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L’esthétique comme attribut à la fois universel et culturel

« L’homme est seulement un être humain quand il joue »168. Il nous faut remarquer qu’au sein de ce « rapport esthétique » permanent, lorsqu’il est considéré ou ressenti comme réussi et intense — par l’homme en interaction avec le réel —, se développe alors chez lui un « plaisir esthétique » mesuré par un certain « sentiment esthétique ». Ce « plaisir esthétique » au sein des arts n’est pas non plus un « plaisir en soi », différent de tout plaisir issu de la recherche de connaissance, et doit donc se définir ainsi :

Le « plaisir esthétique » intervient comme « sentiment esthétique », signe de satisfaction à une aspiration de plénitude plus ou moins réalisée dans le rapport esthétique, et en tant que tel comme « signifiant » à la fois d’une relation

à la réalité et d’une certaine forme de puissance sur cette réalité.

Pour ce faire, le plaisir esthétique intervient face à ce que nous nommerons l’« objet esthétique » que nous définissons ainsi :

L’objet esthétique est une partie du réel possédant des propriétés qui permettent à l’homme d’entrer en relation avec lui. Supposé fixe, séparé et

168 F. von SCHILLER, Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, R. Leroux (trad.), Paris, Aubier, 1943, p. 205.

séparable de la réalité, il est défini en tant que tel par l’homme au sein du réel tout en étant distinct de lui-même. Il peut être soit de l’ordre de la chose contemplée, soit de l’ordre de l’idée suscitée par la contemplation du réel.

Selon le dictionnaire de philosophie d’André Lalande, l’objet « possède une existence en soi, indépendante de la connaissance ou de l’idée que des êtres pensants en peuvent avoir »169. Il existe avant d’être pensé. Mais pour qu’il puisse recevoir l’attribut d’esthétique, il doit avoir une propriété esthétique intrinsèque, au moins en puissance. Toujours est-il que le rapport esthétique devient plus facilement authentique lorsque l’objet esthétique est défini de manière plus distincte, c’est-à-dire lorsqu’il acquiert une « épaisseur ontologique » de plus en plus importante.

De ce plaisir esthétique sur l’objet esthétique découle l’attribution d’un qualificatif de beauté dont l’intensité est facteur du sentiment de satisfaction dans le besoin de plénitude éprouvée dans le rapport esthétique. Ainsi :

Le beau est l’attribut d’un objet esthétique comme signe d’une appréciation d’un rapport esthétique entre l’homme et la chose esthétique.

En attribuant un caractère de beauté à l’objet esthétique, l’homme transforme l’objet esthétique en sujet esthétique qui se définit donc ainsi :

Le sujet esthétique est un objet esthétique soumis à la réflexion et possédant des prédicats esthétiques octroyés par l’homme à partir des attributs

de l’objet esthétique.

Enfin, l’idée de correspondance affirmée en début de chapitre dans le cadre d’une esthétique réaliste nous invite à penser que les prédicats esthétiques attribués aux objets ne sont pas que des expériences.

Le « réalisme artistique » affirme qu’il existe une correspondance plus ou moins forte entre le sujet esthétique et l’objet esthétique ainsi qu’entre le prédicat

esthétique et les attributs de l’objet esthétique.

Le sentiment de beauté n’est donc pas exactement le beau. Il est le prédicat du sujet esthétique et laisse entendre qu’il existe un objet esthétique possédant des attributs esthétiques. Il découle du sentiment de réussite comme lien à la vie, comme pulsion de vie satisfaite. Pour exister, le sentiment de beauté dépend du cadre ontologique dans lequel nous inscrivons notre pensée et se construit dans un espace émotionnel en lien avec une culture. À l’inverse, le beau est un attribut de l’objet : il est quelque chose qui « correspond » à notre sentiment de beauté mais qui ne doit pas être confondu avec lui.

En définissant ainsi l’univers esthétique de manière générale, il nous semble possible d’entrevoir le plaisir esthétique et le rapport esthétique dans de nombreux champs du savoir. Par exemple, nous devrions pouvoir percevoir et définir la présence d’un plaisir esthétique dans les sciences lors de la découverte d’une théorie scientifique.La déclaration prêtée à Henri Poincaré qui assure qu’« une théorie est bonne lorsqu’elle est belle » prendrait ainsi tout son sens ! La théorie scientifique doit dès lors être considérée comme un objet esthétique qui pourrait être lui-même traité comme sujet esthétique au même titre que tout art. De la même manière, il existe dans la pratique sportive un rapport esthétique, d’où découle un plaisir esthétique et avec lui l’attribut de beau. Il y aurait très certainement un discours esthétique à établir dans ce domaine. Mais en sciences comme en sport, l’objet esthétique n’est pas obligatoirement le principal objectif : les sciences veulent avant tout expliquer le réel et le sport est aussi une manière qu’a le corps de se dépenser et de se confronter physiquement au réel.

En revanche, les arts ont cette particularité non seulement de posséder le rapport esthétique comme cause mais aussi d’avoir comme objectif le sentiment esthétique et comme unique relation au réel l’objet esthétique. La particularité de l’art est donc avant tout une pratique liée intégralement au domaine esthétique. Mais l’esthétique ne doit pas pour autant se cantonner à la pratique artistique. Même si l’art a progressivement pris son indépendance vis-à-vis des autres pratiques humaines, et même si l’homme a dû développer un travail intellectuel pour comprendre ce phénomène, nous pensons que l’esthétique gagnerait à se définir au sein de tous les domaines du réel.

Cette attitude serait bénéfique dans un premier temps pour l’art contemporain qui, perdu dans cette indépendance, se pose sans cesse la question de sa réalité et de sa justification dans sa pratique actuelle. La pratique artistique renouerait alors des liens avec l’idée de découverte du monde

dans une époque où elle cherche surtout à se justifier, soit comme plaisir hédoniste, soit comme moyen de dénonciation sociale, soit comme auto-questionnement.

Il conviendrait d’étudier le plaisir esthétique en distinguant les stratégies employées par chaque être vivant afin de répondre à la pulsion de vie. Même si l’effet est similaire, le plaisir esthétique doit certainement être classifié selon ses causes. En musique, par exemple, bien qu’ils ne diffèrent guère sur le plan du ressenti, les plaisirs esthétiques ne sont pas les mêmes s’ils résultent de la sensation de maîtrise d’une forme musicale particulière avec laquelle on joue pour évaluer sa capacité à la soumettre, que s’ils découlent d’un accord ou d’un enchaînement d’accords particulièrement bien montés et bien préparés — ou volontairement non préparés — se jouant à la fois de sa fonction et de sa place au sein d’un morceau. Le premier est issu d’u besoin de contrôle sur soi, sur sa manière de penser, tandis que le second provient du plaisir à maîtriser son environnement — et donc un peu du réel — en contrôlant certains rouages de ce réel. Ces deux sources de plaisir esthétique sont certainement bien différentes de celle des affects — la joie, la tristesse, la peur — lorsqu’ils sont sollicités par un cadre extra-musical que la musique sert, comme des paroles, une histoire, un film etc.

Avec ces derniers cas, le langage s’est enrichi d’une culture musicale propre à créer des ponts entre certaines formes d’expression musicale et certains affects à partir de relations déjà naturellement existantes : par exemple des percussions entraînent des états de transe qui nous évoquent la colère, la guerre ; de même, des chants en groupe illustrent la cohésion sociale et seront employés dans un opéra ou dans des offices religieux pour servir ce principe, etc.

Par ailleurs, l’étude de l’esthétique en général doit être analysée tout au long de son élaboration, depuis la recherche d’un rapport esthétique jusqu’à l’évaluation de ce rapport par le sentiment esthétique, en passant par la prise de conscience de l’existence ontologique d’un objet esthétique. En musique, la question esthétique n’est donc pas moins à inscrire dans une perspective de perception que dans une perspective de création, elle doit l’être tout autant dans l’une que dans l’autre. Si la tradition littéraire et philosophique du XIXe siècle liée à l’étude de la musique s’est abondamment tournée vers une esthétique de la réception, c’est avant tout dans l’objectif de comprendre la nature de l’attribut de beauté que nous donnons aux choses, parmi lesquelles les choses musicales. Notre sujet nécessite quant à lui de comprendre notre rapport à la musique pour comprendre son histoire ; c’est donc l’homme-musicien dans sa globalité qu’il faut entreprendre d’analyser : cet être n’est pas moins compositeur qu’interprète et auditeur. Le terme « analyse esthétique » au sein de notre thèse doit alors être compris comme une analyse d’un certain type de rapport de l’homme au réel, dont l’évolution fait « histoire ». Entre le compositeur, le musicien et l’auditeur, elle ne privilégie pas un sujet d’étude, mais confronte les comportements et les discours pour y déceler une manière de relation au réel et d’appréhension du monde. Enfin, l’analyse

esthétique n’offre pas de propriétés particulières au sein de la musique : elle s’inscrit dans une pratique, et dans une métaphysique conçue comme conception du réel. C’est pourquoi nous devrions la retrouver non seulement dans les autres arts, mais aussi dans les sciences, ainsi que dans l’ensemble des activités humaines d’une époque donnée et d’un lieu géographique particulier. L’analyse esthétique proposée comme moyen nouveau d’approcher l’histoire de la musique ne doit donc pas se borner à l’étude des textes concernant la musique et le phénomène musical : c’est avant tout l’« esprit d’un temps » qu’il faut comprendre et s’approprier afin de déterminer la place ontologique du mot musique au sein d’une société.

Enfin, en musique, le sentiment de beauté qui se crée lors d’un rapport esthétique et qui, confirmé, deviendra « prédicat » d’un sujet esthétique, peut apparaître lorsque la chose esthétique possède des qualités agréables dans le réel : il se retrouve par exemple en évidence dans l’attribution des différentes propositions liées à l’idée d’harmonie en musique. Mais si le sentiment de beau est relié au sentiment esthétique d’un rapport esthétique réussi, il n’est pas borné par des qualités agréables : nous pouvons par exemple percevoir une certaine beauté dans l’écoute d’une dissonance proposant une sensation a priori désagréable, ou encore dans l’assemblage de sons agréables tout autant que dans l’assemblage de sons agressifs. Kant affirme que le beau découle du « sentiment vital »170, c’est-à-dire du sentiment d’un rapport au monde, à la vie qui, confirmé ou non, aboutit à la joie ou à la peine. C’est pour nous un point important à souligner : le sentiment vital est le moteur de la recherche d’un rapport esthétique au monde. Il porte effectivement en lui un avis détaché de tout rapport d’intérêt171 si ce n’est celui du rapport vital au réel, qui reste issu d’un besoin de survie intéressée. De même, il se dissocie bien de la « satisfaction relative à l’agréable »172 même s’il présente des relations avec cette dernière dans la manière d’appréhender la « chose esthétique ».

De plus, ajoute Kant, si l’attribut de beauté est l’aboutissement d’un rapport esthétique considéré comme réussi, il n’apporte en rien une connaissance « pratique » — au sens philosophique — sur le réel173. Il s’inscrit néanmoins dans une recherche de rapport esthétique qui trouve ses racines sur des bases similaires à celles de la connaissance : le réel, qui se révèle dans son action ou dans sa réaction à l’activité humaine. Mais il nous semble que si la notion de beauté découle du sentiment de satisfaction dans le rapport esthétique, elle nous dévoile quelque chose de l’ordre du fonctionnement réussi du réel. Elle renferme donc quelque chose que l’on peut étudier pour comprendre le monde et relève alors de l’ordre de la connaissance, c’est-à-dire de l’ordre d’un rapport

170 I. KANT, Critique de la faculté de juger, op. cit., p. 49.

171 Ibid., p. 50

172 Ibid., p. 51.

avec le réel où nous apprenons quelque chose sur lui. Notre recherche d’un rapport esthétique se fait d’ailleurs à partir de ce que nous connaissons déjà de lui. De la sorte, le rapport esthétique nécessite une dimension culturelle pour aboutir à l’attribut de beauté de la chose esthétique. C’est pourquoi, dans notre définition, le beau ne possède pas seulement un attribut universel : en intégrant l’idée de connaissance et donc d’une culture d’un rapport au réel, il devient aussi lui-même culturel. En revanche, ce lien culturel au plaisir esthétique n’interdit pas que la chose esthétique puisse, comme le démontre Kant, « contenir un principe de satisfaction pour tous »174 en raison de la relation entre le « sentiment de plaisir » et le « sentiment vital ». Il reste que dans un monde désormais multiculturel et globalisé, il nous semble impossible de ne pas intégrer la notion de culture entre le rapport esthétique et le sentiment de beau, ce à quoi nous allons maintenant réfléchir.

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