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Qu’est-ce qu’une conduite esthétique ?

3. Le jugement esthétique

a) Afin de situer correctement l'enjeu de la question du jugement esthéti- que pour la compréhension des conduites esthétiques, il convient d'abord de distinguer entre l'appréciation, c'est-à-dire l'état Intentionnel causalement induit par l'attention cognitive conjointe à une disposition volitionnelle, et le juge- ment de valeur, c'est-à-dire l'acte Intentionnel qui accorde une valeur donnée à Tobjet sur lequel porte l'attention cognitive. Le jugement esthétique n'est autre chose que ce jugement de valeur qui, fondée sur l'appréciation constitutive de la conduite esthétique, accorde telle ou telle valeur à l'"objet esthétique" construit comme référent de l'activité cognitive. Il ne relève donc pas directement de la conduite esthétique, mais plutôt de la communication interhumaine au sujet de cette conduite. Aussi peut-il y avoir conduite esthétique sans jugement esthéti- que : lorsque je contemple une fleur dans une visée esthétique, je me contente en

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général de la satisfaction que me procure mon activité de discernement perceptuel, sans ressentir le besoin d'une légitimation judicatoire ; de même, lorsque je regarde un film et qu'il me déplaît, je quitte la salle, c'est-à-dire que je mets fin à ma conduite esthétique, sans pour autant nécessairement exercer un acte ré- flexif sur cette conduite et les causes de son interruption (je mets fin à une expérience déplaisante, et voilà tout). Je ne prétends pas que la communication interhumaine concernant les conduites esthétiques ne soit pas importante (par exemple pour leur enrichissement), mais uniquement qu'elle n'est pas une de (proposition descriptive) et la grammaire profonde (proposition expressive) des jugements esthétiques en termes d'objectivation du plaisir5. Gérard Genette a repris cette analyse en montrant de manière concluante que cette objectivation passe par le tourniquet des propriétés esthétiques. En effet, ces propriétés esthé- tiques, telles la puissance, l'élégance, l'harmonie, etc., bien qu'elles se présen- tent comme des propriétés descriptives sont en lait déjà des termes appréciateurs, en l'occurrence valorisés positivement (d'autres propriétés esthétiques sont évi- donment valorisées négativement). Donc, loin de légitima l'appréciation, ils ne font que l'exprimer.6

d) Cette objectivation n'est pas une spécificité des jugements esthétiques:

c'est un trait qu'ils partagent avec tous les jugemoits de valeur. On peut en effet

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67 définir le jugement de valeur par la transmutation d'une proposition expressive en proposition descriptive. Tout jugement de valeur exprime une relation inté- pas toutes subjectives, puisque l'intérêt qu'elles expriment n'est pas nécessaire- ment celui d'un individu dans sa singularité. La subjectivité du jugement esthé- les conséquences néfastes qu'elle risquerait d'entraîner : relativisme des valeurs, absence de critères transindividuels, etc. Cette position qui n'est pas sans rappe- jugement d‟adéquation téléologique concernant un artefact sans porter le moin- dre intérêt à sa réussite ou à son échec. Les jugements d'adéquation téléologi- affaire d‟appréciation subjective ou de prescription collective que ne l'est

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luation de la fiabilité d'un moteur ou de la fonctionnalité d'un outil. Savoir si une oeuvre est ou n'est pas conforme à une finalité donnée est une question d'évaluation factuelle et non pas d'évaluation valorisante (même si dans bien des cas cette évaluation factuelle est très difficile, voire impossible, étant donné la difficulté de décider quelle est la finalité à laquelle elle "veut” être conforme).

La valorisation en tant qu'expression d'un intérêt n'intervient qu'à partir du mo- ment où je me demande si la finalité Intentionnelle présupposée est désirable.

Mais dans ce cas je sors du domaine dujugement d'adéquation téléologique, et donc aussi dujugement de réussite opérale.

f) Le fait que le jugement esthétique ait un fondement irréductiblement subjectif n'implique pas que la conduite esthétique soit "irrationnelle". Mais sa rationalité n'est pas celle dujugement esthétique (chacun a son goût et le mau- vais goût n'est jamais que le goût de l'autre), c'est celle de l'attention cognitive.

Rendre justice à une oeuvre c'est d'abord et avant tout lui accorder l'attention juste, activité qui relève du discernement et non pas dujugement de valeur.

Notes

1 Au sujet de la distinction (et des relations) entre l'Intentionalité comme relation de renvoi et l'intention comme but, voir John R. Searle, L ’lntentionalité. Essai de philosophie des étais mentaux, trad. fr. Edi- tions de Minuit, 1985, p. 17. Pour une discussion plus détaillée de la question, je me permets de renvoyer à Jean-Marie Schaeffer, Les céliba- taires de l'art, Gallimard, 1996, p. 65-77.

2 Geoige Dickie, "Le mythe de l‟attitude esthétique" ( 1964) trad. fr. dans Danielle Lories (éd.), Philosophie analytique et esthétique, Méridiens Klincksieck, 1988, p. 115-134.

3 Au sujet de la distinction entre intention préalable et intention en ac- tion, voir Searle, op. cit., p. 107 sqq.

4 Voir Schaeffer, op. cit., p. 135-137.

5 George Santayana, The Sense of Beauty: Being the Outlines ofAesthetic Theory (1896), M.I.T. Press, 1988, p. 33-35.

6 Gérard Genette, "Laclé de Sancho", Poétique n° 101,1995, p. 3-22.

7 Je concède volontiers que cette analyse de la distinction entre relati- visme et subjectivisme, importante notamment pour comprendre la diffé- rence logique entre le jugement moral et le jugement esthétique, manque de netteté et de précision. Mais je reste convaincu que c'est dans cette voie qu'il convient de s'engager si on veut y voir clair.

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69 Philippe Bootz