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Chapitre 3 Viola Klein : la constitution d’un sujet féministe

B- L’imposition académique

Klein va poursuivre seule cette exploaration dans les années 1960 en publiant deux enquêtes, Working wives (1960) et Employing married women (1961), toutes deux reprises ensemble et mises en perspective dans Britain’s Married Women Workers (1965). Elle publie également plusieurs articles parmi lesquels « Married women in Employment », dans The

International Journal of Comparative Sociology, dont elle est l’un des membres fondateurs,

« The demand for Professional Womanpower », dans The British Journal of Sociology. Cette production témoigne d’abord de l’accélération qu’a véritablement constitué le travail avec Myrdal dans sa carrière. En 1961, elle se présente comme « sociologue indépendante », ayant travaillé en collaboration avec l’Institute of Personal Management, qui a publié les deux enquêtes de 1960 et 1961, affilié à La London School of Economics4. Entre 1962 et 1964, elle

bénéficie de la bourse Simon, est Senior Research Assistant à l’Université de Manchester et mène un projet collectif intitulé « The sources of professional womanpower available or potentially available for employment as industrial auxiliaries »5. Surtout, enfin, en 1964, elle

1 Cf. chapitre 9.

2 Mis à part dans le fait qu’elle considère, que « la vie commence à 40 ans », autre thème très en vogue à l’époque

(Viola Klein, Lettre à Alva Myrdal, 14 novembre 1951, AVK 15/4).

3 Sissela Bok, Alva Myrdal. A Daughter’s memoir, Reading Mass., Addison-Wesley Pub.Co., 1991. 4 Viola Klein, Lettre à M.Turner, 13 décembre 1961, AVK, 9.

178 obtient un poste permanent de maîtresse de conférences au département de sociologie de l’Université de Reading, où elle reste jusqu’à sa retraite en 1973. Elle s’insère également, plus largement, dans les réseaux professionnels, en tant que membre de l’association britannique de sociologie, de l’association internationale de sociologie et du séminaire international de recherche sur la famille sous l’égide de l’Unesco.

Working Wives est une enquête réalisée auprès de 2000 personnes (1068 femmes et 962

hommes) de différentes classes sociales, portant sur la perception des femmes qui travaillent. Les résultats de cette recherche permettent d’abord de montrer que plus de femmes mariées qu’on ne le pensait sont employées et que bien plus encore souhaiteraient pouvoir travailler, en particulier à temps partiel. Les raisons sont à la fois économiques et personnelles : d’une part, elles aimeraient pouvoir ainsi augmenter leur train de vie (ceci allant de la possibilité de consommer davantage à celle de donner une meilleure éducation à leurs enfants) et personnelles, les femmes se sentant seules et isolées chez elles. Les femmes qui n’ont pas d’enfants travaillent en vue de pouvoir fonder un foyer. La question de l’âge des enfants intervient à nouveau, très peu de femmes exerçant une activité professionnelle avec des enfants en bas âge et lorsque c’est le cas, en raison de réelles contraintes économiques. Klein explique également que les hommes sont favorables au travail des femmes, pour les mêmes motifs qu’elles : il permet de ramener de l’argent et se révèle épanouissant pour elles. Le rétrécissement des familles ne permet pas de remplir les journées des femmes et elles souffrent d’isolement en raison de l’éloignement des parents et des amis et de la difficulté à se faire de nouvelles relations autrement que par le travail.

Employing Married Women vient compléter cette enquête en se plaçant cette fois du

point de vue des employeurs. Les questionnaires sont envoyés à un échantillon des membres de

l’Institute of Personal Management. Les questions posées sont relatives à l’absentéisme, au

rendement, au traitement différentiel, au travail à temps partiel. D’un point de vue général, les réponses suggèrent que la main-d’œuvre féminine semble être considérée comme une main- d’œuvre d’appoint nécessaire et temporaire. Les employeurs n’envisagent pas ce recrutement comme durable. En ce sens, ni la formation, ni la promotion ne sont encouragées et le travail à temps partiel, plus coûteux, est relativement mal vu. Les femmes mariées ne bénéficient pas de traitement spécifique qui pourrait assurer le développement de leurs capacités – elles sont en outre souvent employées en deçà de leurs compétences – et favoriser la compatibilité entre leur vie professionnelle et leur vie familiale. Klein note néanmoins quelques différences parmi les réponses. L’absentéisme féminin est davantage mentionné dans les entreprises comptant plus de 500 employés et les femmes plus âgées voient leur compétences davantage valorisées – en

179 particulier par rapport aux femmes plus jeunes ayant des enfants en bas âge, non seulement moins expérimentées mais travaillant à la fois plus à temps partiel et étant plus absentes.

Britain’s Married Working Wives, publiée dans la même collection que la première

version de The Feminine Character, reprend et prolonge les deux enquêtes précédentes, en ajoutant une introduction historique (« l’industrialisation et le rôle changeant des femmes) ainsi qu’une mise en perspective quant à l’avenir (« Dans le futur »). Ici, Klein affirme clairement que l’évolution économique et sociale ne laisse plus de choix aux employeurs : l’embauche des femmes ne peut plus être considérée comme un inconvénient temporaire et ces dernières constituent, avec les travailleurs immigrés, le seul vivier de recrutement disponible. Les perspectives de la sociologue se modifient par rapport à l’ouvrage co-écrit avec Myrdal : elle ne préconise plus simplement un modèle de travail séquentiel, mais se demande si les femmes ne doivent pas travailler de manière continue. Cette considération naît précisément de la question alors débattue relative aux effets négatifs du travail de la mère sur les enfants, que Klein reprend ici. Elle estime que cette question étant à la fois liée à d’autres considérations sociales et à la propre situation de la mère, il est difficile d’y apporter une réponse unique mais que rien ne permet en tout cas de prouver de tels impacts négatifs, contrairement à ce que des enquêtes de psychologues ont prétendu révéler. Le travail des femmes donne en effet naissance à des interrogations sur ces effets possibles sur les troubles comportementaux des enfants. Avant la publication de ces ouvrages, Klein est déjà amenée à se positionner sur la question, interrogée par des journalistes. Dans « When mum goes out to work », publiée dans la revue médicale Family Doctor1, elle explique en effet que l’on ne dispose pas d’éléments

permettant, toute chose égale par ailleurs, de faire le lien entre le travail des femmes et la délinquance des enfants. La sociologue souligne que que le taux d’enfants délinquants est le même aux États-Unis qu’en Angleterre, indépendamment du critère du travail et que, si néanmoins des enfants amenés devant la cour ont le plus souvent des mères qui travaillent, elles le font pour des raisons de nécessité économique, ce qui induit donc la question de la classe. Klein reprend et précise cet argument, en 1965, et rejette le lien entre la « privation maternelle » théorisée par John Bowlby2, – c’est-à-dire le choc de la séparation brutale d’avec la mère pour

le jeune enfant due à l’hospitalisation, l’abandon ou la mort, déjà questionnée en 1954 –, et l’absence des mères qui travaillent. Elle s’oppose par là même aux idées de Sheldon et Eleanor

1 Viola Klein «When mum goes out to work », Family Doctor, mars 1961, p. 155-157. 2 « Maternal Deprivation and Mental Health », W.H.O Monograph Series, n°2, Genève, 1951.

180 Gleuck sur le rapport de causalité entre la délinquance et le travail des mères1. Elle soutient que

ce travail repose sur un biais, en ce que les enfants concernés sont seulement ceux issus de la classe ouvrière. Elle explique également que l’incapacité du père à assumer le rôle de seul pourvoyeur économique peut tout aussi bien avoir des conséquences désastreuses sur les enfants. Klein considère que le temps pendant lequel la mère est absente, le substitut à la mère, l’âge de l’enfant, la manière dont le père accepte le travail de sa femme et leur contribution économique commune à la famille, comme, à un autre niveau, la manière dont la mère s’épanouit dans son travail et dont l’enfant le ressent, constituent des éléments déterminants.

L’importance de la dimension subjective s’affirme de plus en plus dans la recherche de Klein sur le travail des femmes, ne marquant de ce point de vue pas simplement une rupture avec The Feminine Character. Néanmoins, cette sociologie plus pratique et malgré tout, moins susceptible de faire l’objet de controverses, marque bien une forme, si ce n’est de retrait, du moins de prudence de Klein. Le ton est relativement audible et les appels à un changement réel peu fréquents. L’analyse peut aussi fonctionner comme une forme de dissimulation de tout type de prescription « révolutionnaire » : en tranchant peu, Klein peut aussi, d’une certaine manière, se mettre à l’abri. Et, sans surprise alors, son inscription dans l’académie et les réseaux de sociologues est rendue de plus en plus possible.