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Chapitre 1 : Claude Cahun : la constitution d’une subjectivité altérisée

B- L’Etudiant noir ou la formulation d’une conscience féministe

1) Une parole masculine

Le court périodique, qui suit L’Etudiant Martiniquais, rassemble les premières formulations de ce qui deviendra le mouvement de la Négritude, à travers des textes d’Aimé Césaire, Léopold Sédar Senghor, Gilbert Gratiant, et de Paulette Nardal notamment. Edward Ako et Martin Steins ont été parmi les premiers à mettre à mal l’idée qui a prévalu selon laquelle

L’Etudiant noir était la première formulation articulée de la Négritude2. Comme le sous-titre

1 Paulette Nardal, « Actualités coloniales », Le Soir, 24 mars 1930.

2 Edward O. Ako, « L’Etudiant noir and the Myth of the Genesis of the Negritude Movement », Research in African Literatures, vol. 15, n°3, 1984, p. 341-353; Martin Steins, « Jeunesse noire », Neohelicon, vol.4, n°1-2, 1976, p. 91-21.

131 l’indique, « Journal de l’Association des Etudiants Martiniquais en France », et à l’exception de Senghor, Sénégalais, la revue se concentre autour des Martiniquais, et différentes générations en signent les textes principaux. Elle est de ce point de vue bien moins éclectique que La Revue du Monde Noir, qui avait manifesté comme peu de journaux une volonté de promotion d’un internationalisme noir.

Ce numéro de huit pages se compose de trois parties : « Questions corporatives », « les idées et les lettres » et « avez-vous lu ceci ? ». Onze articles de fond (exception faite de la dernière partie) en forment le contenu. La première partie pose ainsi des questions relatives à l’association et notamment au financement des études, à travers les articles de Aristide Maugée « La Question des Bourses », d’André Charpentier « Puisse-t-on nous entendre !... », d’André Miran « A propos de l’association » qui salue sa résurrection, incarnée par de jeunes « nerveux, libres de tout préjugé et contempteur de toute routine », qui « honnissent la politique et se défendent de se laisser guider par elle dans leur activité corporative »1. On y trouve enfin un

texte signé R. Nauphaxor, appelant à un délégué qui puisse aider aux orientations des étudiants. Les textes publiés dans la seconde partie donnent à voir les différences de génération et de perception de l’expérience noire entre les auteurs. Césaire y publie ces « nègreries. Jeunesse noire et assimilation ». L’opposition qu’il présente entre les générations repose sur le diagnostic d’une assimilation ne permettant pas la réalisation de soi, conduisant au contraire au mépris et à la haine. Césaire prétend porter, face à cela, la réponse de la jeunesse noire : « la tribu des vieux dit ‘assimilation’, nous répondons : résurrection » ; à l’asservissement que fut l’assimilation répond l’émancipation2.

En réalité le message de Césaire ici n’a pas seulement vocation d’opposition et fait également appel à l’universalité. Cette participation est la marque du relai – et sans doute de l’entente – du message adressée par Paulette Nardal en 1932 :

« La jeunesse noire veut agir et créer. Elle veut avoir ses poètes, ses romanciers, qui lui diront à elle, ses malheurs à elle, et ses grandeurs à elle : elle veut contribuer à la vie universelle, à l’humanisation de l’humanité : et pour cela, encore une fois, il faut se conserver ou se retrouver : c’est le primat du soi.

1 Outre le lien aux autorités, il y a donc également une certaine représentation de la politique qui structure les

méfiances à son égard et justifie aussi la rhétorique d’éloignement, double dimension que l’on retrouve chez Nardal et que l’on analysera.

2 Aimé Césaire, « nègreries. Jeunesse noire et assimilation », L’Etudiant noir. Journal de l’Association des Etudiants Martiniquais en France, n°1, mars 1935, p. 3. Les citations qui suivent en sont extraites.

132 Césaire exprime ici la manière dont l’universalité doit découler de l’affirmation de soi, spécifique. Ce rapport ne débouche pas nécessairement sur le rejet total de l’Occident, mais peut conduire à une promotion de l’humanisme, comme Senghor et Nardal le pointent dans leurs contributions respectives, bien que de manière très différente.

Le texte de Senghor « L’humanisme et nous. René Maran » contraste en effet de manière saisissante avec celui de Césaire1. L’écart est d’abord visible, non sans ironie, dans la même

rhétorique utilisée, mais pour une analyse et une promotion différentes. Ainsi Senghor n’entend pas « faire mourir le ‘vieil homme’ en nous mais […] le ressusciter ». Par humanisme noir, il entend « un mouvement culturel qui a l’homme noir pour but, la raison occidentale et l’âme nègre comme instruments de recherches : car il y faut raison et intuition ». Le choix de René Maran est également à cet égard tout à fait significatif. Il s’agit d’abord de trouver un grand auteur noir, dont l’humanisme s’est réalisé de manière progressive, non dans Batouala, couronné du prix Goncourt, mais dans Le livre de la Brousse, le chef d’œuvre, le « véritable roman nègre ». En prenant cet exemple, Senghor entend également rester de ce côté de l’Atlantique. Il valorise l’objectivisme de Maran – qualité que l’on peut également conférer à Nardal – dans la mesure où, précisément, il est permis par « l’âme nègre », nécessaire « pour avoir une telle intuition de l’âme de la Brousse, dont l’homme noir est, en quelque sorte l’émanation ». Senghor présente ainsi Maran comme l’incarnation de la symbiose entre « Raison et Imagination, Esprit et Ame, Blanc et Noir », reprenant ici les mots de Césaire lui- même mais pour une valorisation de la coexistence rendue possible. L’humanisme noir, chez Senghor, c’est ainsi en termes duboisien, le dépassement de la double conscience malheureuse, à travers une articulation entre l’Occident et l’Afrique.

Le long texte de Gilbert Gratiant, qui occupe deux pages et demi, « Mulâtres… pour le bien et le mal » est aussi une réponse de la part d’un « ancien » à l’idéologie racialiste des jeunes2, incarnés par Césaire, mais aussi Jules Monnerot, René Menil et Étienne Léro dans

Légitime Défense3. Il n’est pas possible selon l’auteur de retrouver cette « âme purement

africaine », la Martinique faisant du Noir toujours déjà un créole, un mulâtre. C’est en d’autres termes que Gratiant présente alors le drame mal identifié selon lui par Césaire. Il rappelle aussi

1 Léopold Sédar Senghor, « L’humanisme et nous. ‘René Maran’ », L’Etudiant noir, op.cit., p. 4. Les citations qui

suivent en sont extraites.

2 Gilbert Gratiant, « Mulâtres… pour le bien et le mal », L’Etudiant noir, op.cit., p. 5-7. Les citations qui suivent

en sont extraites.

3 Il s’agit d’une revue, qui paraît pour un seul numéro en 1932, qui se situe dans une logique marxiste, redevable

au surréalisme et à la psychanalyse, qui dénonce vigoureusement l’assimilation. La réponse de Gratiant se comprend en ce que Lero, Monnerot, et Ménil avaient en outre attaqué Gratiant comme « l’un des derniers représentants d’une littérature de classe, condamnée ».

133 subtilement au passage la manière dont ce dernier est nourri de cette culture occidentale qu’il rejette, dont le papier « révèle une assimilation parfaite de certaine manière ‘khâgneuse’ » :

« Mais ce faisant il ne parle peut-être pas du vrai drame : celui d’être ensemble, pour l’homme de couleur, sincèrement, complètement (c’est là le mystère) français de pensée d’âme et de culture, celui d’être sincèrement mais confusément, quoi qu’avec une plénitude émouvante parfois, noir, nègre, africain ».

L’opposition entre les adverbes « complètement » et « confusément » qui qualifient respectivement les qualités de « français » et de « nègre », montre bien la manière dont, pour Gratiant, d’une part l’assimilation est structurante chez le Noir, et dont le mystère évoqué renvoie également à autre chose qu’une imposition ; d’autre part, le caractère impossible d’un simple retour à l’âme noire : « revenir à l’état naturel, qu’est-ce que cela peut bien être pour nous ? » La revendication finale du fait d’être noir ne peut alors être exprimée qu’avec la conscience qu’aucune fondation ne peut y prévaloir, qu’elle s’inscrit au contraire dans la pluralité de l’expérience individuelle – tout en débouchant sur une solidarité avec les autres Noirs :

« […] [s]i le fait de proclamer : je suis nègre ! est la constatation du fait historique délimité que j’ai essayé d’analyser, je le proclame mais cela n’a aucune valeur par ailleurs. Que si l’on veut entendre par là que, reconnaissant ce qui subsiste en moi d’âme nègre, sous sa forme créole ou confusément, sous ses formes non éveillées1, je rends

hommage publiquement à ce fait magnifique, je crie avec un émerveillement joyeux : je suis nègre, mais le cri n’est pas exclusif et j’ai autant de plénitude dans ma joie à me sentir mulâtre martiniquais ou tout bonnement Français en Vendômois, le Vendômois du doux Val de Loire, celui de mon enfance, de mes amis, des filles de mon frère. Que si, par ce cri lancé en défi on veut comprendre qu’il est donné courageuse et véhémente adhésion à la cause des persécutés, mes frères dans l’opprobre, qui sont noirs de peau, des martyrs de la haine de race, des martyrs des impérialismes scélérats : je me solidarise et je hurle : je suis nègre ! »

Ces différentes formes d’affirmation de la conscience de race peuvent-elles être lues du point de vue du genre ? Il est intéressant de noter que c’est à la fois une conscience subjective d’homme noir, et un renvoi plus large à une expérience masculine que pointent Césaire, Senghor et Gratiant. C’est l’expérience de l’homme noir assimilé que Césaire dénonce d’abord :

1 On notera au passage le même vocabulaire utilisé par Achille quant à l’hésitation de la conscience raciale. Cf

134 « Un jour le nègre s’empara de la cravate du Blanc, se saisit d’un chapeau melon, s’en affubla et partit en riant. Ce n’était qu’un jeu mais le nègre se laissa prendre au jeu »1.

La rhétorique genrée fonctionne également à partir de la passivité à laquelle l’asservissement et l’assimilation sont associées, là où l’émancipation recouvre à la fois cette nouvelle masculinité prônée, l’action et la créativité :

« ‘Des hommes’ dira-t-on, car seul l’homme marche sans précepteur sur les grands chemins de la pensée. Asservissement et assimilation se ressemblent : ce sont deux formes de passivité […] Emancipation est au contraire action et création ».

L’humanisme de Senghor, va encore dans ce même sens du point de vue de la rhétorique :

[…] Etre nègre, c’est retrouver l’humain sous la rouille de l’artificiel et des ‘conventions inhumaines’, ou plutôt c’est être humain car l’homme noir est resté homme.

Le mépris de Senghor pour la production des « singes littéraires » qui imitent les Noirs est exprimé en des termes encore genrés :

« les productions des singes littéraires ne dépassent guère les petits salons de couleur, où seule les lit encore quelque ‘jeune fille en serre chaude ».

Il faut ici noter, plus largement, que cette rhétorique genrée sera présente dans la poésie de Senghor : il célébrera par la suite la « femme noire », pour sa beauté et son incarnation de la nature2. Elle fonctionnera comme un trope, à la fois codée comme figure maternelle et comme

symbole de l’Afrique, « terre nourricière », non spoliée par le colonialisme et fonctionnant par contraste avec lui3.

Le texte de Gratiant, qui tente d’abord d’explorer comment est né le mulâtre est très intéressant en termes de genre. La femme y apparaît à la fois comme une marchandise, niée dans son individualité et ce qui la constitue, tout autant, dans cette dénégation même, qu’à l’origine de la race, des mulâtres :

« Il y a deux cents à trois cents ans, un Blanc, propriétaire d’esclave, maître tout puissant a eu envie d’une jeune négresse et a cédé à son caprice – avec ou sans consentement de sa partenaire – qui n’était point ‘personne’ mais ‘objet légalement vénal’. […] La femme avait sa race évidemment… mais allait la perdre, sinon en elle-même du moins en sa descendance : elle n’avait plus sa religion mais une nouvelle imposée par la force et la

1 Aimé Césaire, « nègreries », loc.cit.

2 Léopold Sédar Senghor, « Femme noire », Chants d’ombre, Paris, Seuil, 1945.

3 Sur ce point, cf Omofolabo Ajayi, « Negritude, Feminism and the Quest for Identity: Re-Reading Marianna Bâ’s So long a letter », Women’s Studies Quarterly, 25:3/4, 1997, p. 25-52.

135 ruse ; elle n’avait plus sa langue, mais une nouvelle imposée par la nécessité, le créole ; elle n’avait plus sa civilisation mais une nouvelle imposée par la nécessité, civilisation de compromis entre celle du maître et la civilisation africaine déjà vaincue et pratiquement éliminée […] ».

Matrice de la race, la femme noire l’est ici doublement: en tant que figure reproductrice et en tant que celle par laquelle la race noire se dévoie. La réduction au corps de la femme noire est encore signifiée à un niveau un peu différent par l’exotisation que Gratiant présente, se livrant à la fin de son analyse à une introspection sur son identité, formulée en premier lieu en termes d’attirance physique :

« D’une femme à plateau ou de telle femme réputée belle, comme la Vénus Hottentote et d’une jolie Française ou une belle mulâtresse, laquelle m’attirera ? Les formes du corps noir ou mieux de la sang-mêlé seront plus attrayantes, la figure incontestablement, des deux premières femmes ne m’attirera pas ».

La formulation de ce que signifie pour Gratiant être mulâtre passe donc par un renvoi des femmes noires au corps, au sens d’autant plus strict ici, qu’il fait une distinction entre « les formes du corps noir » qui seules l’attireront, et le visage de ces femmes. Gratiant livre ainsi un portrait tout personnel et masculin de ce que signifie être mulâtre.

2) Nardal, l’unique voix féminine par-delà les frontières de genre, de race, de classe, de