• Aucun résultat trouvé

(Réponse à Jeanne Vandepol)

La conviction de Jeanne Vandepol, qui est une conviction forte, pourrait se résumer ainsi : “que vers il y a sitôt que s‟accentue la diction, rythme dès que style”1. Formulée ainsi, sous telle terrible tutelle, la thèse n‟admet plus la moin- dre réplique: la prose (celle de Colin, mais il est sûr qu‟elle sert ici de prétexte seulement, non d‟exemple absolu), est incontestablement, à l‟instar de la poé- sie, une manière d‟écrit sous contrainte, pour peu bien sûr qu‟elle cesse de “cou- ler” imperturbablement, dressant sous l‟oeil du lecteur des aspérités ou des cas- sures conduisant vers l‟idée de protocole, de procédé, bref de programme d‟écri- ture. Colin, en ce sens, devrait être, sinon publié, du moins défendu en les co- lonnes de cette revue.

Mon propos ici n‟est pas de montrer que cette thèse est contestable (j‟y reviendrai peut-être un jour), il est plutôt d‟analyser plus avant le problème épineux des rapports entre écriture à contrainte et écriture en prose. Ce faisant, j'espère évidemment redéfinir l‟interrogation et l‟embarras qui sont nés du livre de Colin, pour aboutir à une approche différente de cette inquiétante prose à contrainte sans contrainte.

Afin de permettre une première clarification du problème, il importe de distinguer soigneusement entre les deux acceptions, l‟une technique et l‟autre un peu moins, des concepts de prose et de poésie. En effet, sous cette opposi- tion binaire il est possible de comprendre à la fois l‟opposition mesurable du discours versifié (poésie) et non versifié (prose) et celle plus vague mais non tout à fait imperceptible du discours littéraire (Poésie avec grand P, la majus- cule n‟ayant ici d‟autre fonction que discriminatoire) et du discours non litté- raire (Prose). L‟une et l‟autre de ces acceptions peuvent être mises enjeu dans une analyse, toutes les deux sont légitimes. Les difficultés commencent lorsque s‟opère un glissement d‟un sens à l‟autre, ce qui, historiquement parlant, est le cas de la phrase citée de Stéphane Mallarmé, auteur à contraintes contemporain de cette crise du vers qui a vu s'effacer justement les limites du discours versifié et non versifié. Dit autrement: avec le passage de la poésie à la Poésie et de la prose à la Prose, certaines poésies sclérosées par la tradition deviennent Prose, alors que certaines proses magnifiées par l‟effort du style deviennent Poésie;

A

PROPOS DE LA CONTRAINTE

87 quelles que soient du reste les mille et une possibilités intermédiaires ouvertes par l‟abandon du critère technique de la versification.

Toutefois, pareille mutation ne suffit pas pour que la prose faite avec soin, c‟est-à-dire devenue Poésie, puisse être considérée pour autant comme un vrai rantiste, discours littéraire en général à discours sous contrainte en particulier.

Un doute reste, pourtant. Car une chose est d‟observer qu‟un problème a

En second lieu, et afin de battre en brèche l‟idée que la prose à contrainte pourrait se passer de toute contrainte nommable, il est impératif de dresser un rait avoir comme équivalait en prose une figure comme l‟hypabate, que le Gradus définit comme l‟ajout d‟un syntagme au moment où le lecteur croit la structure syntaxique achevée2) ou selon que, enfin, elles paraissent tout à fait spécifiques de la prose (comme c‟est sans doute le cas de certaines figures de rythme syn- taxique indépendantes du rythme poétique dicté par le mètre).

Troisièmement, et cette question est fondamentale, il reste à voir s‟il y a

DOSSIER THEORIQUE -2^PARTIE

88

présenter les choses. Il ne s‟agira donc nullement de reprendre son idée de texte

à contrainte sans contrainte, mais de se servir de sa critique du concept de con- trainte pour essayer de penser des contraintes d‟un type nouveau.

Mais il est grand temps de donner un exemple. Extraites de Routes et jardins, le premier tome du Journal de guerre d‟Ernst Junger, les lignes que voici seront l‟occasion d‟analyser à mon tour un spécimen apparent de prose très écrite, mais sans programme formel ou sémantique apparent dur, c‟est-à- dire, si Ton préfère, sans contrainte du tout.

Hutte aux roseaux. lités guerrières. Le premier paragraphe s‟articule autour d‟une série d‟antithèses assez faciles à reconstruire (hutte versus temple, roseaux versus colonnes, cou- ché versus debout, entre autres), que surplombe l‟antithèse fondamentale du réel et de Tidéel : la boue des bords du Rhin s‟ouvre tout à coup, selon un mécanisme d‟évasion dont la venue ne doit pas trop surprendre, sur le miracle de la civilisation grecque. En même temps, il se passe dans ces lignes aussi quelque chose de fort curieux. En effet, ce qui permet à Junger d‟entrevoir l‟idéal anti- que, c‟est non pas l‟image culturelle des colonnes du temple, mais celle natu- relle des nuages perçus dans leurs intervalles. Le rapport nature/culture se voit ainsi modifiée considérablement: là où traditionnellement on postule l‟opposi- tion de la nature et de la culture, la première devient ici l‟alliée de la seconde, qui à son tour finit par symboliser le pôle qu‟on a l‟habitude d‟en distinguer.

Après cette première conclusion, le texte semble se boucler sur lui-même de cette phrase n‟est pas difficile à saisir. Mais son sens exact est vertigineux.

On voit sans problème de quoi il est question. La prose est comparée aux colonnes d‟un temple grec, qui révèlent la culture des bâtisseurs dans la mesure

A

PROPOS DE LA CONTRAINTE

*-t-il dans le texte des éléments qui étayent cette supposition?

L‟insistance sur les colonnes et les intervalles, c‟est-à-dire sur le principe

Il y a cependant davantage encore. Dans les phrases de Junger, il n‟est pas question d‟écrire, mais de lire. Or, comme celui qui parle est aussi celui qui prose et poésie et donc sur la littérature en général).

A poussa la lecture encore un peu plus loin, il s‟avère que la structure plutôt le battement des deux sens. L‟avantage d‟une telle structure double est en

90

DOSSIER THEORIQUE - 2ERE PARTIE

effet de s‟accorder parfaitement avec l‟idée même de la prose que construisent ces lignes. Dans le fragment commenté, la prose n‟est plus la transparence qui s‟oppose à l‟opacité du discours poétique, mais le va-et-vient fascinant et in- confortable entre deux positions différentes. Et la contrainte présente dans le texte de Junger pourrait bien être le désir de montrer et d‟imposer durablement cette hésitation-là.

En admettant que cette interprétation soit acceptable, les conséquences s‟en révèlent tout de suite d‟une importance capitale pour la discussion lancée par Vandepol. Chez Junger, le statut même de la prose change. Elle n‟est plus seulement outil, mais aussi objet de la perception autorisée par le texte. Elle est donc appelée à se dédoubler. Si la prose est ce qui se regarde comme à travers une grille, elle est aussi la grille qui autorise le regard sur autre chose. Son rapport à la contrainte, de ce point de vue, est éminemment ambigu. La prose bénéficie de la contrainte logée en elle, mais elle est aussi la contrainte en elle- même. Et ce dédoublement paraît à son tour devoir être lu, non pas comme le résultat d‟une action de lire ou d‟écrire, mais comme cette action ou ce proces- sus même. La prose est ce qui attire constamment l‟attention dans deux direc- tions opposées, puisqu‟elle dirige le regard sur autre chose tout en le braquant aussi sur elle-même. La grille ne devient jamais invisible, mais son but n‟est pas non plus d‟arrêter le regard. Le battement entre prose-outil et prose-résultat paraît devenir et surtout demeurer interminable.

On n‟exagère pas en repérant dans la prose de Junger comme une image de ce fonctionnement complexe, où la prose simultanément s‟efface et se pointe du doigt. Cette prose n‟est ni opaque ni transparente, elle s‟installe dans le difficile et jubilatoire chassé-croisé entre les deux positions. Ce programme, qui est à mon sens celui de Junger (très préoccupé dans son Journal de guerre de l‟avenir de la prose), est-il une contrainte où sens où nous l‟entendons dans Formules? Peut-on reconnaître dans les lignes analysées un nouvel exemple de ce texte à contraintes sans contraintes dont Jeanne Vandepol retrace les pre- miers effets chez Bernard Colin? La réponse est sans doute affirmative et néga- tive en même temps, et cette difficulté prouve bien les limites des théories ac- tuelles de la contrainte.

Notes

1 Stéphane Mallarmé, “Crise de vers”, in Oeuvres complètes, Paris, Galli- mard, bibl. de la Pléiade, p. 361.

2 Bernard Dupriez, Gradus, Paris, UGE, coll. 10/18,1981.

C REATIONS

*