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Chapitre 3 Viola Klein : la constitution d’un sujet féministe

A- Un contexte peu favorable

Pour comprendre le rapport de Klein au féminisme, il faut d’abord réinsérer la question dans le contexte historique. Comme le rappelle Shira Tarrant, le climat politique et social des années 1940, 1950 et du début des années 1960, est peu favorable aux initiatives portant les droits des femmes. Le qualificatif de « féministe » est très péjorativement connoté et les féministes sont considérées comme « une farce, ou des folles »1. Aux États-Unis, Lundberg et

Fahrnia, en 1947, portraitistes influents de la psychologie de la femme moderne, influencés par Freud, considèrent les féministes comme la source des problèmes sociaux du pays2, dans un

contexte où, ils estiment qu’en réalité, les femmes occupent une position enviable. Aux États- Unis mais aussi en Angleterre, le féminisme est associé à des images de militance, de pudibonderie, et d’égoïsme. La tendance est plus généralement à la reproduction de l’idéologie, comme en témoigne de manière paradigmatique la sociologie de Parsons – auquel de manière révélatrice Klein refuse d’être identifiée3 –, père du fonctionnalisme, défendant le modèle de la

complémentarité des sexes, renvoyant la femme à la maison4.

Essayons de considérer plus spécifiquement le cas anglais. Le rejet du féminisme y est également visible chez des femmes, par exemple communistes, qui, si elles entendent promouvoir l’émancipation, entendent alors le faire dans des logiques soumises aux doctrines et au parti, rejetant à la fois le qualificatif de féministe et les mouvements de droits des femmes considérés comme « petits bourgeois ». En outre, le parti communiste a tendance à annihiler les revendications portées par les femmes, qui se voient rappelées que leur émancipation viendra avec celle, plus générale, des travailleurs. En réalité, dans les années 1950, il se caractérise par une image plutôt conservatrice et stéréotypée de la féminité, renvoyant les femmes à leur fonction d’épouse et de mère. On trouve ainsi dès ces années des conflits structurants autour de l’émancipation qui se poursuivent ici et dans d’autres pays dans les années 1960. Au sein du

1 Ellen DuBois, « Eleanor Flexner and The History of American Feminism », Gender and History, vol.3, 1991,

p. 84 citée par Shira Tarrant, When Sex became gender, op.cit., p.29.

2 Ferdinand Lundberg et Marynia F. Farnham, Modern Woman. The Lost Sex, New York, Harper and Brothers,

1947.

3 Viola Klein, Lettre à Janet Giele, 12 février 1972, AVK, 4/1.

4 Talcott Parsons, « The Social Structure of the Family », in Ruth Anshen (ed.), The family. Its Function and its Destiny, New York, Harper and Row, 1949.

183 parti travailliste, si on trouve une participation significative des femmes, portant le droit des femmes, c’est un point de vue plutôt traditionnaliste sur la question qui domine également. Le débat existe néanmoins mais il est modéré et tend à se structurer autour des partisans de l’égalité des droits et de ceux des droits spécifiques des femmes. Il existe encore une autre organisation assez active à la fin des années 1940, « the British Housewives League », partageant les idées des conservateurs et porté par une femme très à droite, antisémite, Dorothy Crisp, également auteure et éditrice, notamment connue pour ses virulents articles dans le Sunday Dispatch. Le cadre général est donc, on le voit, peu propice à la revendication féministe explicite.

Mais c’est aussi un point de vue théorique (et politique) qui amène d’abord Klein à prendre ses distances par rapport au féminisme. Pour comprendre sa posture, il faut d’abord considérer, d’un point de vue analytique, la manière dont le féminisme est mobilisé dans The

Feminine Character. La sociologue reproche d’abord à une certaine propagande féministe [« ill

feminist propaganda »] sa méconnaissance de l’histoire : par exemple, elle explique que dans la phase pré-industrielle, les femmes (comme les enfants) travaillaient – ce qui va à l’encontre de l’idée contemporaine selon laquelle l’enjeu, pour les femmes, consistent aujourd’hui à pouvoir investir la sphère – masculine – du travail. On a déjà relaté l’histoire du travail des femmes et la manière dont est né le conflit, actuel, je ne reprends donc pas le raisonnement. Je rappelle simplement que Klein considère la question de la classe, et la manière dont les revendications entre les femmes diffèrent selon ce paramètre – les femmes des classes moyennes et supérieures, engagées dans la carrière du mariage réclamant des droits en matière d’éducation, là où les travailleuses demandent protection. Or dans ce contexte, Klein s’en prend encore à celles qu’elles qualifient de « féministes doctrinaires » et qui sont les seules avec les économistes du libre-échange, à ne pas juger bon ce traitement différenciel.

Klein semble partager la mauvaise vision par la société des féministes, qui rejette leur présentation de la femme comme « une créature sans sexe », « une pure abstraction sans chair ni sang »1. L’exhibition de méthodes militantes, l’exaltation de la rationalité de la femme

condamnant tout instinct, la haine par les féministes de l’homme, leur mépris de la sensualité, sont considérés par Klein comme des points particulièrement faibles dans leurs théories. Elle explique que ces postures les ont conduites à se ridiculiser et à se mettre à dos la sympathie des jeunes femmes, qui, dans le dilemme entre droits et émotions, étaient toujours prêtes à sacrifier les premiers aux secondes, ce que ces féministes n’ont su comprendre. La présentation de cette mauvaise lecture sert en même temps à la mise en avant d’un impératif théorique et politique

184 qui montre bien la volonté de changement de Klein. En réalité, elle soutient qu’une bonne partie du programme féministe a pu être réalisé. Mais précisément, selon elle, non pas, principalement, grâce au combat des féministes mais de l’impératif social que cela représentait. Elle considère en effet que le féminisme s’inscrivait dans une nécessité pratique et que ses revendications se trouvaient en accord avec la tendance générale du développement socialiste – le féminisme étant né de ce mouvement plus global de l’idéologie démocratique, façonnée par une philosophie individualiste et la promotion de l’égalité des droits en nature, débouchant sur la possibilité pour chacun d’un développement en tant qu’individu libre.

Reste néanmoins, là encore, toujours le dilemme, présenté sous la forme d’un contraste, entre les nouvelles conditions matérielles des femmes et la permanence des anciennes idéologies et des attitudes – auquel il s’agit donc de répondre. Les critiques adressées par Klein à l’égard du féminisme relèvent fondamentalement de son incapacité à percevoir l’importance de la dimension émotionnelle, qui, si elle résulte sans doute de formes sociales de conditionnement, ne peuvent pour Klein pas seulement être écartées. Le tiraillement de la subjectivité féminine constitue en ce sens le grand enjeu de son rapport au féminisme. C’est en ce sens également que l’on peut comprendre les réserves émises par la sociologue par rapport à un schéma partiel selon elle de l’émancipation féminine dans ses travaux ultérieurs. Dans

Women’s Two Roles, Myrdal et Klein considèrent, tout autant que l’insuffisance d’un schéma

de type « mariée deux enfants », le danger d’une insistance trop grande sur le travail – on a vu la manière dont la maternité était valorisée et pensée comme indispensable dans la petite enfance – que, de manière significative, elles font ressortir en soulignant la concession féministe sur ce point :

« Even to the most ardent feminists it is clear to-day that work is not an end in itself and that the past over-emphasis on careers at the expense of marriage and family has done great damage to the women’s cause »1.