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Le champ sémantique de la musique et ses conséquences musicologiques

Notre recherche permanente de sens au sein du réel aboutit à y dessiner en transparence une logique dont le discours et donc le langage sont la norme. Ceux-ci définissent des entités en tant que champ sémantique dont la précision reste relative, mais suffisante pour comprendre ce que je considère comme « le monde ». « Les frontières de mon langage sont les frontières de mon monde » déclare Wittgenstein143. Selon lui, il n’existe que le monde tel que je le perçois, et je ne peux le percevoir qu’avec la logique qui est la liaison entre le langage et « mon propre monde ». La proposition de l’existence d’une chose est ainsi la correspondance du réel au moyen de la logique et donc au moyen du langage vers « mon propre monde ». Or, en considérant avec Martinet qu’à « chaque langue correspond une organisation particulière des données de l’expérience »144 et que chaque langage permet d’analyser autrement le réel, nous pourrions envisager une multitude de logiques calquant le réel par d’autres concepts, d’autres objets, d’autres formes et d’autres interactions ou encore d’autres lois, de sorte que « tout ce que nous voyons, pourrait être aussi autrement. Tout ce que nous pourrions absolument décrire pourrait être aussi autrement »145. Une multitude de calques inventés pourraient alors exprimer chacun avec la même efficacité une partie du réel c’est-à-dire la réalité constatée dont dépend l’homme à la fois en tant qu’entité la constatant et entité la raisonnant.

La question n’est plus alors de connaître la distance entre le réel et ce que j’en comprends — pas plus en sciences dures qu’en sciences humaines —, mais de prendre conscience de l’ensemble des calques dans lesquels ma définition et l’ensemble des définitions d’un concept s’inscrivent. Ici, le travail de réflexion de Saussure puis de Merleau-Ponty nous est d’un grand enseignement, pour peu que l’on considère le langage, ainsi que nous l’avons sous-entendu plus haut, comme le reflet de notre manière de penser le réel. Dans son Cours de linguistique générale146, Ferdinand de Saussure nous montre que tout terme ne se définit pas comme une entité mais comme une opposition à ce qui n’est pas cette entité. Autrement dit, c’est un champ de significations qui n’a de sens que dans un regroupement de signifiants par confrontation avec ce qui n’est pas de l’ordre de ce champ de significations. Pour reprendre notre exemple de départ, nous ne définissons pas l’éléphant par

143 L. WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, op. cit., p. 93.

144 A. MARTINET, Éléments de linguistique générale, 5e édition, Paris, A. Colin, 2008, p. 36.

145 L. WITTGENSTEIN, Tractatus logico-philosophicus, op. cit., p. 94.

146 F. de SAUSSURE, Cours de linguistique générale, C. Bally et A. Sechehaye (éd.), Paris, Éditions Payot & Rivages, 2016, p. 163-164.

l’ensemble de ses caractéristiques profondes mais nous le définissons par ce qu’il ne peut être : « ce que nous avons appris dans Saussure, c’est que les signes un par un ne signifient rien, que chacun d’eux exprime moins un sens qu’il ne marque un écart de sens entre lui-même et les autres »147. Il n’existe donc pas de sens de manière immanente à un mot. Le sens d’un mot n’intervient que dans la juxtaposition des différents champs sémantiques lors de l’étape de contextualisation du mot.

De la même manière, le mot « musique » ne possède pas de sens en lui-même, il renvoie à une quantité de sens, regroupés ensemble par le fait que nous savons ce qui ne peut être de la musique. Le mot « musique » est finalement issu de notre manière de classifier le réel, de donner sens à ce qui nous touche et ce que nous enregistrons de la réalité sans cesse renouvelée et dont la complexité ne nous permet pas d’établir des définitions uniques et inaltérables.

Lorsque le musicien s’inscrit dans une pratique musicale, son activité n’a pas tant pour but de se définir au sein de ce qu’il considère comme musique que de se définir en dehors de ce qu’il ne considère pas comme musique. Autrement dit, à partir du moment où l’art s’affranchit de l’artisanat, une nouvelle catégorie ontologique s’opère dans la conception humaine pour déterminer les choses de ce monde que le musicien confronte par sa pratique. Dans notre définition, le musicien ne cherche pas tant à s’inscrire dans le monde de la musique qu’à s’inscrire hors du monde non musical. Les critiques continuelles de la pratique musicale visant à dénoncer l’intégration d’objets sonores ou de constructions sonores non musicales deviennent vaines dans cette perspective : la pratique artistique ne cherche pas tant à définir ce qui peut être intégré au musical, qu’à tester si ce qu’il considère comme non musical l’est vraiment en l’excluant de la sphère non musicale. Il n’est pas dit qu’il l’intègre dans la sphère musicale pour autant, car peut-être que l’ensemble de ces tests parfois concluants, parfois moins, devraient nous amener à redéfinir des objets ontologiques entre la musique et la « non musique »… Toujours est-il que la démarche du musicien doit être conçue à partir de sa vision ontologique du champ musical. Sa pratique est une confrontation de ce champ avec une réalité perçue par lui comme non musicale. Mais cette pratique de confrontation ne peut réellement prendre de l’importance qu’à partir du moment où l’objet intellectuel de « musique » prend son indépendance, c’est-à-dire à partir du milieu du XVIIIe siècle, lorsque l’art acquiert petit à petit une définition ontologique indépendante de sa fonction sociétale.

De la même manière, le théoricien pourrait paraître lui aussi chercher continuellement à définir le musical en mettant en évidence les logiques internes des procédés de compositions et d’exécutions d’objets musicaux. Dans cette perspective, ses théories sont souvent considérées comme étroites et continuellement réfutées par la suite, donc inintéressantes. En adoptant la position inverse

et en établissant que sa démarche s’inscrit dans une volonté de comprendre ce qui n’est pas musical, la perspective de l’intérêt du théoricien devient alors tout autre : en croyant traiter de la manière de faire de la « bonne » musique, il traite en réalité de la manière qu’il a de distinguer le musical par ce qu’il considère comme non musical. En ce sens, le théoricien nous donne une information de sa pensée ontologique et de la pensée de son époque. Il se trompe bien moins souvent dans l’histoire car il ne fait que déterminer à chaque étape ce qui est hors des cadres du non musical. Tant que la musique ne possède pas son indépendance philosophique, le théoricien reste dans une relative sécurité. Puis, face à des pratiques de plus en plus diverses, sa construction devient de plus en plus complexe. Toujours est-il que chaque tentative de définition du musical doit davantage nous renvoyer à ce qui n’était pas considéré comme musique à une certaine époque et dans une certaine zone géographique.

Enfin, l’historien doit s’emparer lui aussi de cette nouvelle perspective : croire que faire l’histoire de la musique n’est possible qu’en analysant ce que nous définissons comme musique, c’est oublier que chaque génération ne pense pas réellement le terme mais le définit par rapport à d’autres éléments considérés comme non musicaux. Le courant de l’histoire des représentations appliqué à la musique — nous y reviendrons dans le chapitre suivant — et qui définit que chaque terme doit être analysé dans son évolution, en sortant de nos propres « représentations », doit alors être mis en relief avec cette capacité à définir les objets de ce monde et plus particulièrement le musical. Les différentes historiographies musicales doivent ainsi tout autant nous apprendre la définition du mot musique que ses multiples confrontations avec le non-musical qui permettent de définir la musique. Prenons par exemple le concept d’« originalité », si important pour l’art contemporain et pour la musique contemporaine qu’il en devient une valeur centrale pour analyser l’histoire de la musique et sa production148 : la recherche pour comprendre cette dernière se transforme alors en recherche d’« innovations » musicales, signes d’une progression chronologique linéaire. Or, le travail de création musicale devrait davantage se définir en terme d’« invention » et d’« imitation » comme le remarque Stéphane Gasparini149 : à chaque époque, le quotidien de l’artiste ne s’inscrit pas en premier lieu dans une démarche historique d’« originalité » mais de fonctionnalité : le moment musical s’invite en effet comme accompagnement d’un moment particulier de la vie sociale, même lorsqu’il se suffit à lui-même. Il existe néanmoins à certaines périodes de l’histoire musicale — souvent proches — l’idée d’innovation et d’originalité qui peut d’ailleurs faire évoluer la musique et son histoire. Mais il convient

148 « Aucune époque n’a insisté autant sur le besoin de cet attribut hautement improbable qu’est l’originalité car, contrairement aux cultures de l’antiquité, nous repoussons la conception de l’histoire envisagée comme une ondulation constante d’événements passés » in S. GASPARINI, Qu’est-ce que penser - en - musique ?, Nancy, Université de Lorraine, 2013.

de dire que le phénomène musical ne s’élabore pas en premier lieu grâce au concept d’originalité et donc que l’histoire de la musique n’évolue pas en fonction de l’histoire de l’originalité musicale : la musique et son histoire se construiraient même contre le concept d’originalité, c’est-à-dire qu’elles se confronteraient en permanence avec le concept non musical qu’est l’originalité en l’intégrant plus ou moins pour se définir et se redéfinir sans cesse. Ce n’est que dans un troisième temps, lorsqu’il devient nécessaire de construire une historiographie de la musique, que le concept d’originalité apparaît de manière significative, comme argument pour justifier certaines évolutions dans les pratiques musicales.

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