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Chapitre 1 : Claude Cahun : la constitution d’une subjectivité altérisée

D- Aveux non avenus

Aveux non avenus est à la hauteur de l’ambition plurielle, artistique, théorique, littéraire

et réflexive, et de la volonté de subjectivation de Cahun. Cet « essai-poème » comme le qualifie Pierre Mac Orlan dans sa préface de l’ouvrage, relève de différents genres littéraires, (poèmes en prose, aphorismes, récits de rêve, extraits de lettres, « essais »). Il est composé de dix héliogravures réalisées par sa compagne Suzanne Malherbe/ Marcel Moore, « d’après les projets de l’auteur »1. Il est extrêmement complexe. Comme l’indique le titre, jouant sur la

contradiction, il s’agit d’un récit qui met en scène le moi mais qui prétend échapper aux codes de l’autobiographie. La raison ne semble pas en être que « stratégique », mais témoigne d’une conception de soi que l’on a déjà vue dans son traitement de l’oncle Marcel, à savoir, une forme d’impossibilité, ultimement, d’accéder à la connaissance de soi2. Cependant, Cahun considère,

ou du moins le déclare-t-elle, qu’on est encore celui qui peut le mieux se définir lui-même3 ;

1 Claude Cahun, Aveux non avenus, op.cit.. L’ouvrage a été republié en 2002 dans Claude Cahun, Écrits (op.cit.)

ainsi qu’en 2009 aux Editions Mille et une nuits (coll. « Littérature). Il a également paru en version anglaise, sous le titre Disavowals (or cancelled confessions), Cambridge, Mass., MIT Press, 2007.

2 En attendant d’y voir clair, je veux me traquer, me débattre […] C’est faux, c’est peu, mais ça exerce l’œil (Aveux non avenus, op.cit., p. 2) ; « Non. Je ne tracerai que des ébauches. Quand on a fini de démonter la mécanique, le mystère reste entier » (Ibid., p. 59).

89 qu’on ne peut, de toutes façons, « toucher, transformer que [s]oi-même1. Adrienne Monnier

semble avoir été l’inspiratrice de la rédaction de cet ouvrage, mais elle avait suggéré précisément l’inverse de ce que Cahun produira, à savoir une véritable confession.

Aveux non avenus est sans doute la manifestation la plus élaborée de l’existence de

Cahun comme sujet altérisé. L’ouvrage présente la forme la plus poussée de la subversion du point de vue du genre qui s’incarne dans l’adoption de « je » multiples, masculins et féminins, là encore entretenant un rapport complexe au mythe et à la réalité, et volontairement neutralisés du point du genre. Un aphorisme résume parfaitement le positionnement de Cahun :

« Brouiller les cartes.

Masculin ? féminin ? mais ça dépend des cas. Neutre est le seul genre qui me convienne toujours. S’il existait dans notre langue on n’observerait pas ce flottement de ma pensée. Je serais pour de bon l’abeille ouvrière2 ».

Cet ouvrage n’atteste pas simplement d’une entrée genrée dans l’écriture, comme précédemment mais place le genre au cœur du dispositif d’une affirmation qui est bien celle d’un sujet qui se pose comme pensant. La posture de Cahun est précisément celle d’une compréhension de ce qu’est la littérature, qui révèle quand elle dissimule, et inversement trompe quand elle paraît correspondre à la réalité. D’où sans doute l’une des clés de lecture du titre contradictoire même de l’ouvrage. Parce que ma démarche n’est pas littéraire, je n’y insisterai pas.

On a ici tenté de mettre à jour les ressorts qui permettent de comprendre la constitution de Cahun comme sujet à partir des rapports de pouvoir avec lesquels elle se constitue et qui participent alors à la définition d’une subjectivité singulière. La féminité vis-à-vis de laquelle Cahun doit se définir se développe à partir d’une conscience du genre comme rapport de pouvoir et d’une possibilité de le neutraliser. Cette capacité s’enracine, comme on l’a vu, dans une socialisation primaire et plus généralement un rapport complexe à l’héritage familial, entre acceptation et rejet, constamment renégocié.

Progressivement se met en place dans l’œuvre multiforme un jeu complexe entre endossement de postures féminines, masculines, « neutres », qui souvent se recoupent en réalité, accompagné d’une mise en scène des logiques plus générales de l’altérisation qu’en tant que femme, juive, lesbienne, elle expérimente et qui débouchent ainsi sur la définition et

1 Ibid., p. 233.

90 l’affirmation d’une subjectivité propre. Cette subjectivation sera prolongée et reconfigurée dans les années 1930 avec l’entrée dans le surréalisme.

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Chapitre 2. Paulette Nardal : La rupture de l’innocence. Naissance d’une

conscience noire genrée

Comment une femme antillaise, sujet colonial, arrivée en métropole dans le Paris des années 1920, peut-elle exister comme intellectuelle ? Quelles sont les formes que peut prendre cette prétention ? Comme on l’a souligné, l’existence comme sujet pensant ne peut d’abord se négocier que dans ce renvoi à l’altérité. Le devenir intellectuelle de Nardal, en tant que part d’un devenir sujet, se joue ainsi en premier lieu dans une prise de conscience et une affirmation progressives de soi comme femme noire, qui s’enracinent d’abord dans une capacité de révolte favorisée dans la socialisation primaire, puis se développent grâce à l’exil à Paris. Ces processus sont complexes et il s’agit d’abord ici de démêler la manière dont ils se mettent en place afin de comprendre comment Nardal peut se constituer comme intellectuelle. Dans son cas, le monde des revues, important dans la capitale, offre un observatoire privilégié pour analyser ce processus: il rend compte de la création d’un espace où les questions de genre et de race sont à la fois intégrées et combattues, ce qui favorise la naissance de types de conscience, de genre, de race et féministe. C’est cette genèse, dans ses différentes formes, et les tensions qui la caractérisent et qui marquent ainsi le devenir intellectuelle problématique de Nardal, jusqu’à 1935, qui constitue, à mon sens, le moment de formulation achevée de cette conscience noire genrée naissante, que je voudrais d’abord examiner ici.

I- Une socialisation primaire favorable à la révolution subjective