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Chapitre 1 : Claude Cahun : la constitution d’une subjectivité altérisée

B- Entre affirmation et neutralisation du point de vue du genre

2) Des logiques de l’effacement féminin

Si Nardal ne le dit pas explicitement, elle témoigne dans cet article de sa propre expérience. Première étudiante noire des Antilles à la Sorbonne, elle fait en effet partie de ce groupe d’étudiantes noires martiniquaises. La cristallisation des aspirations autour de la Revue

du Monde Noir qu’elle évoque est en partie son œuvre, puisqu’elle en est à l’origine avec le

docteur Sajous. Elle mentionne même, en présentant son caractère inédit, un travail de mémoire que Michel Fabre, l’un des premiers chercheurs à avoir travaillé sur Nardal, et les

1 Eleni Varikas a analysé ces processus pour les femmes grecques au XIXe siècle, « Subjectivité et identité de

118 commentateurs de cette dernière dans son prolongement, ont diagnostiqué comme étant le sien1 :

« Pour la première fois, au diplôme d’études supérieures d’anglais, l’une d’elles [des étudiantes] opta pour l’œuvre de Mrs Beecher Stowe (1° La case de l’oncle Tom ; 2° Le puritanisme dans la Nouvelle Angleterre) »2.

Comment comprendre, alors que les propos de Nardal traduisent une conscience de son caractère pionnier, ce relatif effacement de soi ? En réalité, ce texte est particulièrement intéressant du point de vue du devenir intellectuelle de Nardal car il met bien en jeu la manière dont le genre intervient néanmoins dans le processus d’affirmation de soi comme sujet pensant. Il révèle alors une tension entre affirmation subjective et effacement de soi. La comparaison des textes français et anglais – puisque, rappelons-le, la revue est bilingue et les deux textes présentés, sur une même page dans deux colonnes jumelles – fournit un cadre intéressant pour examiner cela. Au tout début du texte, Nardal évoque un changement d’attitude dans la mentalité des Antillais, et la possibilité maintenant ouverte de parler de questions de race, qui jusqu’alors représentaient un tabou. Le texte français laisse apparaître une marque de genre explicite, ainsi l’énonciation d’un sujet féminin, qui est alors aussi l’expression de Nardal elle- même :

« On ne pouvait parler d’esclavage ni mentionner sa fierté d’être descendante de Noirs Africains sans faire figure d’exaltée ou tout au moins d’originale ».

Or dans la traduction anglaise, cette énonciation féminine est effacée :

« One could not speak about slavery or proclaim his pride of being of African descent without being considered as an overexcited or at least an odd person »3.

Les traductions anglaises étaient effectuées par Nardal en collaboration avec Clara Shepard, enseignante africaine-américaine vivant alors à Paris, ce qui rend cet effacement d’autant plus troublant. On peut supposer que la volonté d’universaliser son message, et de provoquer une prise de conscience chez tous les Antillais amène à cet usage neutralisé. Mais un tel effacement n’en demeure pas moins saisissant, quand Nardal a souligné le caractère

1 Michel Fabre, Rive Noire, op.cit., p. 142.

2 Ibid., p. 30. L’article se clôt sur une espérance de voir de nombreux travaux allant dans le sens de la restitution

de cette histoire se développer. Le peu d’écho qu’a malheureusement trouvé cet appel pendant des années, jusqu’à aujourd’hui, fait ressortir sa pertinence.

119 précurseur des femmes, en exil, dans cet éveil à la conscience de race, faisant même contraster largement leur comportement, plus mature, avec celui des hommes :

« Après s’être docilement mises à l’école de leurs modèles blancs, peut-être ont-elles passé, comme leurs frères noirs américains, par une période de révolte. Mais, plus mûres, elles sont devenues moins sévères, moins intransigeantes, puisque tout est relatif. Leur position actuelle est le juste milieu »1.

Il faut en outre insister sur le fait que ce n’est pas de n’importe quels hommes dont Nardal parle ici. Ce n’est en effet pas rien que de relayer tour à tour Du Bois – pensé comme moins radical que Hughes et McKay – et le Maran du Batouala, parmi d’autres importants auteurs noirs, à un degré moindre de formulation de l’éveil de la conscience de race auquel de jeunes étudiantes, à Paris, semblent quant à elles davantage parvenir. La caractérisation genrée de Nardal est non seulement subtile mais en réalité radicale bien qu’euphémisée dans un discours policé. Une forme d’ironie est également perceptible dans la manière dont elle évoque la docilité première des femmes « à l’école de leurs modèles blancs », et davantage de sagesse ; elle ne culmine pas moins dans une « position actuelle » qu’en qualifiant de « juste milieu », Nardal pointe comme étant la bonne, ce qui témoigne d’une affirmation féminine. Elle est d’autant plus notable que cette posture du « juste milieu » évoque une référence philosophique classique excluant par définition le sujet renvoyé à l’altérité. Le « juste milieu » est en effet chez Aristote, dans L’Ethique à Nicomaque, la position occupée idéale de l’homme se tenant à distance des excès. Nardal renvoie ici dos-à-dos deux types de virilité, celle des hommes blancs comme celle des hommes noirs, par rapport auxquels c’est la position médiane des femmes qui est considérée comme étant la bonne. Cependant, tout autant que l’affirmation est appuyée et singulière, elle demeure encore inachevée du point de vue de celle spécifique de Nardal en tant que sujet féminin.

Tracy Denean Sharpley-Whiting a reproché à Nardal une forme de « masculinisme théorique », visible plus généralement dans son usage du langage. Ayant regroupé et retraduit (en collaboration avec Georges Van den Abbeele), certains des textes de Nardal paru dans ces années, elle a expliqué que cette rhétorique semblait dominer les formes d’écriture de cette période. Sans s’interroger davantage sur ce qu’elle a nommé « ce langage masculiniste », elle a expliqué le choix d’opter pour des traductions neutres du point de vue du genre, passant à côté de cet enjeu fondamental2. Dans une critique adressée à Brent Edwards, quelques années plus

1 Ibid., p. 29-30.

120 tard, elle reprend cette idée de masculinisme en allant jusqu’à remettre en cause le féminisme de Nardal1, visible dans son effacement, qui s’illustre dans cet extrait, de la production

culturelle, intellectuelle et politique des femmes noires américaines – aucune n’étant citée par Nardal et la comparaison se jouant entre les femmes antillaises et les écrivains noirs américains hommes. Brent Edwards a rétorqué trouver limité l’argument selon lequel, dans ce contexte, « toutes les femmes sont Antillaises, tous les Africains-Américains sont des hommes »2. On

peut lire ce relatif oubli des auteures africaines américaines – outre le fait qu’elle n’avait peut- être alors qu’une connaissance vague des femmes auteurs de la Harlem Renaissance dans ces années3 – comme s’inscrivant dans la logique, qu’elle vient doubler, d’un effacement relatif de

soi comme sujet féminin, dont Nardal doit avoir d’autant moins conscience que ce texte vise également et fondamentalement à mettre en avant le rôle joué par les femmes. Si on observe les références littéraires et journalistiques de Nardal, à part le nom de Beecher Stowe, on ne trouve (en effet) que celui de Roberte Horth, que Nardal écrit d’ailleurs Robert dans le texte français, marquant sans doute l’intériorisation d’une généalogie masculine qui se reproduit, même inconsciemment. Nardal se trouve donc dans une situation de tension entre deux ambitions : celle de donner à voir les femmes – parmi lesquelles elle figure – comme importantes dans la venue à une conscience de race d’un côté et, de l’autre, celle de rendre compte d’une histoire afin de déboucher sur sa promotion plus large dans laquelle s’opère une forme de neutralisation des femmes voire d’effacement de soi comme sujet féminin pensant. Cette tension est encore attestée par la manière dont Nardal, dans le mouvement visant à donner à voir les étudiantes – elle en tête comme on l’a souligné – qui ont choisi d’étudier l’histoire des Noirs, inclut alors entre deux mentions féminines celle « d’un autre étudiant d’anglais » (qui devait étudier l’œuvre antillaise de Lafcadio Hearn). Cette insistance féminine est ensuite à nouveau simplement remplacée par la mention générale de l’éveil de « l’intérêt des étudiants antillais pour leur propre race ». On en oublierait presque le rôle premier joué par les filles. Ce mouvement est parachevé par la mention des précurseurs, qui ne peuvent être que des hommes, de tous ces nouveaux étudiants, Felix Eboué et Grégoire Micheli.

1 Sharpley-Whiting parle ainsi, de manière troublante – point également relevé par Brent Edwards, dont le livre

fait l’objet de sa critique – de « féminisme masculiniste » [«nascent masculinist, diasporic feminism »], sans vraiment élaborer ce concept (TS Denean Sharpley-Whiting, «Erasures and the Practice of Diaspora Feminism », Small Axe, vol. 9, n°17, mars 2005, p.132). Néanmoins, elle affirme dans un ouvrage suivant le féminisme de Nardal à la Martinique, sans reprendre ce problème. En réalité ces enjeux ne renvoient pas seulement à Nardal elle-même mais à des logiques propres à la production du savoir, sur lesquelles je reviendrai.

2 Brent Edwards, « Pebbles of Consonance. A Reply to Critics », Small Axe, n°17, vol. 9, mars 2005, p.132. 3 Si l’on sait que Jessie Fauset ou Gwendolyn Bennett ont vécu à Paris dans les années 1920, on n’a aucune trace

de rencontres entre l’une ou l’autre et Paulette Nardal. L’absence de références aux unes ou aux autres dans les textes est mutuelle.

121 Que les femmes mentionnées soient présentées comme étudiantes, permet également de formuler cet inachèvement quant à l’affirmation du sujet féminin. On l’a dit, il s’agit d’un geste tout à fait singulier que de mettre en avant la conscience plus éclairée de femmes en devenir en tant qu’intellectuelles par rapport à des penseurs plus établis. Mais précisément, Nardal, s’incluant parmi les étudiantes, tout en se posant comme sujet de connaissance, ne le fait pas en des termes équivalents par rapport aux hommes. Parce que Maran est un de ces amis, le geste est particulièrement intéressant : tout autant que la marque d’une affirmation individuelle et collective, il traduit également une difficulté pour les femmes à se placer au même niveau que les hommes.

Enfin, ce texte commence par un « je » (« j’étudierai plus particulièrement cet éveil »), jamais repris en tant que tel. A la fin de son texte, Nardal pointe un « nous », qui, s’il prend dans un premier temps la forme d’un nous de majesté, glisse, sans que ce passage puisse être clairement établi, vers un « nous » plus général. Cette confusion ne permet que de diagnostiquer un « nous » – équivalent d’un « je » – féminin encore lacunaire, subsumé sous l’identification plus générale – « nous les Noirs », sans qu’il ne soit alors possible d’identifier la place spécifique d’un nous féminin collectif1.

Ces hésitations du « nous » qui sont autant de formes d’affirmation singulières renvoient à cette difficulté pour Nardal de se poser comme un « je » féminin. On en trouve une autre formulation sous la plume de Roberte Horth, dans son article publié dans la Revue du Monde

Noir que Nardal affirme comme fondateur de l’éveil de la conscience de race parmi les

antillaises exilées. Le texte de Roberte Horth exprime la difficulté qui découle de la prétention à exister comme sujet pensant pour une femme noire. La mention de ce texte dans ce numéro n’est sans doute pas étrangère à une volonté de rendre hommage à la jeune intellectuelle d’origine guyanaise, décédée à 26 ans des suites d’une pneumonie, qui se destinait à la philosophie et à la narration de cette histoire des Noirs à laquelle Nardal appelle2. Elle opère

ici, comme Nardal l’a fait et le fera encore plus tard, par la fiction, qui constitue une forme privilégiée pour rendre dicible l’expérience subjective, à la fois singulière et partagée. L’héroïne du texte de Horth, Léa, est une jeune femme qui a laissé « ‘une petite maison à volets verts sur la grèves sauvage’ » pour gagner « un pays lointain et policé, courtois », et dont « le peuple qui l’habite accueille tous les bons esprits »3. Elle se dévoue à l’apprentissage et à la culture. Mais

1 Cette volonté d’inclusion la plus large possible est d’ailleurs renforcée par l’inclusion possible des Blancs dans

cette quête historique visant à dépasser le cadre de la culture blanche.

2 On trouve un « in Memoriam », collectif dans ce numéro.

3 Roberte Horth, « Une histoire sans importance / A Thing of no importance », La Revue du Monde Noir/The Review of The Black World, n°2, p.48.

122 « l’âme virile » qu’elle acquiert au cours de son périple, grâce à « des femmes de grand cœur », façonnée par les « littératures occidentales » ne peut alors trouver qu’un « bonheur tout intellectuel »1. Quand elle « entre dans la grande maison dont l’unique souci est de faire

progresser les esprits sans aucune distinction de classe et de race », elle découvre également les plaisirs de femmes: elle s’intéresse à la mode, se rend aux bals qui lui rappellent ses origines. Si en la voyant, « les vues courtes » peinent ainsi à « concevoir que dans une gaine si charmante se cache une lame polie et tranchante »2 ; pour d’autres, « elle est bien faite et de bonne

éducation ; on la recherche »3. Mais en réalité, Léa n’est qu’un objet curieux, « un fétiche » qui

ne sera jamais accepté. Elle constate ainsi que « les meilleurs lui ouvrant toutes grandes les portes de leur trésor spirituel gardent bien fermées celles de leur cœur »4. Le paradoxe réside

ici dans la manière dont le dépassement de l’assignation au corps qui incombe aux femmes noires, par la pensée, a pour effet de la renvoyer, malgré tout, à sa couleur, alors même que sa prétendue acceptation dans un univers cultivé aurait pu signifier le dépassement de l’« exotisation » :

« Elle ne sera jamais dans ce pays une femme comme toutes les autres femmes ayant droit à un bonheur de femme car elle ne pourra jamais effacer pour les autres le non-sens de son âme occidentale vêtue d’une peau scandaleuse »5.

Ce texte, à l’absence de marqueurs spatiaux et temporels clairement établis, peut être lu comme l’universalisation de l’expérience du sujet féminin racialisé. Il révèle la manière dont une double contrainte ou impossibilité pèse sur lui. En tant que corps noir, il est ramené à l’exotisme et au rang d’objet. La femme noire est un « non-sens » dans sa prétention à exister comme femme parce qu’elle prétend exister comme sujet. La place que tient ici la dimension intellectuelle renvoie à un niveau particulier à une impossibilité à exister comme sujet de pensée et de connaissance. Ce que révèle cette « histoire sans importance » est l’éveil à une double conscience, pour reprendre le concept de Du Bois, ici en y introduisant le genre, le fait d’être une « sang-mêlée »6, marque d’un métissage culturel, renvoyant à l’impossibilité d’être à la fois

femme et noire – la féminité étant associée à la blanchité –, qui renvoie aussi plus spécifiquement à l’impossibilité d’être un sujet de connaissance. Mais cette impossibilité ne se 1 Ibid., p.49. 2 Ibid. 3 Ibid., p.50. 4 Ibid. 5 Id. 6 Ibid.

123 comprend pas ici comme ce qui s’oppose au possible mais précisément comme ce qui, alors qu’elle est à la fois a priori impensable et demeure un interdit, parvient néanmoins à advenir puisque sa formulation même la fait échouer. En d’autres termes, l’énonciation de l’impossibilité d’exister comme sujet constitue en même temps sa mise à mal. C’est à un tel dépassement que parvient également Nardal.

IV- Conscience de race, double conscience, affirmation de soi comme