aucune de ces suppositions ne peut être isolée pour être examinée séparément. Dans le cas des planètes qui se meuvent autour du soleil, on trouve que le système mécanique est remarquablement opérant. Nous pouvons néanmoins imaginer un autre système, basé sur des suppositions différentes, qui soit opérant au même degré.

Les concepts physiques sont des créations libres de l’esprit humain et ne sont pas, comme on pourrait le croire, uniquement déterminés par le monde extérieur. Dans l’effort que nous faisons pour comprendre le monde, nous ressemblons quelque peu à l’homme qui essaie de comprendre le mécanisme d’une montre fermée. Il voit le cadran et les aiguilles en mouvement, il entend le tic-tac, mais il n’a aucun moyen d’ouvrir le boîtier. S’il est ingénieux, il pourra se former quelque image du mécanisme, qu’il rendra responsable de tout ce qu’il observe, mais il ne sera jamais sûr que son image soit la seule capable d’expliquer ses observations. Il ne sera jamais en état de comparer son image avec le mécanisme réel, il ne peut même pas se représenter la possibilité ou la signification d’une telle comparaison »126.

Ainsi, au sein des sciences dures, nous construisons un mode d’intelligibilité du réel et pour ce faire, nous supposons, là encore, que le réel est intelligible. Ici, pas de questions métaphysiques : les lois scientifiques sont considérées comme des créations humaines établies pour expliquer des corrélations, y déterminer des causalités et en définir des lois et des objets afin de prédire le réel. L’ensemble de ces créations humaines, aussi complexes soient-elles, sont considérées, même pour les plus complexes, comme des simplifications d’un réel en perpétuel mouvement et trop implexes pour être intégralement représentées.

126 A. EINSTEIN, L. INFELD et M. SOLOVINE, L’évolution des idées en physique : des premiers concepts aux théories de la relativité et des quanta, Paris, Flammarion, 1938, p. 35-36.

Il nous semble ici que nous pouvons établir un lien entre la construction d’une théorie scientifique autour d’un domaine physique et la construction intellectuelle autour d’un phénomène musical :

1. Lorsque nous créons de la musique, nous ne pouvons que constater que nous jouons avec une réalité sonore dont nous sommes capables de prévoir et d’ordonner les mécanismes, sans quoi notre rapport au son serait entièrement aléatoire et désordonné.

2. Lorsque nous élaborons des théories sur ces jeux et ces constructions avec la réalité sonore, bien que ces règles soient issues de notre utilisation empirique de cette réalité sonore, elles sont capables de classifier nos différentes manières de faire, et d’en proposer une vision simplifiée, mais toujours plus détaillée, qui doit correspondre à une certaine forme de réalité.

3. Enfin, lorsque nous cherchons à recréer une histoire de la musique en fonction des traces qui nous restent des différents moments musicaux du passé, nous construisons là encore un mode d’intelligibilité de la musique par son processus historique et géographique pour proposer un certain sens qui cherche à s’approcher d’une réalité passée.

Autrement dit, la construction intellectuelle autour de l’expérience musicale n’est pas sans rapport avec la construction de la théorie scientifique. En musique, comme en sciences physiques, si nous ne voyons pas le fonctionnement du réel à proprement parler au niveau musical, nous en percevons des effets avec lesquels il nous est possible de créer du sens par la théorisation. Mais nos capacités restent limitées : nous ne sommes capables de constater et d’enregistrer qu’une toute petite partie de l’ensemble des effets infinis que produit le réel à chaque instant par son perpétuel mouvement. Pour autant, tout comme en physique, nous construisons un système de compréhension qui, sans être exactement celui des lois du réel, cherche à déterminer, à expliquer le réel. Il est évident qu’en musicologie, l’objet d’étude ne présente pas la même réalité tangible qu’en sciences physiques ; mais la distance entre le réel et la théorisation humaine, qu’évoquent Albert Einstein et Léopold Infeld, est tellement grande dans un domaine pourtant concret, qu’il est possible d’imaginer que cette distance puisse être au moins égale à celle qui doit certainement exister aussi entre le réel et la musicologie. Dans ce cas, au lieu de se demander si la distance n’est pas plus grande dans des domaines

liés à ce que l’on nomme les sciences humaines par rapport aux sciences dures, ne faudrait-il pas inverser la perspective ? L’écart entre la théorie et le réel n’est-il finalement pas aussi grand dans les sciences dures que dans les sciences humaines ?

Dans ce cadre, une construction intellectuelle par induction, c’est-à-dire qui s’appuierait uniquement sur la généralisation de phénomènes perçus dans le réel, ne pourrait se fonder que sur des constatations imparfaites et donc être très limitée, comme l’ont montré les travaux sur les universaux en ethnomusicologie de la fin du XIXe siècle jusque dans les années 1940127. Vouloir alors comprendre et définir la musique en ne s’inscrivant que dans une démarche empirique — c’est-à-dire en se basant sur l’expérience que nous pouvons avoir de la musique — n’a pas plus de valeur que dans les sciences dures, où le procédé a déjà montré ses limites :

« L’énorme succès pratique de [la] théorie [de Newton] l’a sans doute empêché, ainsi que les physiciens des XVIIIe et XIXe siècles, de reconnaître le caractère fictif des principes de son système. [...] Ce qui indique que toute tentative pour dériver logiquement les concepts et les lois de base de la mécanique à partir des dernières données de l’expérience est condamnée à l’échec »128.

Pourrait-on alors inversement étudier intégralement la musique par ce que Kant appelle la raison pure, c’est-à-dire la raison basée sur une connaissance a priori, indépendante de toute expérience première et de toute connaissance empirique la précédant ?

Dans notre cas, cette démarche semble être celle issue de l’école de Pythagore et que Boèce nomme l’étude du musicus, qui doit être distinguée de l’étude de la musica. La première se propose de comprendre la musique par ses lois physiques et donc par les mathématiques, quand la seconde s’attache à l’étude pour la pratique musicale à proprement parler. Elle se retrouve aussi dans la démarche de Rameau, qui, tout au long de sa vie, cherche à déterminer ce qu’est la musique et la manière de justifier notre pratique musicale entendue comme pratique dans le réel.

Mais cette démarche nous semble tout aussi vaine que la précédente. Si nous supposons qu’il existe une science pure de la musique qui l’étudie de manière mathématique, c’est-à-dire de manière

127 J.-J. NATTIEZ, « La recherche des universaux est-elle incompatible avec l’étude des spécificités culturelles ?: Réflexions sur l’ethnomusicologie selon John Blacking », Anthropologie et Sociétés, vol. 38, no 1, 10 juillet 2014, p. 217-243 ; J. MOLINO et J.-J. NATTIEZ, « Typologies et universaux », dans J.-J. Nattiez, Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle 5 L’unité de la musique, Arles et Paris, Actes Sud et Cité de la musique, 2007, p. 338-396.

128 A. EINSTEIN, La Méthode expérimentale et la philosophie de la physique, R. Blanché (trad.), Paris, A. Colin, 1969, p. 272-273.

à en trouver les lois physiques qui nous permettraient de construire un environnement sonore sans aucune artificialité, ou plutôt dont l’artificialité ne renverrait qu’à des « choix » dans les possibles du sonore, nous supposons que la physique des sons existe sans interprétations préalables. Or, comme le dit justement Kant, la science physique elle-même est incapable de sortir de la démarche qui consiste à chercher dans la nature des réponses à ses questions. Elle ne peut finalement que contraindre la réalité afin de déterminer quelle est la théorie, choisie au sein d’une multitude de théories élaborées en amont, qui s’avère être la plus en adéquation avec le fonctionnement visible du réel ou plutôt, comme dirait Karl Popper, de ne garder que les hypothèses qui ne se sont pas effondrées sous le poids de l’ensemble des tests effectués constamment au sein du réel129.

Pire, l’esprit scientifique semble constamment s’ancrer dans une représentation du monde a priori, dans un paradigme dont les fondements sont difficilement accessibles et dont seules les incohérences sans cesse renouvelées nous permettent peu à peu d’en déterminer les contours. Ainsi, Bachelard montre que le déterminisme, élaboré au fondement de l’histoire de l’astronomie quand tout destin était supposé dépendre d’un astre, régenta les sciences, à tel point que l’alliance des mathématiques avec le réel en est avant tout une conséquence, et non une nécessité issue d’un constat empirique et intellectuel en proie au réel130. L’utilisation même des mathématiques, qu’elles soient géométriques ou arithmétiques, pour tenter de comprendre l’interaction des durées des notes s’inscrit alors dans ce mode opératoire de penser le réel131. De même, la recherche pour comprendre les vibrations pures et les harmoniques d’une vibration fondamentale par la géométrie des figures inscrites dans un cercle, puis par l’arithmétique avec les systèmes de proportion d’une fondamentale, sont aussi des manières d’inscrire le réel dans une certaine forme de déterminisme. Il n’y a pas moins d’interprétation a priori du réel en musique — même lorsque la réflexion s’attache au musicus — qu’en sciences physiques. L’étude de la musique et la recherche de sa définition ne peuvent donc pas plus s’appuyer sur ce mode opératoire que sur un constat empirique. Les obstacles épistémologiques n’y sont pas moins nombreux.

129 K. R. POPPER, Misère de l’historicisme, H. Rousseau (trad.), Paris, Plon, 1956, p. 165.

130 G. BACHELARD, Le nouvel esprit scientifique, Paris, Presses Universitaires de France, 2013, p. 103-105.

131 F. DELLA SETA, « Proportio. Vicende di un concetto tra Scolastica e Umanesimo », dans Cantu et in Sermone. For Nino Pirrotta on his 80th Birthday, Casa Editrice Leo S. Olschki, Florence, 1989, p. 79-92.

Une philosophie de la connaissance

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