• Aucun résultat trouvé

L’intérêt de la démarche gnoséologique face au constat épistémologique

Il existe actuellement une multitude de pratiques musicales impliquant des problèmes philosophiques, sociologiques, psychologiques ou encore économiques si différents qu’il semble impossible de parler d’une musique au singulier119. Face à une tâche qui paraît incommensurable, le travail académique s’est proposé de diviser et catégoriser la musique afin d’en approcher tous les aspects. À l’image d’une figure possédant un nombre si grand de facettes qu’elle en devient inimaginable, la musicologie et la philosophie de la musique semblent avoir cherché à compartimenter les points de vue sur cette immense figure afin de se concentrer sur quelques facettes, à défaut de pouvoir envisager l’ensemble.

Ainsi, comme le remarque la grande encyclopédie Grove Music Online120, depuis la catégorisation entreprise par Guido Alder en 1919, la musicologie comporte deux domaines d’étude. L’un, historique, comprend l’ensemble des questions liées à la reconnaissance des œuvres dans leur contexte historique. Il rassemble la paléographie musicale, l’analyse des formes musicales, la théorie musicale pratiquée et enseignée, et l’organologie. L’autre domaine, dit systématique, cherche quant à lui à déterminer, à justifier l’existence des différentes formes de musique et de lois musicales, les liens qu’elles entretiennent avec la psychologie humaine, la manière dont la musique est enseignée ou étudiée, et tente de comparer les différents folklores associés à la musique. À la suite de la démarche de classification de Guido Alder, de grands musicologues à l’image de Hans-Heinz Dräger ont travaillé pour affiner davantage cet effort de catégorisation en l’actualisant avec les nouvelles avancées intellectuelles qui se développaient dans de nombreux domaines des sciences humaines.

De son côté, une partie de la philosophie s’est aussi amplement emparée de la question de la définition de la musique. Selon l’encyclopédie en ligne de Standford, la musique serait l’un des domaines de l’art qui présenterait probablement les énigmes philosophiques les plus complexes121. Mais en cherchant à comprendre ce qu’est la musique, les philosophes ont, eux aussi, naturellement divisé la problématique en plusieurs branches : étude de la musique « pure » ou de la musique

119 F.-B. MACHE, Musique au singulier, op. cit..

120 V. DUCKLES et al., « Musicology », dans Oxford Music Online, Oxford, Oxford University Press, 2001, p. 4-5.

121 A. KANIA, « The Philosophy of Music », dans E. N. Zalta (éd.), The Stanford Encyclopedia of Philosophy, Fall 2017, s. l., Metaphysics Research Lab, Stanford University, 2017.

« absolue » ; réflexion sur la musique « au service de » ou encore, dernièrement, sur la « musiak »122, définition de la musique tonale ou sur l’art des sons organisés, comparaison de la musique composée avec la musique performative… Tout comme la musicologie, face à l’ensemble des pratiques musicales, devant la complexité des phénomènes musicaux, la philosophie a elle aussi cherché à classer, pour mieux formaliser les problématiques qui ne seraient pas les mêmes en fonction des styles, des lieux géographiques, des besoins. C’est d’ailleurs dans ce contexte qu’elle s’est attardée majoritairement sur un débat fondamental : celui de la définition particulière de l’œuvre d’art dont les instanciations protéiformes, à chaque interprétation, posent de nombreuses questions ontologiques où se disputent les réalistes et les anti-réalistes.

Ainsi, que ce soit dans le domaine de la philosophie ou celui de la musicologie, les règles de la méthode cartésienne semblent prédominants à savoir notamment :

« Le second, diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre. Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu comme par degrés, jusques à la connaissance des plus composés, et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres. Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales, que je fusse assuré de ne rien omettre »123.

Cette attitude n’est pas nouvelle : Platon dans Le Sophiste remarque cette ambiguïté : « [La connaissance] est une aussi, sans doute. Mais chaque partie qui s’en détache pour s’appliquer à un objet déterminé revêt un nom qui lui est propre : c’est pour cela qu’on parle d’une pluralité d’arts et de science »124. Devons-nous alors accepter ce que notre pratique et notre langage nous disent du réel : celui-ci serait constitué d’une multitude de domaines interagissant ; ou devons-nous à l’inverse, comme Platon, postuler que la connaissance se doit d’être « une » puisque issue d’un réel qui s’offre à nous constamment de manière unique ? Aussi devons-nous voir nos classifications dans la musique comme une méthodologie pour l’esprit afin de préciser le problème, ou existe-t-il réellement une multitude de domaines interagissant pour créer le phénomène musical ? Ces questions nécessitent

122 Terme évoquant la musique considérée comme « impure », c’est-à-dire la musique d’ascenseur ou la musique complètement aseptisée pour un besoin particulier ; cf. : Id..

123 R. DESCARTES, Discours de la méthode, Paris, Larousse, 1935, p. 27.

d’aborder trois points liés à l’épistémologie : le problème du réel, celui de la connaissance et de la vérité et enfin celui du concept. Chacun de ces points implique une multitude de paradigmes dans l’histoire de la philosophie, et la place accordée à notre problématique ne permettra pas de clarifier l’ensemble de la question. Néanmoins, devant la tâche que nous nous sommes proposé d’effectuer au sein de notre thèse, nous ne pouvons balayer d’un revers de main l’ensemble de ces notions.

Disons-le maintenant : nous avons conscience que notre thèse avance à contre-courant de la démarche scientifique actuelle en France. Bien loin de la spécialisation, elle se veut issue d’un postulat inverse : vouloir comprendre ce qu’est la musique ne peut se réaliser sans aborder la problématique dans son ensemble afin de définir les paradigmes sur lesquels les recherches appliquées pourront s’élaborer, tout en s’appuyant sur l’analyse des paradigmes souvent inconscients sur lesquels la musicologie s’est déjà construite, comme nous l’avons évoqué précédemment.

Ainsi, l’ensemble des démarches passées et actuelles en musicologie devraient être analysées selon les différents paradigmes dans lesquels elles ont été construites pour pouvoir y déceler les définitions ontologiques de la musique et avec elles, l’évolution de ces définitions ontologiques. C’est donc par l’analyse épistémologique au sein de la connaissance musicale qu’il sera possible d’établir notre projet d’analyse esthétique telle que nous allons le construire dans le chapitre suivant.

Cette posture doit être explicitée dès à présent puisqu’elle engendre l’ensemble de la méthodologie proposée au sein de notre thèse. En effet, la volonté d’une nouvelle approche de l’histoire musicale procède du sentiment que la construction historiographique de la musique possède une quantité de postulats plus ou moins conscients, intégrés au sein de la notion de musique, qui travestissent à la fois notre compréhension de l’histoire de cet art mais aussi sa représentation. Pour ne pas tomber nous-même dans le piège d’une construction méthodologique possédant ses propres postulats internes non conscientisés, il nous faut alors analyser et expliciter en amont notre démarche, et en questionner les fondements épistémologiques.

Nous n’avons bien entendu pas la prétention de construire ici un système indépendant de tout postulat : d’autres, bien plus capables, s’y sont risqués en philosophie et ont surtout fait apparaître des difficultés que nous ne saurions surmonter... Néanmoins, vouloir redéfinir ce qu’est la musique et quelle est son histoire ne peut se construire sérieusement sans un questionnement ontologique et métaphysique préalable, et en conséquence, sans une « introspection » philosophique pour comprendre le cadre théorique dans lequel s’inscrit notre volonté de connaissance de la musique, de sa pratique et de son histoire. Ce n’est donc pas, dans un premier temps, un travail épistémologique à proprement parler qu’il faut entreprendre — c’est-à-dire un travail par lequel nous chercherions à critiquer notre niveau de savoir sur la musique — mais plutôt un travail gnoséologique pour analyser notre capacité à créer a priori de la connaissance sur l’art et sur l’œuvre d’art. Autrement dit, notre projet d’une nouvelle approche de l’histoire de la musique ne peut jouir de bases solides sans

l’élaboration d’une attitude « critique » — au sens philosophique d’examen, de discernement, d’évaluation — de notre modèle de penser et de notre façon d’appréhender la musique au sein du réel et à travers le temps.

L’évaluation de la distance de l’homme au réel musical : une première

Outline

Documents relatifs