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Collections

“ Il collectionnait. Chaque matin, il assemblait différemment la lourde somme des matériaux recueillis et ceux-ci composaient un fatras que pour lui faire plaisir, elle venait déchiffrer, les cheveux tirés, avec sa jupe noire et son corsage à fleurs : bas résilles, boléro fait d‟une multitude de morceaux de four- rures, cache-col, cardigan de cachemire, capote de grosse laine brute toute ra- piécée de couleurs ou d‟étoffes différentes, duffle-coat, écharpes, foulards en crêpe de Chine, gilets de daim brodés, haut-de-forme, imperméable, jabot en dentelle immaculée, livrée jonquille à galons d‟aigent, manteau fleurdelisé, nip- pes soyeuses, ombrelles, pantalon de soie noire sur lequel se répète un même motif imprimé représentant un éléphant, queue de pie, robe de brocart, sous- vêtements, tricots de corps en coton etc...

Il aimait classer les choses mais c‟était très difficile ; évidemment il y avait l‟ordre chronologique mais il le trouvait pauvre, plus pauvre encore que l‟ordre alphabétique. Il avait essayé par continents, puis par pays mais cela ne le satis- faisait pas. Ce qu‟ il aurait voulu c‟est que chaque pièce fût reliée à la précédente mais chaque fois pour une raison différente ; par exemple, elle pourrait posséder un détail commun ou bien une relation fondée, non sur une ressemblance mais sur une opposition, ou sur une association fragile, presque arbitraire. Ce n‟est pas seulement difficile, ajoutait-il, c‟est surtout inutile : en laissant les vête- ments en vrac et en en choisissant deux au hasard, on peut être sûr qu‟ils auront toujours au moins trois points communs...

Elle observait : des toiles parmes ou peut-être lilas avoisinaient avec maintes voilettes de fin filet lovées contre des uniformes et des fourrures trouées : sur le vieux couvre-lit, elles s‟étoilaient de taches ineffables, livrées sans relâche aux griffes sacrilèges du chat. Le divan était un étemel caphamaüm, toujours en- combré de tout un matériel inutile, de tout un entassement d‟objets hétéroclites, de tout un désordre dont il lui fallait sans cesse endiguer l‟invasion, avant de se mettre à travailler.

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Seul un chat pouvait se mouvoir au milieu de cette accumulation et le sien n‟aimait rien tant que se promener dans toutes ces affaires, sans être dérangé le moins du monde, finissant par s‟y accroupir tout à fait confortablement.

Par des opérations bien réglées, il introduisait sur le lit un désordre crois- sant. Rien ne lui échappait. Il chavirait les fioles sur les écharpes et les dentel- les. Elles s‟ouvraient. Elles distillaient leur odeur. Les fourrures s‟imbibaient de liqueurs lentement infiltrées. Elles s‟oflraient. Déliées, elles livraient leur moiteur enivrante sur des aires bien circonscrites. L‟air devenait lourd, irrespira- ble.

Les plus belles pièces de la collection étaient conservées dans une petite chambre destinée à ce seul usage ou dans des placards tous fermés par des cade- nas à combinaisons.

Selon certains, il possédait onze mille cravates, huit cent treize cannes et s‟abonnait à tous les journaux de langue anglaise du monde entier, non pour les lire mais pour faire les mots croisés.

Selon d‟autres, ces collections et ses manies n‟étaient que des leurres protégeant d‟autres passions.

Mais personne n‟avait jamais pénétré dans la petite chambre.

On disait qu‟il s‟y livrait, en catimini, à des expériences et qu‟il les consi- gnait chaque soir, avec une précision maniaque sur du papier à fils contrariés, à grain fin, dont on avait trouvé quelques feuilles raturées éparpillées sous sa fenêtre. On pouvait y lire :

“ Il collectionnait les collectionneurs. Chaque matin, après un lourd som- meil, il complétait son fichier d‟adresses, en lisant les journaux, les revues, les petites annonces. Il les recopiait sur de grands registres quadrillés, reliés de toile noire, dont il numérotait les pages à l‟encre violette ; il écrivait ensuite à chacun pour obtenir le détail des pièces possédées. En contre-partie, il offrait un extrait de son catalogue et, plus tard, si un abonnement était souscrit, l‟état des collections en cours.

Il avait comme clients des collectionneurs particuliers de curiosités, de porcelaines, de livres d‟art, de timbres, de buvards, de boîtes d‟allumettes, de modèles réduits, d‟enfants, de couvertures indiennes, de tableaux, d‟étiquettes, de puzzles, de recettes de cuisine, de pieds de biche, de cuisses de grenouilles, de chats, de parfums, de portraits, de squelettes, de doigts, de peaux, de poubel- les, de cheveux ou d‟algorithmes.

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Un jour, il reçut une demande qu‟il ne put satisfaire : une femme voulait connaître tous les personnages de fiction qui collectionnaient. Il se mit au tra- vail d‟abord par devoir, bientôt avec passion. Il intitula ce florilège «L‟Herbier des livres». Peu à peu, il traita tous les collectionneurs comme des figures, les inscrivant dans l‟herbier, jouant leur réalité contre celle des autres. Il écrivait son roman, mais ne le sut que plus tard.

En attendant, il s‟intéressait plus au mode de classement utilisé par cha- cun qu‟au contenu même des collections : premiers et derniers termes sans cesse mouvants créaient le vertige et, parfois, il se croyait lui-même une de ces pièces toujours accolée à d‟autres, inscrite sans qu‟il le sache dans son propre registre.

Il lui était d‟ailleurs arrivé une curieuse aventure.

Ce jour-là, il avait avalé un verre de ratafia avant d‟ouvrir les volets. L‟odeur des lilas en fleurs s‟était déversée dans la pièce. Enfin levé, il avait enfilé une combinaison sans col, prêt à se livrer aux tâches éclectiques de la journée. Comme d‟habitude, le chat est sur le paillasson et l‟empêche d‟ouvrir la porte : il sort par la fenêtre pour aller manger un croissant.

Les voisins vont se foutre de ma fiole, une fois de plus. Ce chat m‟oblige à faire le pitre... Il ne faut pas que j‟oublie de m‟inscrire sur les listes électora- les, c‟est le dernier jour...

Au bistrot, il pète et regarde, circonspect, autour de lui si on l‟a remarqué.

Il saisit le journal «La Répétition». Le garçon lui sert un copieux déjeuner. Il trempe sa tartine dans le liquide filmant et la laisse lentement s‟imbiber, s‟épa- nouir. Il la confond avec sa langue et son angine devient sensible. Il prend son carnet pour écrire et il n‟écrit pas. Il déplie le journal. Des mots viennent à lui : quotidien rouge jour jaune une urne orange canard. Une présence le dérange tout-à-coup. On lit par-dessus son épaule, en même temps que lui, le même passage :

“ Il lit en même temps qu‟elle. Un «ta main» insistant lui fait lever la tête.

Elle a l‟air d‟une gitane. Il tend sa paume vers le ciel. Elle la maintient dans la chaleur de la sienne et commente les lignes près du lilas où crèvent quelques bourgeons orangés. Il commence à la détailler. Sa main pèse volontairement plus lourd. Visage aux joues rougissantes, bas résilles, corsage jaune, boléro jonquille à galons d‟argent, cardigan fleurdelisé, pantalon de soie mauve (ki- mono de Formose), foulard en crêpe de Chine, sous-vêtements en dentelle im- primée, mouchoirs philippin, chemise indienne, fourrure afghane, laque cingha- laise, veste népalaise, sur laquelle se répète un motif imprimé représentant une gitane, corsage jaune, bas résilles, boléro jonquille sur lequel se répète un motif

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imprimé représentant un boléro jonquille sur lequel se répète, brodée, une jon- quille. Elle s‟agite, gênée. Elle offre à son regard des aires bien circonscrites. Il apprend qu‟elle vit avec un collectionneur de costumes et qu‟elle s‟acharne à sculpter, tisser, tresser, enfiler, broder, coudre, pétrir, colorier, vernir, découper, assembler jusqu‟à ce qu‟elle ait reconstitué des vêtements à nouveau parfaits.

Il pourrait la voir, assise près de la fenêtre, détricotant les vieux pull- overs, récupérant des épaulettes et des doublures, retournant un manteau, taillant un caraco dans un vieux coupon de brocart, ou agenouillée, marquant à la craie l‟ourlet d‟une jupe culotte confectionnée dans un pantalon de clown.

Elle aime avant tout les tissus rongés par les mites ; après avoir nettoyé les trous, elle entreprend de ressusciter, en la brodant, la trace exacte de ce qu‟a été la vie du ver dans le morceau de tissu, de tous les mouvements qui ont constitué son existence aveugle. Le résultat est une matérialisation fidèle de tout ce qu‟il a mangé et digéré arrachant à la compacité du mode alentour les imperceptibles éléments nécessaires à sa survie, une image étalée, visible, incommensurablement troublante, de ce cheminement sans fin dans un réseau impalpable aux limites évanescentes.

Tandis qu‟elle parle, il l‟observe ; elle est ronde, sa perfection est circu- laire. Son châle glisse. Elle chavire. Ses cheveux s‟imbibent lentement de li- quide. - Brusquement, elle ramasse une ficelle, les pages raturées et le journal où elle découpe négligemment «pour un spicilège» tout ce qu‟on vient de

lire”” ”.

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