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Chapitre 1 : Claude Cahun : la constitution d’une subjectivité altérisée

B- La place dans la fratrie

Dans ces différentes restitutions, la question du genre n’est pas soulignée – si l’on veut bien excepter la mise en avant de la féminité des sœurs Nardal. On peut supposer que la transmission des valeurs émancipatrices, favorisée en particulier par le père, neutralise la spécificité du genre, comme si celle-ci était contenue dans la possibilité plus large de s’affirmer comme noir-e, qui ainsi la subsumerait. Il est tout à fait révélateur en ce sens que ces formes d’injonction à la réalisation de soi soient adressées à ses filles dans une rhétorique genrée : « Je

1 Christine Eda-Pierre ne donne pas d’indication quant à la date, mais dans la mesure où Andrée meurt en France,

en 1935, on peut imaginer que la scène se situe dans les années 20.

2 Cf notamment Joseph Confavreux, « Paulette Nardal, femme pionnière de la cause noire », nos histoires, 2009 ;

Entretien avec Christiane Eda-Pierre, 15 janvier 2016.

96 n’ai rien à vous léguer à part une maison, c’est votre devoir de travailler comme sept garçons »1.

Ce vocabulaire genré vise en réalité à neutraliser la question du genre : il a une valeur féministe. C’est ainsi la réalisation en tant qu’individu qui est ici en jeu, favorisée par le fait que les Nardal sont toutes des filles2.

Il faut encore, en ce sens, souligner l’importance de la place de Paulette Nardal dans la fratrie. Elle est en effet l’aînée. Les représentations particulières d’une telle position s’illustrent d’abord très certainement dans le choix de son prénom : Paulette dérive de Paul, le nom du père, et assoit ainsi ce rôle particulier qui incombe aux aîné-e-s dans la structure familiale3.

Cette place dans la famille se retrouve par exemple tout à fait dans l’installation des sœurs à Paris. Dans la période de l’entre-deux-guerres, et en particulier dans les années 30 où quatre des sept sœurs résident dans la région parisienne, la figure tutélaire de Paulette Nardal joue un rôle non négligeable notamment dans l’organisation du salon ou « cercle d’amis », selon l’appellation que Nardal lui préfère4, qui se tient chez elles, à Clamart, et qui va constituer un

lieu important de socialisation et de constitution comme intellectuels pour un certain nombre de penseurs noirs5. Le cousin des Nardal, Louis-Thomas Achille, est revenu sur cette

expérience, dans la préface de l’édition complète de La Revue du Monde Noir et sur ce rôle de l’aînée des Nardal dans ce cadre :

« Très vite la vie de famille reprit son cours sous la tutelle vigilante de la journaliste Paulette, aidée par d’efficaces femmes de ménage du quartier […] Un dernier trait souligne le caractère familial de ces dimanches de Clamart : la coexistence des générations. Entre l’aînée, Paulette, née en 1896, et la benjamine, Andrée, née en 1910, il y a près d’une génération, et en tout cas toute la distance qu’il peut y avoir entre l’adulte chargée de responsabilités et la jeune étudiante tout en devenir. »

Ce propos, qui oppose deux générations, et les traits qui peuvent les caractériser respectivement, radicalise encore le rôle de Paulette Nardal, qui apparaît véritablement comme la cheffe de cette fratrie qui reconfigure la famille en métropole – et dont on note alors le caractère très féminin. Plus largement, l’expérience à Paris va se révéler particulièrement importante dans le devenir intellectuelle de Nardal : c’est là qu’elle va se retrouver confrontée

1 Il s’agit de la traduction de l’anglais d’archives que l’on a pas encore pu consulter. « Le décès de Paulette

Nardal », Archives départementales de la Martinique, 25J5/10.

2 De manière que l’on pourrait presque voir comme ironique, du point de vue du genre, la mère a été enceinte d’un

huitième enfant qui était un petit garçon mais qu’elle perdit.

3 Son nom de Baptême est en réalité Felise Jeanne Paule Nardal.

4 Michel Fabre, La Rive Noire. De Harlem à la Seine, Paris, Lieu commun, 1985, p.143. 5 Je reviendrai bien sûr, plus en détail, sur ce « cercle d’amis ».

97 au racisme, qui entraîne alors une autre forme de regard sur soi comme femme noire, ainsi de constitution de soi comme sujet de connaissance.

II- La Dépêche Africaine et l’entrée genrée dans l’écriture

Après avoir été formée à l’université coloniale de Fort-de-France et aux Antilles britanniques, où elle s’est rendue pour perfectionner son Anglais, Nardal arrive à Paris en 1920. Elle est la première étudiante noire martiniquaise à intégrer la Sorbonne. Le fait de quitter les Antilles pour étudier en métropole constitue un schéma répandu, pour les familles qui peuvent se le permettre. Il s’agit, la plupart du temps, une fois les études terminées, de regagner l’ile. Le père de Nardal lui-même a fait ses études en région parisienne, à Challons-sur-Marne, avant de revenir au François. Néanmoins, à la distribution sociale très inégalitaire de cette capacité migratoire1, s’ajoute sa dimension genrée. Ce sont en effet essentiellement les garçons qui ont

la possibilité d’aller étudier en métropole2. La situation d’exil – puisqu’elle peut ainsi être

nommée en raison de la manière dont Nardal la perçoit et des effets qu’elle a sur elle – est donc tout à fait singulière, car elle est celle d’une femme noire, dans un contexte où, en outre, les représentations de la féminité noire s’accordent mal avec la reconnaissance de l’aspiration intellectuelle qui peut caractériser ces femmes.