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L’enregistrement, un cas d’école idéal et le point de départ logique de notre réflexion historiographique

Selon nous, dans l’histoire récente de la musique, il s’est justement produit une rupture importante dans la manière de pratiquer et de concevoir la musique. Cette rupture est liée à l’apparition des médias musicaux à la fin du XIXe siècle. Entre la fin du deuxième millénaire et ce début de XXIe siècle, est née et s’est développée une « perception acousmatique » qui bouleverse notre écoute, nos pratiques musicales et, avec elles, notre rapport esthétique et notre définition ontologique de la musique.

La « perception acousmatique » fut très rapidement ressentie puis analysée et dénommée ainsi. Elle désigne « une expérience aujourd’hui très courante, mais assez peu reconnue dans ses conséquences, qui consiste à entendre par la radio, le disque, le téléphone, le magnétophone, etc., des sons dont la cause est invisible »230. Si elle est désormais effectivement vécue et pensée comme banale, nous

230 M. CHION, Guide des objets sonores : Pierre Schaeffer et la recherche musicale, Paris, Buchet-Chastel, 1983, p. 18.

verrons qu’elle fut une transformation brutale qu’il a fallu apprivoiser et dont il a fallu comprendre les rouages, mais aussi définir les codes ; à l’image de l’apparition de la voiture qui nécessita de mettre en place des routes adaptées avec un code de la route, un argumentaire pour attirer le public, etc.

Cette mutation des pratiques et des représentations dans l’histoire de la musique présente plusieurs avantages : elle n’est pas éloignée dans le temps, elle est très documentée, elle est très étudiée, et la radicalité de perception qu’elle engendre en font un objet d’étude idéal. Mais ce n’est pas seulement un cas d’école : l’importance de cette transformation doit être comprise, intégrée et admise avant d’engager un rapport à l’histoire non biaisé par ce processus. En effet, l’ensemble des transformations impliquées et la méconnaissance du problème esthétique sont, nous semble-t-il, à l’origine du malaise que l’on peut ressentir face à l’histoire de la musique et dans les pratiques musicales actuelles. Ce biais de réflexion est d’autant plus dangereux que les médias musicaux se sont rapidement imposés à travers le monde, avec une telle vitesse et une telle facilité qu’ils ont été rapidement assimilés au quotidien, sans qu’on se rende toujours bien compte des mutations qu’ils entraînaient.

Le média le plus emblématique de cette transformation fut l’enregistrement. Selon Nicolas Curien, en 2004 — soit un siècle après que la musique et notre rapport avec elle ont été influencés par la technologie de l’enregistrement —, trois jeunes de plus de 15 ans sur quatre écoutent au moins un disque par an alors qu’ils ne sont que deux tiers à déclarer lire au moins un livre par an231. Plus important encore : « les neuf dixièmes de notre écoute musicale passent aujourd’hui par le disque »232. Pour Jean-Jacques Hains, l’enregistrement « est en train d’affecter en profondeur la musique elle-même, lentement mais sûrement, à l’instar de l’écriture musicale apparue il y a mille ans. Si le deuxième millénaire a été en Occident celui de la musique écrite, le troisième millénaire sera celui, planétaire, de la musique enregistrée »233. En effet, depuis l'apparition et le développement de cette technologie, il n'est à notre sens plus possible de penser la musique comme avant. Cette véritable translation de point de vue, élaborée tout au long du XXe siècle, n’est pas encore terminée tant les apports de la technologie informatique continuent à modifier le sujet.

Bien entendu, d’autres médias musicaux sont apparus à la fin du XIXe siècle comme la téléphonie ou la radiophonie. Toutes deux se sont aussi affrontées aux nombreux problèmes liés à la perception acousmatique notamment. Les frontières sont d’ailleurs très minces : l’utilisation de

231 N. CURIEN et F. MOREAU, L’Industrie du disque, Paris, La Découverte, 2006, p. 3.

232 A. HENNION, S. MAISONNEUVE et E. GOMART, Figures de l’amateur : formes, objets, pratiques de l’amour de la musique aujourd’hui, Paris, La Documentation Française, 2000, p. 60.

233 J.-J. HAINS, « Du rouleau de cire au disque compact », dans J.-J. Nattiez, Musiques : une encyclopédie pour le XXIe siècle 1 Musiques du XXe siècle, Arles et Paris, Actes Sud et Cité de la musique, 2003, p. 902.

l’enregistrement à l’intérieur de l’univers de la téléphonie ou dans le monde radiophonique et télévisuel, ainsi que les liens étroits que ces trois industries ont tissés, ont permis de créer un univers commun dans le domaine de l’acoustique et de la psycho-acoustique. Mais il nous semble que l’enregistrement reste le média central dans les transformations de la perception de la musique. Il s’est développé en créant un lien étroit et fusionnel avec l’univers musical. Pour ces raisons, l’enregistrement constitue un phénomène d’étude privilégié pour la perception acousmatique et pour ses conséquences sociétales, esthétiques et ontologiques. Enfin, les moyens informatiques et notamment le développement d’internet n’ont pas réellement inventé de nouvelles pratiques ni de nouvelles problématiques mais les ont mélangées en réduisant surtout l’espace et le temps dans les interactions entre les différents acteurs musicaux.

C’est pourquoi, si nous allons bien entendu évoquer la téléphonie, la radiophonie et internet afin de ne pas exclure de notre réflexion certains aspects, nous nous prendrons comme perspective l’enregistrement comme objet de transformation des pratiques musicales au XXe siècle.

Pour placer dans une perspective historique nos théories esthétiques énoncées dans cette première partie, il nous semble d’abord important de mettre en lumière dans la deuxième partie les différents changements sociétaux et comportementaux que cette technologie induit. Il nous faudra ensuite analyser en troisième et dernière partie le bouleversement ontologique et esthétique que ce changement sociologique a produit, avant de nous pencher sur les possibilités de construire un espace historique cohérent au sein de notre représentation de la musique et ce, malgré le schisme de l’enregistrement.

Partie II

La révolution de la perception acousmatique

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