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Chapitre 1 : Claude Cahun : la constitution d’une subjectivité altérisée

F- L’oncle Marcel Schwob

Il reste enfin à préciser l’importance d’une personne dans ce cadre familial, celle de l’oncle Marcel Schwob. Il est difficile de mesurer son rôle dans la formation intellectuelle de Cahun, mais il est, de par son œuvre, plus que sa connaissance directe – elle n’a que 11 ans lorsqu’il meurt, en 1905 –, un auteur apprécié. L’usage qu’elle fait de cette référence participe sans doute à l’ambigüité de l’héritage familial, à la fois nié et revendiqué, assumé comme filiation mais précisément, du point de vue imaginaire, et non biologique. Ce double jeu de distanciation et de reconnaissance prend d’autant plus de signification quand on sait qu’elle est très fréquemment renvoyée à sa qualité de « nièce de Marcel Schwob », dont il s’agit alors pour elle d’autant plus de se déprendre.

Né en 1867, Marcel Schwob devient une des figures majeures du symbolisme, se liant à Paris avec Stéphane Mallarmé, Paul Verlaine, Alfred Jarry (qui lui dédie Ubu Roi), Oscar Wilde, André Gide, Paul Valéry. Il « influence » Guillaume Apollinaire ou Antonin Artaud et est porté en haute estime par André Breton. En 1890, il participe à la fondation du Mercure de

France, collabore à L’Echo de Paris et tient une rubrique dans Le Phare de la Loire. Il publie

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de Monelle en 1895. En 1900, il épouse l’actrice Marguerite Moreno, grande amie de Colette1,

que Cahun fréquente à Paris et qui sans doute aide à sa propre éphémère carrière d’actrice2.

On trouve dans les correspondances des traces d’échanges, très souvent médiatisés par la grand-mère, comme l’illustrent les remerciements de Marcel adressés indirectement à son frère pour la photographie envoyée de Lucette3, ou cette intervention affectueuse de Lucy

Schwob dans un courrier de Mathilde Cahun :

« Petite lucette qui vient me voir me demande de t’écrire : ‘Mon cher oncle Marcel, Georges viendra te voir j’en suis bien contente parce que cela te fera plaisir et que je t’aime de tout mon cœur. Ta petite Lucette’ »4.

Malgré le caractère peu opératoire à mon sens de la notion d’ « influence »5, les

rapprochements que l’on peut faire entre l’œuvre de l’oncle et celle la nièce sont nombreux. On peut mentionner que Les Héroïnes de Cahun, figures réelles ou mythiques qu’elles s’emploie à déconstruire6, ne sont certainement pas sans lien avec la lecture des Vies imaginaires de Marcel

Schwob : la présentation des titres est similaire, dotés d’un nom propre accompagné d’un qualificatif ; tous deux défient le genre biographique en donnant d’autres histoires que celles coutumières des illustres modèles qu’ils présentent ; enfin la tonalité communément tragique de ces destins réécrits va encore dans ce sens. Le rapprochement vient aussi à l’esprit avec « Les sœurs de Monelle », du Livre de Monelle7. C’est la manière dont Cahun évoque son oncle qui permet encore le mieux de faire des rapprochements significatifs.

1 Si Cahun a probablement rencontré Colette, on ne dispose malheureusement pas d’éléments permettant d’en

parler.

2 Sur Claude Cahun et le théâtre on pourra se référer en particulier à Miranda Welby-Everard, « Imaging the actor :

the theatre of Claude Cahun », Oxford Art Journal, 29.1, 2006, p. 1-24.

3 La famille appelle fréquemment Lucy Lucette. « Dis-lui combien je le remercie pour la photographie de Lucette

qui est ravissante, même sur fond de dragons » (Marcel Schwob, Lettre à Mathilde Schwob, 10 juillet 1899, Marcel Schwob BYU Harold B. Lee Library Digital collections [en ligne]). Les membres de la famille sont très proches, comme l’atteste la chaleureuse correspondance.

4 Mathilde Schwob, Lettre à Marcel Schwob, 23 juin 1901, médiathèque de Nantes (citée dans F. Leperlier, L’Exotisme intérieur, op.cit., p.52).

5 Cf. Quentin Skinner, Visions of politics, op.cit., Brent Edwards a également rappelé, dans uné étude sur Césaire

la difficulté que posait cette notion: « one cannot ‘presuppose ‘influence’ to be an overwhelming force, a model so defining and definitive that everything that follows is written under its shadow and its debt. The invocation of ‘influence’ may have more to do with political strategy and historical framing […] than with the contextual pressures and reading habits that may have informed a particular scene of writing » (Brent Edwards, « Aimé Césaire and the Syntax of influence », Research in African Literatures, vol.36, n°2, summer 2005, p. 3).

6 Cf infra.

7 Ce n’est sans doute pas non plus un hasard si Cahun cite cet adage de Monelle, comme pour résumer l’œuvre et

la perception de Schwob, qui est aussi révélateur de son propre état d’esprit : « toute pensée qui dure est contradiction » (Claude Cahun, « Marcel Schwob », La Gerbe, n°20, mai 1920, republié dans Claude Cahun, Écrits, op.cit., p. 473).

67 Claude Cahun a écrit un texte sur son oncle, simplement intitulé « Marcel Schwob », paru en 1920 dans le journal nantais dans lequel elle collabore régulièrement entre 1918 et 1921,

La Gerbe1. Le ton est d’emblée donné, dans un mouvement qui tout en rétablissant le génie de l’artiste, paraît nier celui de la filiation : « Il y a certains hommes dont la véritable vie nous échappe ». Le récit entier est néanmoins celui d’une identification, mais qui se fait sous une forme particulière : celle de la négation de la possibilité même à la fois de connaître l’auteur, in

fine, et de se connaître soi-même. Ainsi Cahun cite Le Livre de Monelle, et l’inversion de

l’impératif socratique : « ne te connais pas toi-même ». Elle décrit alors Marcel Schwob comme un visionnaire, « celui qui voit [mais] avec les yeux de l’imagination », ce pourquoi même il fait preuve de réalisme. Il se caractérise aussi par « l’individualisme altruiste », subjectivisme, qui l’amène à se transposer, comme « le plus égoïste des égoïstes », « à la manière des acteurs, dans chacun de ses héros ». Apparaît ici le thème du théâtre, au sens propre et figuré, que Schwob affectionnait en particulier et que la nièce, elle-même actrice, là aussi dans les deux sens – la théâtralité, au-delà de l’activité, résumant à la fois sa vie et son œuvre, qu’elle lie précisément –, aura l’occasion de perpétuer2. Ici on peut lire, que Claude Cahun, à travers la

restitution de son oncle, parle aussi d’elle-même. Elle porte la marque de la critique littéraire, à laquelle s’est aussi essayé Marcel Schwob, pointant que « comme toute philosophie, [elle] est l’expression d’un tempérament ». Puis vient le thème du masque, très présent dans l’œuvre de Marcel Schwob3, comme chez plusieurs symbolistes, et leitmotiv de l’œuvre aussi bien littéraire

que photographique de Cahun, qui renforce encore l’identification ; enfin, l’évocation de l’idée selon laquelle Marcel Schwob « a subi et aurait pu subir bien d’autres métamorphoses », achève la métaphore théâtrale et est rétrospectivement tout à fait significative d’une évolution dont l’envie est déjà présente ici – Cahun commence à publier et à photographier au tout début des années 1910.

1 Claude Cahun, « Marcel Schwob », La Gerbe, n°20, mai 1920, republié dans Claude Cahun, Écrits, op.cit., p.

473-475. Les citations qui suivent en sont extraites.

2 Je reviendrai plus précisément sur cette question.

3 Marcel Schwob écrit en 1892 un recueil de contes fantastiques portant le titre Le Roi au masque d’or, qui

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II- Les premières formes d’affirmation et les modalités de rejet de la féminité