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Chapitre 1 : Claude Cahun : la constitution d’une subjectivité altérisée

A- L’entre soi féminin de La Dépêche Africaine

Après avoir consacré son diplôme d’études supérieures d’anglais à Harriet Beecher Stowe3, activiste blanche américaine ayant milité pour l’abolition de l’esclavage, Nardal décide

de se tourner vers le journalisme. C’est ainsi qu’en juin 1928, elle rejoint la rubrique littéraire de la revue La Dépêche Africaine, à laquelle sa sœur, Jane, contribue depuis février, dans la rubrique « La Dépêche politique ». Elle y est alors présentée comme professeure d’anglais et dont la contribution au journal consistera à « écrire une série d’articles sur l’évolution économique et littéraire des noirs américains ». Nardal y publiera douze textes. Ce lieu va se

1 Je me situe ici dans le cadre spécifique de la migration en vue de la formation universitaire mais il faut aussi

mentionner que peu de femmes noires travailleuses, pauvres migrent dans ces années, mais on est malheureusement peu renseigné sur cette catégorie de migrantes.

2 Musil explique ainsi qu’en 1934, sur 325 Martiniquais, on trouve moins de 50 femmes (Emily Musil Church, La Marianne noire : How Gender and Race in Twentieth Century Atlantic World Reshaped the Debate about Human Rights, thèse de doctorat en histoire, UCLA, 2007, p. 176).

3 Michel Fabre, La rive noire, op.cit., p. 152. Nardal mentionne également ce travail – sans pour autant indiquer

qu’il s’agit du sien, ce qui est intéressant en termes de comportement genré, j’y reviendrai – dans un texte intitulé « L’éveil de la conscience de race » (La Revue du Monde Noir, n°6, 1932).

98 révéler important dans sa constitution comme intellectuelle. Pour le comprendre, Il faut d’abord restituer le contexte de ce journal et du Paris dans lequel il s’insère.

Fondé en février 1928 par le Guadeloupéen Maurice Satineau, ce journal est celui d’une organisation modérée, le Comité de Défense des Intérêts de la Race Noire (CDIRN)1. Il se situe

dans une tendance réformiste – donc pas anti-colonialiste – et bénéficie d’une audience importante par rapport aux autres journaux, plus politiques et radicaux de ces années comme

Le Cri des nègres, organe de l’Union des Travailleurs Nègres (UTN), et La Race Nègre, journal

de la Ligue de Défense de la Race Nègre (LDRN). Il existe ainsi à Paris dans ces années, un certain nombre d’organisations noires, qui expriment leurs idées via des journaux, et qui diffèrent sensiblement quant aux stratégies à mettre en place pour promouvoir les intérêts des Noirs2. Cherchant à atteindre un public plus large que les journaux plus radicaux, La Dépêche

Africaine s’en démarque à la fois en raison de son point de vue plus « modéré »3, davantage

tourné vers les questions du rapport de la métropole aux colonies et vers Paris comme métropole coloniale, et de l’articulation qui y est rendue possible entre les questions de genre et de race. Ceci s’explique d’abord par une autre des particularités de ce journal, son ouverture aux femmes, qui constituent une voix significative dans l’équipe rédactionnelle. Si Jane et Paulette Nardal sont les seules femmes noires du journal, elles se retrouvent autour de préoccupations communes, avec les journalistes féministes blanches Marguerite Martin, Marcelle Besson, Carly Boussard, ou encore Madame Winter Frappier de Montbenoît.

À l’image du journal, ces femmes, auxquelles on peut ajouter les sœurs Nardal, ne partagent pas de ligne commune et fixe et ont des préoccupations différentes. Elles se rejoignent néanmoins dans un souci commun de répondre aux problèmes coloniaux, à partir de leur position de femme. Nardal fait même écho assez spécifiquement, notamment dans Le Soir, un

1 A ne pas confondre avec le Comité de Défense de la Race Nègre (CDRN). Celui-ci fut fondé en 1927 par Lamine

Senghor, qui quitte en mars le parti communiste réalisant le manque d’attention porté aux problèmes des Antilles et de l’Afrique noire (en comparaison avec les situations au Maroc et en Indochine). Après deux numéros du journal de l’organe La voix des nègres, parus en janvier et mars 1927, la branche plus radicale, conduite par Senghor (qui meurt quelques mois plus tard) et Kouyaté fait scission pour fonder la Ligue de Défense de la Race Noire (LDRN), qui crée alors un nouveau périodique, La Race Nègre, là où la vogue réformiste se restructure autour de Maurice Satineau, et du CDRIN, qui un an après fonde La Dépêche Africaine. En 1931, la LDRN fait à son tour scission et la frange menée par Kouyaté, fonde l’UTN, qui se dote d’une nouvelle revue, Le Cri des nègres.

2 Pour un approfondissement de la question cf. Philippe Dewitte, Les mouvements nègres en France 1919-1939,

Paris, L’Harmattan, 1985.

3 Cette modération n’empêche pas le journal d’être, comme les autres, surveillé de près par les autorités et suspecté

de propagande anti-française, en particulier en raison de ses liens avec Marcus Garvey, leader noir d’origine jamaïcaine alors lui aussi surveillé, accueilli pour quelques jours en octobre 1928 à l’adresse du journal et avec lequel Satineau restera en contact. Le climat avec les autorités s’apaise dès l’été 1928 et le journal paraît jusqu’en 1932. Il paraît à nouveau brièvement en 1938. Comme les autres journaux, il sera finalement interdit par les autorités.

99 peu plus tard en 1930, aux points de vue de certaines de ces femmes, usant du même langage. Parmi elles, on trouve Marguerite Martin, militante socialiste suffragiste. Elle s’illustre tant par des textes de promotion d’une conscience de genre de type internationaliste, usant du vocabulaire de la sororité, par exemple dans un texte intitulé « à Mes sœurs »1, que par la

dénonciation de certaines expositions coloniales, comme celle ayant eu lieu en 1928 au jardin d’acclimatation, dans un texte intitulé « Promenade du dimanche. Impressions d’un village

nègre »2. On peut également y lire Marcelle Besson, qui, après avoir défini le problème colonial

comme un problème social, prône dans une rhétorique typique de ces années, mettant en avant les qualités spécifiques des femmes, leur possibilité de faire « œuvre sociale »3. C’est leur

capacité à agir indirectement sur la politique des gouvernants qui constitue le moteur de cet appel. Elle considère qu’aider les Noirs4 relève d’une responsabilité liée à leur sacrifice pour la

nation durant la guerre et va ainsi proposer la mise en place de différents services, aux colonies comme en métropole, comme une inspection du travail pour la protection des travailleurs noirs, ou un élargissement du « service spécial ‘des affaires indigènes’ », assistance au logement et au travail, et prenant en charge la santé, qui existe déjà à Paris. Dans une visée plus spécifique et ouvertement colonialiste, Madame Winter Frappier de Montbenoît, réunionnaise, fondatrice du groupe « la Française Créole »5, s’intéresse aux problèmes du métisse dans les colonies et

propose ainsi, en vue de dépasser la discrimination dont elle considère qu’il fait l’objet, de mettre en place une descendance et un héritage familial matrilinéaire, gommant ainsi l’absence du père blanc. Son souhait repose sur l’idée selon laquelle le Noir dans les colonies françaises – qu’elle oppose aux colonies anglaises et aux États-Unis – a toujours été bien traité, et que cette reconnaissance lui permettra donc de jouir d’un traitement égal par rapport aux autres sujets coloniaux6.

Sans tenir compte du cas de Nardal auquel on va plus précisément s’attacher, on peut désigner les stratégies de ces femmes comme féministes à partir du moment où l’on a en tête la définition du féminisme français qu’en a donnée Joan Scott, selon laquelle tout en critiquant les discours relatifs aux droits, à la citoyenneté et à l’individualité qui avait naturalisé la différence

1 Marguerite Martin, « Mes sœurs », La Dépêche Africaine, n°1, février 1928.

2 Marguerite Martin, « Promenade du dimanche. Impressions d’un village nègre », La Dépêche Africaine, n°2,

février 1928.

3 Marcelle Besson, « La femme et l’action coloniale », La Dépêche Africaine, n°6, août 1938.

4 Elle écrit « noirs » avec une minuscule, ce qui peut être lu comme révélateur d’une absence de conscience raciale.

Je vais revenir sur cet enjeu, important chez Nardal.

5 Le terme créole est en réalité ambigu. Il peut renvoyer aux blancs descendants de colons nés aux colonies, comme

c’est le cas ici, comme aux enfants dits métisses. Cf. notamment Christophe L.Miller, Blank Darkness: Africanist discourse in French, Chicago, University of Chicago Press, 1985.

100 des sexes, les féministes ont pu s’appuyer sur cette différence pour s’en affranchir, revendiquant ainsi en tant que femmes (c’est-à-dire en mettant en avant des « qualités » féminines) les mêmes droits que les hommes1. Autrement dit, le rejet des catégories naturalisées d’homme et de

femme peut néanmoins déboucher sur l’usage de cette catégorie « universalisée » de femme. Brent Edwards, dans son ouvrage majeur, The Practice of Diaspora, a également utilisé cette définition du féminisme de Joan Scott qui s’exprime dans la différence, voyant le courant comme l’héritage pluriel et changeant de ce paradoxe2. Il déduit cette analyse de la pluralité des

positions exprimées dans La Dépêche Africaine. Il ajoute que ce travail féministe multi-facettes, permet de lire la manière dont en réalité, comme Étienne Balibar l’a exprimé, le racisme présuppose toujours le sexisme, ce qui permet de souligner deux idées. D’une part, que dans l’histoire du féminisme, la race ne se contente pas de compliquer le genre – pas plus que le genre n’est venu simplement troubler les doctrines universelles de l’humanisme libéral de l’ouest ou du marxisme. D’autre part, cela permet d’appuyer la pertinence du genre dans la venue à une conscience de race – ce que Paulette Nardal, qui considère le rôle particulier que les femmes intellectuelles ont joué dans sa naissance, exprime dans un texte important, « L’éveil de la conscience de race »3.

Mais on peut alors se demander s’il ne convient pas davantage de faire de ce paradoxe pour ce qui nous intéresse ici, le point de départ de l’analyse, plutôt que celui d’arrivée. En effet, la pluralité des postures exprimées, si elles se recoupent sous un féminisme qui se comprend dans cette richesse et cette contradiction, n’en signifie pas moins, précisément, que les positions en présence diffèrent. De plus, à cet égard, et quand bien même la proposition de Balibar serait admise – ce qui au fond importe peu ici – précisément le racisme ne constitue pas le même enjeu dans le devenir sujet de chacune. Considérer les différences entre ces femmes permet alors de faire ressortir la singularité de celle de Nardal, son positionnement par rapport au féminisme sur lequel on ne statue pas d’emblée et ce que tout cela nous dit de sa constitution et de ses premières formes d’affirmation comme sujet féminin racialisé et comme intellectuelle.

Si on ne dispose malheureusement d’aucun témoignage direct de Nardal sur son expérience à La Dépêche Africaine, ses textes nous permettent néanmoins d’en prendre la mesure. Ils visent, pour la majorité d’entre eux, à rendre compte des activités culturelles qui ont lieu dans la capitale. C’est l’occasion pour Nardal d’exprimer, en tant que femme noire, ce

1 Joan Scott, La citoyenne paradoxale. Les féministes françaises et les droits de l’homme, traduit de l’américain

par Marie Bourdé et Colette Pratt, Paris, Albin Michel, 1998.

2 Brent Edwards, The Practice of Diaspora. Literature, Translation and The Rise of Black Internationalism,

Harvard University Press, Cambridge Mass. And London, England, Harvard University Press, 2003, p. 151.

101 qu’elle perçoit comme les singularités artistiques des Noirs. Sur les douze textes qu’elle publie, huit évoquent la culture noire, à travers la musique et la danse, de la biguine aux Spirituals1, en

passant par la sculpture2, ou encore le théâtre3. C’est l’attachement à la culture antillaise en

particulier qui en ressort, la possibilité d’évasion que les lieux non mixtes (d’un point de vue « racial »), où les Noirs dansent au son d’un orchestre, comme le bal de la glacière, célèbre dans ces années, offrent. Dans ce rapport à la tradition, Nardal regrette par exemple, dans un article intitulé « Musique nègre. Antilles et Afraamérique », l’oubli des danses d’anciens esclaves dont il ne reste que la laguia4, et l’absence de musique traditionnelle chez les Antillais. Elle considère

inversement que la souffrance s’exprime encore dans les Spirituals des Noirs américains. La musique et la danse sont particulièrement encouragées dans ces années, y compris par la revue

La Dépêche Africaine, qui est par exemple à l’origine de l’organisation du concert du 6 octobre

de la salle Hoche5.

B- Les formes de la subjectivation entre identification et mise à distance par rapport