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PARTIE II : Les artistes azuréens au cœur de l’enquête

Chapitre 3. La Côte d’Azur, une terre propice à l’activité artistique ?

3. Transformation de l’espace local et de la profession d’artiste

3.2. Et la place des artistes dans ce nouveau système ?

On peut se demander dans quelle mesure les artistes vont s’inscrire dans ces transformations du champ artistique régional et du nouveau rapport de force entre pouvoir central et pouvoir local.

Ainsi, quand en plein cœur du confit autour de l’inauguration du M.A.M.A.C. à Nice, Ben déclare : « Que dois-je faire ? Dire que je ne supporte plus la désinformation et que je

n’aime pas être manipulé ni par les médias ni par les Jack et les Jacques179 », c’est qu’il

souhaite dénoncer le problème des artistes pris en tenaille entre le « prince et l’édile180». Les

artistes vont en effet se montrer partie prenante dans les tensions entre le ministre de la Culture et le maire de Nice. C’est Arman qui lance les hostilités à l’encontre du maire quand il décide d’annuler la rétrospective de sa carrière prévue pour l’inauguration du M.A.M.A.C.

« Après la réception royale faite à Jean-Marie Le Pen et à l’ancien Waffen SS Schonhuber et les déclarations antisémites de M. Médecin, je n’ai plus le cœur d’inaugurer cette exposition main dans la main avec le maire de Nice », déclare-t-il le 8 avril 1990, à l’Agence France-

Presse. Le sculpteur bénéficiait alors d’une importante notoriété au niveau local que national. Devant la polémique qu’engendra ce désistement, les artistes, proches de l’École de Nice pour

179 Citation de Ben de juin 1990, extraite de l’article de POIRRIER (Ph.), « L’inauguration du Musée d’art

Moderne et Contemporain de Nice ne 1990 », dans Vingtième siècle, Revue d’histoire, n°38, avril-juin 1993, p. 62.

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la plupart, se divisèrent, de même que les artistes internationaux. Si tous condamnèrent les propos du maire, certains déclarèrent solennellement rejeter toute invitation à exposer dans des lieux relevant de la municipalité niçoise tandis que d’autres refusèrent d’amalgamer ses maladresses verbales pourtant nombreuses, et les institutions culturelles placées sous son autorité. Cette polémique fut relayée par Jack Lang qui indiqua au cours d’une conférence de presse dans les salons de l’aéroport de Nice, le 19 juin, que l’État ne prêterait pas certaines œuvres publiques au musée. Malgré ces dérangements, le musée fut inauguré le 21 juin 1990 en présence d’environ 2000 personnes, essentiellement des proches de Jacques Médecin, tel l’artiste Sacha Sosno, et d’élus locaux dont Martine Daugreilh, Suzanne Sauvaigo, Christian Estrosi, Rudy Salles181, députés des Alpes Maritimes, Pierre Laffitte, et Honoré Bailet, sénateurs.

Nous pouvons donc nous demander dans quelle mesure les artistes locaux ont dû s’adapter aux enjeux parfois contradictoires entre pouvoir central et pouvoir local. Les analyses portant sur la décentralisation culturelle ont souvent négligé la place des artistes et leurs interférences avec les divers pouvoirs politiques, considérant l’intervention de l’État comme une garantie de compétence et de professionnalisme contre le clientélisme ou l’électoralisme supposés ou avérés (dans le cas de Jacques Médecin) des pouvoirs politiques locaux. Il ne s’agit pas dans notre étude de réduire les conflits politico-artistiques locaux à une querelle entre compétences objectives et enjeux politiciens. Appréhender les enjeux locaux nécessite une analyse plus fine de ceux-ci au niveau étatique, et des relations entretenues entre l’État, le milieu de l’art et le marché international, les collectivités locales, ainsi que les réseaux artistiques locaux.

En effet, nous assistons simultanément, avec la décentralisation, à un renforcement des pouvoirs locaux et à celui de l’État dans la sphère culturelle.

Les années quatre-vingt voient ainsi les collectivités locales se faire reconnaître des marges d’initiatives dans divers secteurs culturels tels que les Arts Plastiques, amenant au développement de nouvelles relations entre le pouvoir central incarné par le ministre de la Culture et le pouvoir local, pouvant déboucher sur des conflits.

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De son côté, l’État se montre de plus en plus soucieux de promouvoir les nouvelles formes d’art, son objectif étant de redonner à la France une position importante sur le marché international dans le domaine des Arts Plastiques. Pour ce faire, il s’est largement investi dans l’aide aux formes d’art les plus éloignées de la sphère locale synonyme de passéisme et de traditionalisme au profit d’œuvres aux références universelles, incarnant au contraire l’excellence et l’avenir. L’État assure ainsi la promotion des valeurs internationales sur le territoire français en exposant et en acquérant les œuvres d’artistes reconnus sur le marché international et en soutenant les artistes régionaux qui incarnent le plus ces valeurs. Pour les artistes régionaux, ce renforcement de la présence étatique en région va entraîner l’intervention croissante de l’État dans la reconnaissance des artistes et une éviction des artistes les plus éloignés des valeurs prônées au niveau national et international.

Les artistes de l’École de Nice, bien qu’ancrés dans la sphère locale par leur référence à leur lieu de résidence, s’inscrivent pleinement dans ce désir de l’État de promouvoir ces nouvelles valeurs. Bien loin de la peinture figurative souvent associée à l’art régionaliste, ils développent un art résolument tourné vers l’innovation, l’expérimentation. Le sculpteur Arman, qui décida de boycotter l’inauguration du musée était un artiste reconnu au niveau local et international.

C’est justement cet avant-gardisme, joint au positionnement politique des artistes, souvent situés à gauche, voire à l’extrême gauche, qui explique l’hostilité de la municipalité niçoise à l’encontre des créateurs. En 1978, les acteurs culturels locaux écrivaient ainsi dans un livre sur la culture à Nice : « C’est donc sur le plan du rapport de force que se situe la

culture, et la liste serait longue des qualificatifs d’incompétences, de lacunes, et de volonté délibérée d’asservir ou d’utiliser, dont il faudrait accabler l’adversaire : le pouvoir182. » Il

faudra attendre 1977 et l’arrivée de trois acteurs clés du milieu culturel niçois, André Barthe, adjoint au Maire chargé des Beaux-Arts, Lucien Pampaloni, directeur du service des Affaires culturelles, et surtout Claude Fournet, pour infléchir la politique de rejet menée par le maire à l’encontre des artistes niçois. La « réconciliation » des artistes locaux passera par l’ouverture de la galerie municipale des Ponchettes et la transformation de la galerie de la Marine en Galerie d’Art contemporain. Ces nouvelles possibilités offertes par la Ville aux artistes plasticiens (expositions, commandes publiques, etc.) créèrent un climat de connivence entre le

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pouvoir municipal et le milieu de l’art, climat que seule l’opposition entre le maire et le ministre de la Culture pût ébranler.

Une telle situation va, également, entraîner une nouvelle organisation du milieu de l’art. L’État intervenant de façon plus marquée dans le domaine des Arts Plastiques, le rapport de l’artiste au marché va, ainsi, se transformer, notamment en ce qui concerne les modes de diffusion et de commercialisation des œuvres. R. Moulin183 évoque à juste titre les deux modes reconnaissance en fonction du type d’œuvre. Quand il est orienté vers le marché, l’art devient un objet de « spéculation financière », et sera d’abord présenté par les galeries privées puis entrera dans les musées. L’art issu des avant-gardes internationales est « orienté vers les musées » qui se sont développés dans les années soixante-dix, et il aboutit à des œuvres souvent « irrécupérables par le marché » souvent regroupées sous l’appellation « d’art conceptuel ». Il s’agit d’un mouvement de l’art contemporain apparu dans les années 1960. L’art s’y définit, non par les propriétés esthétiques des objets ou des œuvres, mais seulement par le concept ou l’idée de l’art. Dans ce cadre, les musées jouent un rôle fondamental en permettant à ces œuvres de pouvoir être réalisées. Ainsi, sur la Côte d’Azur comme ailleurs, les artistes privilégiant une réalisation formelle trouveront, d’abord, une reconnaissance commerciale, alors que les créateurs ayant une approche plus conceptuelle seront plus facilement reconnus par les institutions. C’est le cas des installations où le projet de l’artiste prime sur l’objet. Ces œuvres éphémères ne peuvent bien souvent trouver leur place que dans des structures publiques, plus vastes que les galeries qui sont contraintes par des logiques de rentabilité. C’est donc par le biais des subventions publiques que l’artiste pourra le plus souvent concevoir et exposer son œuvre dans des centres d’art ou des musées contemporains. Cette transformation du milieu de l’art modifie profondément le rapport de l’artiste au marchand et à l’homme politique. Les partenaires potentiels de l’artiste se multiplient, l’amenant à développer des compétences nouvelles, car il doit savoir faire preuve de diplomatie et louvoyer entre les galeristes et les responsables institutionnels pour se faire connaître et reconnaître.

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Conclusion

Si la Côte d’Azur, perçue comme une terre promise où les artistes y puiseraient leur inspiration, peut apparaître comme une récupération politique à des fins touristiques, elle est aussi une unité d’appartenance territoriale et sociale, sorte de microcosme régi par une histoire, des références communes et des réseaux de relations étroits. Au sein de ce territoire, la capitale azuréenne se détache nettement. L’École de Nice regroupe sous un même vocable des artistes qui ne partagent en commun que le lieu de résidence. Étiquette facile pour rassembler l’ensemble des expérimentations esthétiques qui ont vu le jour à Nice et sur la Côte d’Azur à partir des années cinquante, cette école a pourtant été longtemps ignorée par le pouvoir politique local.

Celui-ci s’affirme pourtant de plus en plus grâce à la politique de décentralisation opérée dans les années quatre-vingt, amenant à une réorganisation des réseaux politico- artistiques azuréens et l’émergence de nouveaux acteurs politiques en région, agissant de concert avec les élus pour promouvoir l’art contemporain dans les collectivités locales. Le phénomène est accentué par la politique institutionnelle impulsée par François Mitterrand qui entraîne un renforcement du pouvoir de l’État en Région. Cette nouvelle donne régionale a pu être une source de luttes politico-esthétiques entre les divers organismes chargés des politiques culturelles. La particularité du système politique niçois fondé sur le « médeciniste », joint à la personnalisation du débat entre le ministre et le maire, exacerbée par la montée du Front National et la xénophobie, mettent ainsi en lumière les liens très forts entre la politique et la culture. Si depuis le départ précipité de Jacques Médecin, les relations entre l’État et les élus locaux se sont pacifiées, les artistes doivent s’inscrire dans un milieu où la part du politique est une donnée importante.

L’État et les collectivités étant particulièrement interventionnistes dans le domaine des Arts Plastiques, le rapport de l’artiste au marché s’est donc transformé amenant à l’émergence de deux réseaux : l’un étant orienté vers le marché et la spéculation financière, le deuxième étant davantage orienté vers les musées et autres institutions issus de la politique culturelle en matière artistique.

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