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La presse illustrée : un vecteur de diffusion qui se transforme

2. Procédés de connotation et objectifs de lecture dans la presse illustrée de Mexico

2.3. Deuxième objectif de lecture: stigmatiser les rebelles

Six pages de photographies permettent de clarifier l’objectif de lecture de stigmatisation des rebelles, objectif principal recherché par les magazines illustrés à l’heure de publier des photographies de cadavres ; elles sont toutes en rapport avec les zapatistes ou le Caudillo du Sud, Emiliano Zapata : une de La Ilustración Semanal, deux de La Semana Ilustrada, deux de Revista de Revistas et une d’El Universal

Ilustrado. À la différence d’autres factions révolutionnaires dont la perception par les médias a évolué au cours du conflit, les zapatistes, dès la victoire de Madero, ont toujours été considérés comme des rebelles et des bandits. Presque toutes les photographies publiées des troupes paysannes de l’État du Morelos le sont pour dénoncer leurs actions jugées cruelles et sauvages. Leur publication a, par conséquent, presque systématiquement pour objet de condamner leur existence.

Les deux pages de La Semana Ilustrada datant du 8 mai 1912 (figure 60) et du 6 janvier 1914 (figure 61) sont, de ce point de vue, très éloquentes. La première page comporte deux photographies : à gauche, une dizaine de cadavres alignés par terre et, à droite, deux hommes soutenant verticalement le corps de Timoteo Casillas. L’image de droite est particulièrement intéressante ; elle a été expressément prise pour exhiber le corps du zapatiste accusé d’avoir donné l’assaut à la prison. C’est une image publiée à titre d’exemple, à la fois pour montrer la violence zapatiste qui laisse derrière elle de nombreux morts et pour punir le zapatiste coupable en lui infligeant l’humiliation d’être photographié sans aucun ménagement après sa mort. Jamais un soldat fédéral mort à la guerre n’est photographié ainsi pendant la Révolution Mexicaine.

À première vue, on pourrait croire que sur les photographies de la deuxième page, des hommes font paisiblement la sieste sous un arbre. En regardant de plus près, on aperçoit le sang qui macule les chemises de toile blanche habituellement portées par les partisans de Zapata. Il a manifestement été décidé, pour la prise de vue, de disposer de façon ostentatoire sur les cadavres les chapeaux pointus à larges bords, également caractéristiques de l’« uniforme » de l’armée zapatiste. Cette volonté d’offrir au public lecteur un signe clair et immédiatement compréhensible de leur appartenance au mouvement des « rebelles » est révélatrice de l’utilité de la publication de telles images. Le titre donné à la page, « Les terribles leçons »170 et la légende accusatrice qui dénonce des « rebelles » semant la « désolation » confirment que l’objectif recherché est de donner l’exemple et de dissuader le lecteur de devenir un sympathisant zapatiste.

Figure 60. La Semana Ilustrada, 8 mai 1912. « Cadavres de rebelles et de gens du peuple, morts dans la nuit du 30 avril dernier, pendant l’assaut des zapatistes à la prison d’Irapuato. Cadavre du cabecilla Timoteo Casillas, qui a attaqué le commandant de police et a été tué par ce dernier en légitime défense »

Figure 61. La Semana Ilustrada. 6 janvier 1914. « Sur la place principale d’Atlixco ont été exécutés dernièrement des zapatistes féroces qui semaient la désolation dans cette contrée. Ils ont été appréhendés lors de l’une de leurs irruptions. Ils furent sommairement jugés et condamnés à mort, puis exécutés devant une foule de curieux. Quelques instants après leur mort, leurs cadavres furent photographiés dans la position même où ils s’étaient écroulés ».

Car un soupçon suffit pour être menacé ou tué, comme pour cet ouvrier dont le cadavre photographié est montré dans La Ilustración Semanal le 2 mars 1915 (figure 62).

Figure 62. La Ilustración Semanal, 2 mars 1915. « Ouvrier fusillé à la Ciudadela pour avoir été soupçonné d’être un espion zapatiste » (photographie du bas)

La foule qui entoure le corps est, bien plus que le corps gisant, le « punctum » de cette image. Une quinzaine de jeunes gens et sans doute davantage – situés hors champ -, sont rassemblés autour du corps, dans une attitude très détachée de la mort ; l’un deux est tranquillement accoudé sur une marche de l’escalier. Cet attroupement qui semble priver le mort de la solennité de l’instant rappelle l’une des rares photographies du cadavre de Zapata. C’est celle que Revista de Revistas a choisi de publier pour informer de l’assassinat du plus grand des « bandits » de la Révolution (figure 63).171 La mort du Caudillo est rendue insignifiante par cette image (photographie du haut, à gauche) où l’espace est saturé, où la perspective est absente et où Zapata semble n’être plus qu’un prétexte pour quelques jeunes avides d’immortalité.172

171 Le 10 avril 1919, Emiliano Zapata tombe dans un piège organisé par Jesús Guajardo et commandité par Pablo González. Au moment de pénétrer dans l’hacienda de Chinameca, il est criblé de balles par des tireurs embusqués.

172 Pour une analyse approfondie de cette photographie, voir la communication d’Andrea NOBLE, « Fotografía y muerte en la Revolución Mexicana », faite à l’occasion du Trentième Anniversaire de la

Photothèque Nationale du Mexique à Pachuca (Mexique), le 22 août 2006. Lien Internet : http://www.sinafo.inah.gob.mx/ponencias/investigacion_Andrea.htm

Figure 63. Revista de Revistas, 27 avril 1919. « Cadavre d’Emiliano Zapata – Général Guadalupe Sánchez – Ex général Francisco de P. Álvarez – Tête de l’ex-général Blanquet – Boîte qui contenait

la tête, lors de son transport à Veracruz »

Le choix de Revista de Revistas de ne publier que cette petite photographie, en cinquième page, parmi d’autres images rend cet événement encore plus anodin. La mort de Zapata ne mérite pas de figurer en première page et partage l’espace avec le texte de la « recette maison pour les cheveux blancs ».173 C’est dans cette mise en page que l’on se rend compte qu’aux yeux des rédacteurs en chefs de revues illustrées, les zapatistes représentaient bien peu. Plus encore que la légende ou le texte qui accompagnent la photographie, c’est la disposition de la page et les choix visuels qui permettent d’appréhender la position de Revista de Revistas par rapport à cette faction révolutionnaire.

Le positionnement de ce magazine semble d’ailleurs avoir évolué entre 1911 et 1919. Le 10 septembre 1911, le portrait de Zapata, aux côtés de celui d’un autre

zapatiste, Lozada, avait fait la une de la revue (figure 64).

Figure 64. Revista de Revistas, 10 septembre 1911. « Cette page, à l’intérêt historique palpitant, montre Lozada, " le Tigre d’Alica" et Emiliano Zapata, "L’Attila du Sud" dont les vies et les actes se ressemblent beaucoup. Dans la partie inférieure, on voit le cadavre de Lozada après qu’il a payé de sa vie ses crimes »

Cette couverture établit une comparaison entre Lozada, surnommé « le Tigre d’Alica », célèbre bandit de l’Ouest du Mexique dans la deuxième moitié du XIXe siècle, et Emiliano Zapata ; le discours iconographique proposé sur cette première page est ambigu. En haut de la page se trouvent les portraits de deux hommes, Emiliano Zapata et Lozada. La photographie du bas, à première vue, est une photographie religieuse. Un homme allongé sur un lit, près duquel se trouve un cierge dans un candélabre, les mains jointes et revêtu de ce qui pourrait sembler un habit de prêtre, est entouré de deux femmes et deux enfants. La femme la plus à gauche de l’image, qui porte son rebozo sur la tête, ressemble à une vierge ou une sainte, par l’inclinaison de sa tête, la position de sa main, ses yeux baissés en signe de recueillement.174 On aperçoit l’étendard de la Vierge de Guadalupe, marque religieuse arborée par les zapatistes tout au long de leur lutte, à droite de l’image. Ce dessin est contrebalancé par celui de l’arc et du fusil, à gauche de l’image et ornant les deux portraits. Ce sont les deux armes des zapatistes : le fusil, arme moderne, l’arc et la flèche, armes séculaires. Enfin, chaque homme est associé à un animal : le tigre pour Lozada et l’aigle pour Zapata. Ces dessins d’animaux semblent renforcer une image déjà positive de ces deux hommes : malgré la violence ou la cruauté symbolisées par le tigre et l’aigle, des valeurs de courage, bravoure, force et pouvoir leur sont

également attribuées. Le caractère religieux de la photographie du bas, le dessin de l’étendard de la vierge, le choix de mettre les portraits en médaillon, tout cela nous mènerait à penser que Revista de Revistas porte un regard bienveillant sur le mouvement zapatiste. Et pourtant, l’information que la revue prétend commémorer est celle de l’exécution de Lozada. Seul le dessin central où cinq soldats tirent sur un homme face à un mur permet de faire le lien entre ce « gisant » et le bandit que représente Lozada. La légende est en revanche plus explicite alors que le texte, à la page deux, conserve, lui aussi, une part d’ambiguïté sur la personnalité de Zapata :

Aucun [rebelle] n’est plus typique, avec de fortes caractéristiques de bandit, de héros, de cacique, de victime. Les feuilles des journaux paraissent tous les matins, comme dans les quartiers fatidiques des grandes capitales, avec leur caillot de sang, signalant son passage […]. Il a ses apologistes, ses rhapsodes, ses commentateurs et il reçoit même l’honneur inouï que le chef victorieux de la Révolution [Madero] aille parlementer avec lui de façon pacifique dans son fief de l’État du Morelos.175

L’ensemble du texte conserve ce ton ironique. L’auteur décrit Zapata comme l’archétype du bandit, qui fascine la population et les médias, mais qui accède également au rang de personnalité politique puisque Madero tente de dialoguer avec lui. Dans ces quelques phrases, on observe les germes d’un discours admiratif sur Zapata qui se développera dans la Post-Révolution.

En ce qui concerne les photographies de cadavres, on retrouve donc fréquemment dans Revista de Revistas une position ambivalente et une certaine neutralité. Comme nous l’avons souligné dans la présentation de la revue en Annexe 1.2., ses positionnements politiques – et ceux des revues sur lesquelles nous travaillons en général – ne sont pas figés mais, au contraire, très souples ; on pourrait parfois même les soupçonner d’un certain opportunisme conditionnant leur survie. Cependant, au moment de la mort de Zapata, Revista de Revistas semble avoir adopté un positionnement mieux défini.

Une semaine avant Revista de Revistas, El Universal Ilustrado publie une sorte de bref reportage sur la mort de Zapata (figure 65). Encore une fois, l’événement n’est pas jugé assez important pour mériter une page entière, et la photographie du cadavre d’Emiliano Zapata jouxte celle d’un groupe d’enfants venant de faire leur première communion. Contrairement à la mise en page choisie par Revista de Revistas, l’image du défunt occupe ici le centre de la page et l’ensemble des quatre photographies constitue une seule et même information. La photographie choisie par El Universal

Ilustrado manque, encore une fois, de solennité, mais est néanmoins plus sobre.

Zapata est dans un cercueil très simple, de profil, au premier plan. Deux hommes se tiennent à l’arrière-plan ; l’un d’eux a les poings sur les hanches dans une attitude

175 Revista de Revistas, 10 septembre 1911 : « Ninguno más típico, con fuertes relieves de bandido, de héroe, de cacique, de víctima. Los hojas de los periódicos aparecen cada mañana, como en los barrios fatídicos de las grandes capitales, con un cuajarón de sangre, señalando su paso […]. Tiene sus apologistas, sus rápsodas, sus comentaristas y hasta recibe el inaudito honor de que el jefe victorioso de la Revolución, vaya […] á [sic] parlamentar complaciente en su feudo del Estado de Morelos ».

décontractée. Au-dessus de cette photographie, Jesús Guajardo, le colonel à l’origine de son assassinat, semble dominer le mort du haut de son cheval. À gauche, le cercueil de Zapata au bord de la fosse et la foule qui assiste à l’enterrement. À droite, une vue du palais municipal de Cuautla, ville où va reposer le corps du rebelle. Les légendes sont laconiques et le texte qui accompagne ce « reportage photographique » dénonce clairement ses actions de bandit mais une pointe d’admiration transparaît toutefois lorsque la revue le qualifie de « type de légende » et souligne « sa physionomie brune d’indien malin ».176 Pour bien comprendre que le choix iconographique fait par El Universal Ilustrado a pour but de minimiser la figure de Zapata et sa mort, il suffit de comparer par exemple avec la couverture journalistique par cette même revue de la mort de son photographe Carlos Muñana (voir figure 53).

Figure 65. El Universal Ilustrado, 18 avril 1919. « Le général Pablo González à l’enterrement de Zapata – Le colonel Jesús Guajardo – Le cadavre d’Emiliano Zapata – Palais Municipal de

Cuautla »

La question posée au début de cette réflexion sur la connotation photographique était de savoir quels pouvaient être les objectifs poursuivis par des revues plutôt axées sur l’information mondaine lorsqu’elles décidaient de publier des photographies de cadavres. Une chose est sûre, les événements liés à la Révolution bousculent l’ordre établi et doivent impérativement être couverts par la presse si elle ne

176 El Universal Ilustrado, 18 avril 1919 : « Emiliano Zapata fué [sic] un tipo de leyenda », « su fisonomía morena de indio astuto ».

veut pas voir son lectorat diminuer. Le choix, pour ce type de revues d’actualités, n’est pas de publier ou non des photographies du conflit mais plutôt de sélectionner le type d’images à publier et de définir le discours visuel qui va les entourer. Il s’agit, à nouveau, de jongler entre la visée d’information et la visée de captation. Décider de montrer des photographies de cadavres n’est donc pas une évidence. Il semblerait que c’est pour cette raison que la publication de telles images est très codifiée, assez peu fréquente et que seuls deux objectifs de lecture bien délimités ont pu y être associés.

Mais, au-delà des simples intentions qui émanent de ces pages illustrées et qui correspondent au profil de chacune des revues analysées, c’est une évolution déterminante des pratiques photographiques dans la presse illustrée que l’on voit se dessiner entre 1910 et 1920. L’insertion de photographies ne sert plus seulement à illustrer des événements largement consensuels tels que la kermesse de la communauté japonaise ou l’inauguration d’un nouvel édifice par le Président de la République. Les photographies reflètent un conflit idéologique et politique qui déchire la nation mexicaine. L’interprétation et la lecture des images ne sont donc plus littérales. Un discours écrit autour de ces photographies est nécessaire afin d’orienter dans le sens que l’on souhaite l’opinion du lecteur. Le discernement avec lequel les revues ont sélectionné les images de cadavres montre la modernité de ce type de presse, capable, dès le début du XXe siècle, d’utiliser habilement la photographie de presse, tantôt à des fins strictement informatives, tantôt à des fins plus idéologiques, en jouant sur la sensibilité de son public et en orientant son regard et sa lecture en fonction des objectifs recherchés. La monstration du corps pendant la Révolution Mexicaine est donc un enjeu qui va bien au-delà de la simple représentation de la guerre. C’est la construction d’un nouvel univers iconographique dans la presse qui prend naissance au Mexique dans la deuxième décennie du XXe siècle avec la Révolution ; cet univers constitue les prémices du photojournalisme dans ce pays.

3. La photographie de presse entre illustration et récit : les prémices du