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L’évolution du script initial vers un script destiné à la musique

Il est intéressant de remarquer que les usages proposés par l’inventeur montrent un script « suffisamment ouvert pour concerner un public d’acheteurs potentiels très large, prémunissant l’invention d’un échec complet par la multiplication des ressources envisagées »272. Comme son nom l’indique, le phonographe veut être une machine « écrivant » le son d’un instant, semblable en cela à la photographie, qui est la pratique d’« écrire » l’image d’un instant. Sophie Maisonneuve souligne que le nom choisi, ainsi que les premiers écrits ou les premières découvertes, sont centrés autour d’un usage administratif et pédagogique : par exemple, le rouleau d’étain permettant l’enregistrement et l’écoute de deux minutes est un choix conscient en lien avec les principales utilisations envisagées par l’inventeur273. Enfin, si la machine est capable de restituer un événement sonore, ce qui intéressera

271 Le Blanc, La semaine du clergé, X, n°51 (10 octobre 1877), p. 1223 cité par E. GIULIANI, « Comment l’enregistrement s’effaça devant la musique », dans P.-H. Frangne et H. Lacombe, Musique et enregistrement, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2014, p. 79.

272 S. MAISONNEUVE, L’invention du disque, 1877-1949, op. cit., p. 21.

273 Sophie Maisonneuve évoque un article paru dans la North American Review en juin 1878 où l’auteur envisage des usages de son invention : « 1. L’écriture de lettres, et toutes sortes de dictées sans l’aide d’un

ceux qui auront l’idée d’en faire un médium musical et un objet pour le plaisir auditif, elle est aussi capable d’enregistrer une information sonore sur un support facilement transportable, pour soit la conserver, soit la transmettre.

Pendant cette première période, une multitude d’inventeurs s’investissent dans divers projets afin d’améliorer la technologie en se concentrant principalement sur la qualité de l’enregistrement et de la restitution. Deux technologies se démarquent : le graphophone inventé en 1886274 par Chichester Bell et Charles Summer Tainter, à l’origine de la Columbia Graphophone Company ; le gramophone inventé en 1888275 par Emile Berliner qui, à la suite d’innovations majeures276, imposera le principe du disque à l’origine de The Gramophon Company et de sa célèbre filiale allemande, la Deutsche Grammophon Gesellschaft. La transformation du script d’un phonographe tourné vers l’usage de dictaphone en script d’un phonographe s’orientant peu à peu vers l’usage de la consommation d’enregistrements musicaux est à situer autour de cette dernière date, soit 11 ans après les débuts de l’enregistrement. Elle s’élabore grâce aux retours des « agents commerciaux travaillant en collaboration avec Edison »277, d’une part, et surtout grâce à « l’invention du procédé de Berliner et à l’usage de la galvanoplastie qui assuraient une production en nombre »278, d’autre part. Dans l’un de ses articles, Elizabeth Giuliani retrace justement l’histoire de la guerre commerciale entre les différentes technologies et les différentes marques créées279 pour gagner le « contrat “culturel” entre le phonographe et l’auditeur mélomane »280. Dans ce combat, par exemple, Edison construit « tout un réseau

sténographe ; 2. Des livres phonographiques, qui parleront aux personnages aveugles sans effort de leur part ; 3. L’enseignement de l’élocution ; La musique — le phonographe sera sans doute largement voué à la musique ; 5. L’archive familiale ; préservation des dires, voix, et dernières paroles des membres de la famille, ainsi que des grands hommes, sur le point de mourir ; 6. Boîtes à musique, jouets, etc. […] ; 7. Des horloges qui annoncent en parlant l’heure du jour, vous appellent à table, et renvoient votre amant chez lui à dix heures : 8. La préservation de la langue par la reproduction de nos Washington, de nos Lincoln, de nos Gladstone ; 9. Des fins éducatives, comme préserver les instructions d’un professeur afin que l’élève puisse s’y référer à tout moment de la journée […] ; 10. Le perfectionnement ou le prgrès de l’art du téléphone, faisant de cet instrument un auxiliaire dans la transmission de dossiers permanents », in Ibid., p. 20-21.

274 Selon J.-J. HAINS, « Du rouleau de cire au disque compact », op. cit., p. 902. Elizabeth Giuliani, elle évoque la date de 1887 dans E. GIULIANI, « Comment l’enregistrement s’effaça devant la musique », op. cit., p. 79.

275 Toujours selon Jean-Jacques Hains ; Elizabeth Giuliani date, quant à elle, l’invention en 1887 avec une présentation un an plus tôt.

276 Emile Berliner inventa en 1887 le support du disque en zinc recouvert de cire où était tracé le sillon portant une vibration non plus verticale mais horizontale. En 1888, il breveta la duplication par moulage galvanoplastique à partir d’une matrice gravée en négatif (comme pour la photographie). Il imposa à partir de 1896, date de la commercialisation de son disque, la vitesse standard de lecture à 78 tours complets de disque par minute.

277 S. MAISONNEUVE, L’invention du disque, 1877-1949, op. cit., p. 25.

278 E. GIULIANI, « Comment l’enregistrement s’effaça devant la musique », op. cit., p. 91.

279 Ibid., p. 85-87.

de “leaders d’opinion” et reçoit beaucoup chez lui, journalistes, savants et vedettes du spectacle et personnalités de la musique »281. La marque Colombia, elle, crée « un nouveau domaine d’activités presqu’encore ignoré : la demande, pour les attractions foraines ou les stations touristiques, d’enregistrements de chansons ou de pièces instrumentales »282. C’est notamment par ce biais qu’à partir de 1901 l’enregistrement lie réellement et quasiment intégralement son histoire à celle de la musique, chaque firme cherchant à signer des contrats avec des chanteurs prestigieux ou des interprètes renommés, argument phare pour la vente de leur technologie. En peu de temps, un marché se développe et, avec lui, une concurrence âpre entre des technologies variées allant du jouet au mobilier de luxe de grande qualité, pour un public ciblé très éclectique. Plusieurs compagnies se disputent le marché ; Jean-Jacques Hains cite notamment les plus grandes entreprises : Edison, Columbia, Gramophon, Victor, et de plus modestes telles que Brunswick, Pathé, Odéon, Lindström ou encore Fonotipia283. La politique économique généralisée reste l’intégration verticale284 afin de maîtriser tout le processus de production mais aussi afin d’être à la hauteur du « contrat culturel » évoqué plus haut.

Parallèlement, de nombreuses inventions très novatrices voient le jour pendant cette période. Citons notamment l’enregistreur magnétique décrit le 8 septembre 1888 par Oberlin Smith dans un article intitulé « Some Possible Forms of Phonograph » paru dans Electrical World285. L’ingénieur y décrit un fil de soie ou de coton portant des particules d’acier qui pourraient être polarisées par un électro-aimant. Cette idée pleine d’avenir n’aboutit cependant à aucun brevet. Il faut attendre 1898, et l’invention du « Télégraphone » par l’ingénieur Danois Valdemar Poulsen, pour connaître ce que l’on pourrait considérer comme l’ancêtre de la bande magnétique : sur un cylindre ressemblant au phonographe d’Edison était posé un fil d’acier magnétisé. Mais si les enregistrements de cette première version sont encore audibles, l’appareil possédait deux grands défauts : son manque de capacité, moins d’une minute d’enregistrement, et la faible amplitude du signal inscrit dans le fil magnétique. Très vite, l’ingénieur envisage une machine à ruban d’acier ou de papier recouvert d’une poussière métallique pour augmenter la capacité d’enregistrement de la machine. Cette dernière

281 Ibid., p. 83.

282 F. W. GAISBERG, Music on record, Londres, R. Hale, 1947, p. 11 ; cité par E. GIULIANI, « Comment l’enregistrement s’effaça devant la musique », op. cit., p. 84-85.

283 J.-J. HAINS, « Du rouleau de cire au disque compact », op. cit., p. 908.

284 Dans l’entreprise, l’intégration verticale cherche à développer différentes compétences nécessaires à chaque stade d’une branche industrielle. Ici, les firmes maîtrisent quasiment toute la filière, de l’approvisionnement en matières premières jusqu’à la vente au détail en passant par le développement d'argumentaires de légitimation.

285 T. GRACYK et A. KANIA, The Routledge Companion to Philosophy and Music, New York, Routledge, 2011, p. 186.

version fut utilisée non pas pour la musique mais comme dictaphone par la British Post Office, la British War Office et l’U.S. Navy durant la première guerre mondiale.

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