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Qu’est-ce qu’une conduite esthétique ?

2. La conduite esthétique

a) Observée de l'extérieur, la conduite esthétique apparaît comme une sé- quence comportementale guidée par une visée globale qui lui appartient en pro- pre et qui permet de la distinguer d'autres conduites. Il s'agit d'une conduite intentionnelle, c'est-à-dire qu'elle est finalisée par la représentation d'un but :

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c'est ce but qui détermine son caractère propre et qui la rend irréductible à d'autres conduites.

b) La conduite esthétique se réalise à travers une activité Intentionnelle (au sens de John Searle)1, puisqu'elle est "au sujet de" quelque chose, c'est-à- dire qu'elle est dirigée sur un objet qui constitue son référent. Cet objet, on peut l'appeler "objet esthétique", à condition de noter que la propriété "esthétique"

n'est pas une propriété interne de l'objet mais une propriété relationnelle qu'il

"acquiert" lorsqu'il est abordé dans une visée esthétique. Au sens strict du terme, il n'existe pas d'objets esthétiques (qu'on pourrait opposer à d'autres types d'ob- jets), mais uniquement une conduite esthétique qui investit des objets et événe- ments quelconques (mondenaturel, objets utilitaires, oeuvres d'art...).

c) L‟activité Intentionnelle à travers laquelle se réalise la conduite esthéti- que relève de la relation cognitive au monde : s'engager dans une conduite esthé- tique c'est s'adonner à des activités telles qu'écouter des sons, regarder des for- mes, lire des textes, etc., autant d'activités qui font partie de l'attention accordée au monde. Rien ne justifie donc de définir la conduite esthétique par une rela- tion spécifiquement esthétique qui se distinguerait de la relation cognitive. Seule l'identification abusive (bien qu‟inscrite dans l‟acte de naissance même de l‟es- thétique philosophique) de la relation cognitive avec la relation d'investigation scientifique a pu conférer un semblant de cette plausibilité à cette idée. Pour le dire autrement : la prétendue opposition entre la relation cognitive et une rela- tion au monde qui serait spécifiquement esthétique peut se ramener à une dis- tinction entre l'investigation scientifique et la relation cognitive canonique qui définit l'attention au monde coextensive à notre vie éveillée.

d) Dans la relation cognitive nous laissons agir le monde sur nous en tentant d'identifier, de comprendre ou d'interpréter cette action. En reprenant les termes de Searle, on dira que la direction d'ajustement de la relation cognitive va de l'esprit au monde : alors que dans la relation instrumentale nous tentons d'ajuster le monde à nos désirs, dans la relation cognitive nous tentons d'ajuster nos représentations au monde. Cette direction d'ajustement est constitutive de la relation cognitive, c'est-à-dire qu'elle est inscrite dans sa structure fonction- nelle. Elle est donc aussi constitutive de la conduite esthétique. Si cette consta- tation banale est si rarement faite, c'est là encore parce que la philosophie a tendance à concentrer son analyse de la relation cognitive sur cette conduite hautement réflexive qu'est l'investigation scientifique plutôt que sur les activités cognitives plus modestes, mais aussi plus fondamentales, qui nous permettent de (sur)vivre au jour le jour et de nous orienter dans le monde. Inutile d'ajouter fondationnalisme philosophique, par exemple en termes de certitude absolue)

A

PROPOS DE LA CONTRAINTE

63 ne vivrait pas assez longtemps pour pouvoir assurer la transmission de cet idéal à ses descendants. Concrètement : le fait que, par exemple, la contemplation visuelle du "beau" ne s'inscrive pas dans une visée fondationnaliste ne signifie pas que dans la contemplation esthétique seules comptent les "apparences" et non pas la "réalité", mais tout simplement que la réalité dans laquelle opère la conduite esthétique lorsqu'elle a pour support une activité visuelle est celle de la perception commune et non pas celle de l'investigation scientifique.

e) Bien que la conduite esthétique ait pour support la relation cognitive tique se réalise effectivement à travers une activité Intentionnelle qui relève de la relation cognitive au monde, elle n'en possède pas moins un trait supplémen- conduite esthétique réside donc dans la fonctionnalité spécifique qu'elle ac- corde à l'activité cognitive. Ce trait suffit à la distinguer de nos autres conduites esthétique. (Le fait que l'activité cognitive soit autotéléologique n'implique ce- pendant pas que la conduite esthétique le soit, c'est-à-dire qu'elle ne puisse pas

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est constitué par la question du jugement esthétique. Il s'agit pourtant d'une erreur de perspective. Elle est due à une analyse fautive du statut de la (dis)satisfaction, c'est-à-dire de l'appréciation esthétique (en tant que distincte dujugement de valeur). La (dis)satisfaction n'est pas un acte de jugement mais un effet causal de l'activité cognitive : je ne juge pas que je suis satisfait ou dissatisfait, je me borne à en prendre acte, comme je prends acte du fait que les choses sont comme ceci plutôt que comme cela.

Certes, la (dis)satisfàction esthétique est un état mental Intentionnel, puis- qu'elle possède un contenu représentationnel et un objet : l'objet est l'oeuvre ou le phénomène naturel sur lequel porte mon attention ; quant au contenu représentationnel, c'est l'ensemble des croyances que j'entretiens concernant cette oeuvre. Autrement dit lorsqu'une oeuvre me procure une satisfaction esthétique, ceci signifie d'abord que je crois qu'elle possède certaines propriétés et ensuite

Être satisfeit que (p) Æ croire (p) & désirer (p) Être dissatisfait que (p) Æ croire(p) & désirer (-■ p)

Si on admet que "croire (p)" vaut comme description abrégée de l'activité ("désirer que") logiquement irréductible à elle. En effet, les dispositions voliti- ves sont irréductibles aux croyances : la (dis)satisfaction est validée du fait de la conjonction d'une croyance et d'un désir et non pas du fait de l'implication d'un désir par une croyance. Ceux qui voient dans les propriétés esthétiques ("élégant", "beau", "laid", etc.) des propriétés objectâtes traitent donc la relation de (dis)satisfaction comme si elle était fondée sur une implication liant le désir aux croyances, c'est-à-dire comme si elle avait la forme suivante :

Être satisfait que (p) Æ [croire(p) Æ désirer (p)]

Être (dis)satisfait que (p) Æ [croire(p) Æ désirer (^p)j

Si une croyance donnée impliquait une disposition volitive donnée on pourrait effectivement déduire ou inférer les prédicats esthétiques à partir des prédicats de description objectale. Mais cette thèse est empiriquement fausse, puisque tout le monde peut facilement constater qu'une même croyance (donc un même ensemble de prédicats objectaux) est couramment liée à des désirs différents (voire opposés) selon les personnes. Le fait que je croie qu'un objet

A

PROPOS DE LA CONTRAINTE

65 possède telles ou telles propriétés et le fait que j'apprécie positivement ces pro- priétés sont deux choses logiquement indépendantes. Ceci explique que deux personnes puissent entretenir exactement les mêmes croyances concernant les propriétés non esthétiques d'une oeuvre d'art ou d'un objet naturel, et pourtant propriétés objectales. Pour échapper à cette conclusion "relativiste", pourtant inscrite dans sa propre définition de la sphère esthétique, Kant exige que le

g) Toute satisfaction ou dissatisfaction implique une relation "intéressée"

àFétat de choses ou à l'objet qui nous plaît ou nous déplaît. Ceci vaut aussi pour ia conduite esthétique : si une oeuvre me plaît ou me déplaît, cela présuppose que j'entretienne certaines croyances concernant ses propriétés (croyances qui forment le contenu Intentionnel de l'attention que nous lui accordons) et qu'il me paraît désirable ou non désirable qu'elle possède ces propriétés. Autrement dit, la conduite esthétique est une conduite intéressée.