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Chapitre 3 Viola Klein : la constitution d’un sujet féministe

A- La collaboration avec Myrdal

Après avoir travaillé pour The British Foreign Office pour lequel elle fait notamment des traductions d’archives allemandes, et fait une incursion du côté du monde journalistique et tout à fait à la marge de l’académie1, Klein peut entreprendre, au début des années 1950, une

nouvelle enquête sociologique, et se lancer dans un domaine de recherche que plus tard on nommera la sociologie du travail. Comme on l’a vu, la question du travail des femmes, et de la difficulté à l’articuler à la sphère personnelle en vue de parvenir à la réalisation de soi, est une préoccupation de Klein dès son travail de thèse. On peut en outre suggérer que le choix de ce type de sociologie, plus positiviste, apparaît pour Klein plus légitimante. On comprend ainsi pourquoi elle accepte la proposition d’Alva Myrdal, auteur de Nation and Family2, alors directrice du département de science sociales de l’Unesco, et à la renommée internationale, de l’aider à mettre en forme une recherche dont l’origine remonte à une sollicitation par The

International Federation of University Women. Le travail commun se réalise essentiellement

par correspondance et l’implication de Klein est colossale en réalité, faisant bien plus qu’un travail d’assistante, et ce que le mot introductif de Myrdal dans la première édition laisse apparaître. Elle réalise en effet, comme elle n’hésite pas à le dire à Myrdal elle-même, la plus grande partie du travail d’écriture et de recherche3. La correspondance entre les deux femmes

donne à voir son investissement, ses prises d’initiative, aussi bien que, parfois, son malaise et la conscience, malgré le respect et l’amitié, de la différence de statut. L’enjeu est considérablement plus important pour Klein, alors à la recherche d’un emploi. On saisit alors pourquoi elle insiste pour que son nom figure sur l’ouvrage à côté de celui de Myrdal4. Elle

obtient gain de cause même s’il est notable que le nom de Myrdal, qui intervient après d’un point de vue alphabétique, apparaisse devant le sien.

S’il est difficile de distinguer véritablement ce qui relève plus précisément de l’impact de chacune dans l’ouvrage, il existe néanmoins des correspondances avec les travaux respectifs

1 Je traiterai cette question, qui met particulièrement en jeu la question de la philosophie et de l’engagement

politiques de Klein dans une seconde partie. En 1948, elle sensibilise également, dans le cadre d’un programme éducatif non identifié, destiné à de jeunes Allemands, à la question du vote des femmes (AVK, 23/1).

2 Alva Myrdal, Nation and Family. The Swedish Experiment in Democratic Family and Population Policy, Harper

and Brothers, 1941.

3 Viola Klein, Lettre à Alva Myrdal, 27 mai 1952, AVK, 15/4. 4 Ibid.

175 passés, mais aussi la posture occupée, ainsi que des indications dans les échanges écrits qui permettent dans les grandes lignes de restituer des éléments importants concernant la répartition du travail. Il est également non aisé de savoir si le fait que l’on dispose de bien plus de lettres de Klein que de Myrdal révèle une structure inégalitaire de la collaboration et de l’échange mais on peut penser, selon les différents éléments précédemment soulignés, qu’elle en est bien significative, au moins à un certain degré. Ainsi Klein, qui s’occupe des statistiques à partir des données fournies par Myrdal, pose davantage les problèmes là où les suggestions pratiques relèvent plus particulièrement de la compétence de cette dernière. En tant que sociologue et experte, Myrdal a exprimé, notamment dans Nation and Family, son positionnement dans la perspective des politiques cherchant à remettre dans le giron de la nation la famille traditionnelle dans la période d’après-guerre. Myrdal s’inscrit dans cette promotion d’un point de vue théorique mais aussi politique et stratégique qui ne peut donc pas être mise de côté dans l’ouvrage. Klein a auparavant insisté sur l’importance de la « sphère des émotions », dont la maternité peut-être une des composantes, comme on l’a vu dans The Feminine Character. Or il faut tenir compte du contexte dans lequel leur réflexion s’insère : non seulement l’articulation entre travail et famille apparaît de plus en plus, y compris du point de vue de l’Etat, comme une nécessité économique, mais il convient en même temps de la faire tenir avec une primauté accordée à la maternité, louée comme un travail vertueux. En Angleterre, où doit d’abord paraître l’ouvrage, Beveridge, qui a œuvré à la mise en place de l’État-providence, prône en effet la capacité des femmes à assurer « la continuité adéquate de la race britannique et des idéaux britanniques dans le monde », appuyé par exemple par un pédiatre comme J. C. Spence qui promeut la maternité à temps plein, ou encore John Newson qui valorise ne éducation séparée pour les filles, dans la lignée des eugénistes du début du siècle1.

Le contexte dont Myrdal et Klein partagent au moins partiellement les vues et auquel elles ne peuvent échapper a des effets sur la forme que prend la promotion du double rôle des femmes. Ainsi, la thèse affichée de l’ouvrage est celle selon laquelle l’enfant doit être la priorité de sa mère, ce que pas même les plus ardentes féministes remettraient en cause, expliquent- elles2. Myrdal et Klein proposent globalement un modèle séquentiel comme solution à la

conciliation entre les deux rôles de la femme. Il ne s’agit en d’autres termes pas de combiner travail et vie familiale en même temps mais de distinguer dans différentes phases de la vie des

1 Jane Lewis, « Myrdal, Klein, Women‘s Two Roles, and Postwar Feminism 1945-1960 », in Harold. L. Smith

(ed.), British Feminism in the Twentieth Century, London, Edward Algar, 1990, p. 179.

2 « De nos jours pas même les plus ardentes féministes nieraient que les sollicitations de l’enfant quant à l’attention

et au temps de sa mère arrivent en première place dans l’ordre des priorités » (Myrdal et Klein, Women’s two roles : home and work, London, Routledge and Kegan Paul, 1956, p. 116).

176 femmes, celles qui peuvent respectivement être consacrées aux rôles de mère et de travailleuse. Les auteures expliquent qu’après s’être occupées à temps plein de l’enfant durant les premières années de sa vie, les femmes pourraient reprendre un travail à temps partiel.

L’argument de Klein et de Myrdal repose non seulement sur une nécessité économique mais aussi sur une réalité démographique, selon laquelle, l’espérance de vie s’allongeant, et les femmes ayant de moins en moins d’enfants, la maternité ne représente plus que quinze années de la vie d’une femme. Ainsi est-il possible pour la mère de (re)commencer à travailler à temps plein – elle a pu le faire avant la naissance des enfants – à 40 ans. L’argument est également facilité par une autre réalité contextuelle : les effets négatifs de la mère surprotectrice sur le développement des enfants, plaidant ainsi pour les deux rôles. Myrdal et Klein expliquent également qu’il n’existe pas assez d’études de médecins relatives aux liens nécessaires entre la mère et l’enfant permettant de s’opposer au travail des femmes, alors qu’il s’agit d’un argument couramment mobilisé à l’époque pour s’y opposer. Elles s’appuient une nouvelle fois sur les travaux de Margaret Mead, qui considère que toute opposition à la moindre séparation, fût-elle de quelques jours, relève d’une « nouvelle et subtile forme d’antiféminisme »1. Elles remettent

ainsi en cause les idées alors très influentes de John Bowlby, sur la « privation maternelle », qui ne relève que de cas de séparation totale, considérant que, si on l’écoutait, aucune femme ne travaillerait2.

Par rapport à leur production passée et le féminisme qu’on pouvait y lire, la thèse principale défendue dans ce livre apparaît moins radicale. L’un des reproches que d’autres féministes feront à Myrdal et Klein est notamment une incapacité, malgré le fait qu’elles montrent l’éloignement par rapport au modèle de famille patriarcal, de ne pas en tirer toutes les conséquences et notamment de ne pas considérer la nécessité de l’implication paternelle, que Myrdal semblait davantage prendre en compte, à travers son modèle de la famille conçu comme à la fois nécessaire et volontaire dans Nation and Family. Elles expliquent en effet que l’homme ne peut être le seul pourvoyeur économique et la femme la seule responsable de la maison, et que le foyer est « la responsabilité conjointe des hommes et des femmes », sans néanmoins tirer le raisonnement jusqu’au bout. L’analyse se situe encore bien davantage du côté des femmes, et pas du genre en tant que tel qui n’apparaît que dans des remarques ponctuelles visant à la symétrisation des rôles. Néanmoins, si l’on replace précisément l’ouvrage dans le contexte, et

1 Margaret Mead, «Some Theoretical Considerations on the Problem of Mother-Child Separation », American Jounal of Orthopsychatry, 1954, cité par Viola Klein et Alva Myrdal, Women’s Two Roles. Home and Work, London, Routledge and Kegan Paul, 1956, p. 129.

177 qu’on le lit très attentivement, on voit en réalité que si le défaut de radicalité peut-être soulevé, et de plus en plus, avec l’égalisation des rôles qui accompagne la progression des sociétés contemporaines, le geste de Klein et Myrdal est fondamental et relève néanmoins bien d’une posture féministe. On reviendra sur la réception de cet ouvrage, que l’on analysera de près, dans un mouvement plus général1. Ce qu’il importe ici de souligner est la manière dont l’ouvrage ne

correspond en effet pas à un geste de subjectivation de Klein tel qu’on peut le lire dans The

Feminine Character : sans enfant et chercheure, elle ne nous parle pas d’elle2. Myrdal, si elle

est mère, n’aurait quant à elle, comme le confie sa fille elle-même, Sissela Bok, dans un ouvrage qu’elle lui consacre3, jamais accepté les contraintes du modèle séquentiel, que sa vie même

dément. Mais précisément, Women’s Two Roles révèle bien les contraintes à la fois objectives et intériorisées qui pèsent sur Myrdal et Klein – dont on peut imaginer qu’elles ne sont chez Klein, pas indépendantes de son statut de femme, parlant dans un certain contexte, sociologue alors sans emploi –, et la possibilité voire la nécessité de ne pas réduire le propos, pour cette raison même, à la thèse la plus directement apparente.