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Nouveau regard, nouvelles images : photographes et photographie de presse

1. Une nouvelle approche photographique de l’actualité

2.1. Comment photographier la guerre ? Les combats : avant, après

Au début du vingtième siècle, les limitations techniques en photographie rendent encore difficiles les prises de vues sur le vif. La plupart des négatifs datant de la Révolution sont encore des plaques de verre, moins maniables et plus fragiles que les négatifs des appareils photographiques plus légers, qui ne se répandent que dans les années trente. Photographier les combats s’avère toujours être une entreprise délicate et le photographe de guerre est d’avantage un « personnage d’arrière-garde » que le héros qui monte au front.71 Les images de l’avant et de l’après, la préparation des combats et leurs conséquences font alors office d’imagerie de guerre. Au-delà de ces limitations techniques, pour Laurent Gervereau, « la guerre est faite majoritairement de temps de non-combat. La guerre, résumée longtemps à l’instant de l’affrontement, consiste à organiser l’attente et à s’occuper de l’après ».72

L’embarquement de troupes (39 occurrences sur l’ensemble du corpus), le plus souvent celles de l’armée fédérale envoyées depuis la capitale vers les différents champs de bataille, ainsi que le matériel de guerre (artillerie, canons, automobiles, trains, etc.) sont largement photographiés. Le positionnement des troupes est ensuite décrit et montré : les campements militaires, le creusement de tranchées, la fabrication de barricades, la mise en place du matériel de guerre, la revue des troupes, sont autant d’étapes de préparation au combat auxquelles le photographe a facilement

71 DEBROISE, Olivier, Fuga mexicana. Un recorrido por la fotografía en México, Op. Cit., p.148 : « El fotógrafo de guerra es […] un personaje de la retaguardia que circula entre las cocinas y los hospitales volantes ».

72 GERVEREAU, Laurent, Voir, ne pas voir la Guerre. Histoire des représentations photographiques de la guerre, Paris : Somogy, BDIC, 2001, p.17.

accès. La défense du port de Mazatlán par les troupes fédérales en janvier 1914 fait par exemple l’objet d’une double page dans La Ilustración Semanal (figure 9. La double page est intitulée « Le port de Mazatlán est une place imprenable »73 ; la page figurant ici est celle de droite).

Figure 9. La Ilustración Semanal, 6 janvier 1914. « Point stratégique d’observation – Fort général Rosales, artillerie de gros calibre sous le commandement du capitaine Alfonso Martínez –

Puissante section sous le commandement du même capitaine »

Cette page est tout à fait caractéristique de ce que les photographes de presse pouvaient offrir comme représentation de la guerre. Il s’agit de trois images descriptives. Celle du haut montre un poste d’observation aménagé entre des murets en pierre où se tiennent plusieurs officiers et soldats fédéraux. Ils ne prennent aucune précaution pour s’abriter derrière le muret, ce qui prouve bien que cette image n’a pas été faite pendant un combat. Les deux autres photographies permettent de savoir quel type de canon a été utilisé par les fédéraux dans cette bataille. Mais, encore une fois, ce n’est que l’étape de la préparation.

Les revues font souvent le choix de publier des vues d’une ville en proie aux combats pour signifier la guerre ; le lecteur observe alors soit la ville en temps de paix, afin de montrer ce qui est en danger (l’avant), soit la ville une fois détruite, pour bien souligner les conséquences des affrontements (l’après). Prenons le cas du traitement journalistique de la bataille de Zacatecas à l’été 1914 par La Semana Ilustrada. À un mois d’intervalle, le magazine publie une double page composée de vues de la ville,

qui pourraient être des reproductions de cartes postales (figure 10), puis une autre double page montrant ce qu’il reste de cette même ville après le passage de la guerre (figure 11).

Figure 10. La Semana Ilustrada, 30 juin 1914. « Observatoire météorologique de la colline de la Bufa – Place de l’Indépendance à l’arrière de laquelle on voit la célèbre colline de la Bufa – L’Observatoire et son vestibule sur les roches de rhyolite triasique – Panorama de la ville pittoresque – Une autre vue de l’Observatoire météorologique – Autre aspect de la ville, où l’on voit les arènes, la cathédrale et les principaux monuments »

Figure 11. La Semana Ilustrada, 28 juillet 1914. « La catastrophe a été gigantesque : une fois l’armée fédérale vaincue, certains de ses officiers ont donné l’ordre insensé, peu de temps avant d’évacuer la ville, de faire sauter à la dynamite le Palais Fédéral, où il y avait encore des armes et des munitions – La forte explosion a fait sauter, avec ledit Palais, joyau d’architecture coloniale, de nombreuses autres maisons contiguës habitées par des familles qui ont péri enterrées dans l’hécatombe »

La confrontation de ces deux séquences photographiques, qui ne permettent à aucun moment d’appréhender véritablement l’instant de la rencontre entre fédéraux et révolutionnaires, rend toutefois compte de la violence d’un conflit capable de défigurer en quelques jours une ville comme Zacatecas. Le choix de la mise en page des photographies est révélateur de cette volonté de montrer les bouleversements dus à la guerre. D’un mois à l’autre, nous passons d’une mise en page symétrique très classique, reflétant le calme, à une mise en page plus désordonnée qui renforce l’idée de destruction.

Les conséquences des affrontements tiennent lieu de photographies de guerre. Avec les destructions des villes, ce sont aussi les destructions des voies de chemin de fer, les blessés, les cadavres et les funérailles qui constituent l’après. Les dégâts matériels et les pertes humaines, que nous avons précédemment analysés plus en détail, rendent la Révolution tangible aux yeux des lecteurs de la capitale, même s’ils sont loin des combats et malgré l’absence de photographies prises au cœur de l’action.

En dépit de cette lacune visuelle, de 1910 à 1920, la presse illustrée de Mexico a tenu une chronique minutieuse de l’ensemble des affrontements. Les dates clefs de la Révolution, la victoire des madéristes à Ciudad Juárez en mai 1911, le renversement de Francisco Madero pendant la Decena Trágica et l’invasion nord-américaine de Veracruz, n’occultent pas les combats de moindre envergure qui se déroulent tout au long de la décennie sur l’ensemble du territoire.74 La couverture photographique de la Révolution par la presse illustrée de la capitale tend à l’exhaustivité, dans la mesure des possibilités des réseaux de correspondants. La guerre a été suivie au quotidien par les rédactions, qui accordent de l’importance à chacune des victoires et chacune des défaites, afin d’informer le mieux possible leurs lectorats des avancées militaires des différentes forces en présence. La mémoire de cette chronique au jour le jour de la guerre se perd progressivement une fois la Révolution terminée, ce que nous pourrons constater lors de l’analyse de la deuxième base de données.

Pour rendre compte des combats, les photographes de presse ont mis en place une autre pratique, s’ajoutant à la méthode de l’avant et de l’après : la photographie de composition ou photographie posée. C’est une pratique extrêmement courante qui consiste à faire poser les soldats et les officiers, à demander à certains d’entre eux de jouer les blessés ou les cadavres, afin de faire croire à l’action du combat. La composition de certaines images est parfois évidente, comme c’est le cas de cette photographie soi-disant prise pendant la bataille de Ciudad Juárez (figure 12).

74 Pour la bataille de Ciudad Juárez, 25 occurrences ; pour la Decena Trágica, 72 occurrences, et 130 pour l’invasion de Veracruz.

Figure 12. La Semana Ilustrada, 26 mai 1911. « Révolutionnaires faisant feu depuis un édifice de Juárez, le jour de l’assaut de la ville »

Les huit soldats (ou les huit hommes jouant le rôle des soldats) pointent leurs fusils dans la même direction. En fonction de cette direction, depuis laquelle viendrait le danger, leur positionnement par rapport aux murs en ruines ne serait pas envisageable s’il s’agissait véritablement d’une situation de combat. En effet, seule la position des deux révolutionnaires se trouvant derrière un petit muret (à droite de la photographie) pourrait paraître plausible, même si on s’attendrait à ce qu’ils soient davantage accroupis afin d’offrir le moins de cible possible à l’ennemi. Les autres soldats qui sont debout devant le mur en ruine sont trop exposés aux balles pour être en train de livrer une bataille. Un détail confirme cette impression : le personnage central porte un pardessus posé sur ses épaules, et non pas enfilé. Il est impensable qu’en plein combat le pardessus n’ait pas glissé. Et l’on ne voit d’ailleurs pas pourquoi il aurait besoin de sa veste s’il était en train de tirer. Le participe présent utilisé dans la légende, « faisant feu », reflète le désir de la rédaction de La Semana Ilustrada de faire croire à une photographie prise en pleine action. Mais l’observation attentive de l’image ne laisse place à aucun doute quant à la véracité de la scène. Cette photographie n’a pu être réalisée au moment des combats.

S’il est très ardu de photographier les affrontements, la couverture des aspects politiques de la Révolution est en revanche à portée de main de tous les photographes. Les changements successifs de gouvernement entre 1910 et 1920 ont donc été largement rapportés en images.