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De l’événement au symbole : des choix pour la mémoire

1. L’idéologie post-révolutionnaire en quête de légitimation

1.1. La mise en place du principe commémoratif

1.1.1. Le discours sur la Révolution pendant la Révolution

L’ouvrage de Thomas Benjamin s’attache à décrypter l’émergence du concept de Révolution avec une majuscule et le chemin de ses réemplois jusqu’à nos jours. Ce qu’il appelle « La Revolución », terme qu’il conserve en espagnol dans son titre et son livre, est pour lui le concept par rapport auquel les différents gouvernements vont se positionner, dès les premières années de la Révolution et tout au long de la première moitié du XXe siècle :

Les contemporains racontaient des histoires, faisaient des comparaisons et se disputaient à propos des événements récents qui leur servaient à justifier leurs actions, condamner leurs ennemis, convertir les gens, et bien plus encore. Leurs discours, dessins, peintures et écrits ont inventé La Revolución : un nom donné à quelque chose qui était devenu un pan naturel et évident de la réalité et de l’histoire. Ces discours et ces écrits faisaient également partie d’un projet plus large et plus ancien de forjando

patria, forger une nation, inventer un pays, imaginer une communauté à travers un

temps et un espace appelé Mexique.239

237 Tous les ans, le 1er septembre, le président rend son informe (rapport) devant la Chambre des députés sur l’année qui vient de s’écouler et fait un bilan, ministère par ministère, des œuvres accomplies et du chemin qu’il reste à parcourir. Cette tradition politique est encore en vigueur aujourd’hui.

238 PALACIOS, Guillermo, « Calles y la idea oficial de la Revolución Mexicana », Historia Mexicana n°22, janvier-mars 1973, pp.261-278.

BENJAMIN, Thomas, La Revolución. Mexico’s Great Revolution as Memory, Myth and Hystory, Austin : University of Texas Press, 2000, 237 p.

239 Ibidem, p.14 : « Contemporaries told stories, drew comparisons, and made arguments about recent events in particular ways to justify their actions, to condemn their enemies, to win converts, and to do much more. Their talking, singing, drawing, painting and writing invented La Revolución : a name

Pour la période 1911-1940, ses conclusions rejoignent les résultats auxquels nous sommes parvenu suite à l’étude des informes presidenciales, de 1917 à 1940, et des discours dans la presse quotidienne. Selon Benjamin, le discours sur la Révolution commence dès 1911 dans le camp des madéristes qui procèdent à la fois à une historicisation et à une réification de la lutte qu’ils viennent de remporter. La révolution

madériste est pensée comme une troisième étape dans l’histoire récente du Mexique, les deux premières étant la guerre d’Indépendance de 1810 et la Réforme, à la fin des années 1850. Elle est également « présentée comme une force de la nature ou de l’histoire, autonome, destinée à transformer le Mexique en dépit des erreurs de Madero et de son conservatisme ».240 Ils opposent à la Révolution la Réaction, incarnée par Porfirio Díaz et ses partisans.

À partir de 1913, plusieurs traditions révolutionnaires – villistes, zapatistes,

magonistes241, etc. – entrent en compétition, même si le courant constitutionnaliste dominant tente d’imposer sa mémoire officielle.242 Venustiano Carranza minimise l’importance de la période madériste qui n’était pour lui qu’une révolution politique et non pas une révolution sociale comme celle qu’il prétend avoir gagnée.243 Il construit alors une nouvelle histoire officielle selon laquelle la Révolution s’est faite en trois phases : la lutte contre Victoriano Huerta, la lutte contre les villistes et les zapatistes, et enfin, le rétablissement d’un ordre constitutionnel avec son arrivée au pouvoir.244 La lecture des informes révèle cependant que, pendant la présidence de Carranza, la Révolution est déjà considérée comme un processus terminé. Pour les carrancistes, c’est la Constitution, ratifiée le 5 février 1917, qui devient le point de départ d’une nouvelle étape dans la politique mexicaine. Le président du Congrès, Arturo Méndez, qui répond au rapport lu par Venustiano Carranza le premier décembre 1919, affirme par exemple que : « La Révolution est passée, l’évolution poursuit son œuvre ».245

1.1.2. Les premières commémorations visuelles dans la presse illustrée

C’est au cours de ces premières années de la Révolution que se met en place le principe commémoratif par la photographie dans la presse illustrée. Áquiles Serdán,

transformed into what appeared to be a natural and self-evident part of reality and history. This talking and writing was also part of an older, larger, and greater project of forjando patria, forging a nation, inventing a country, imagining a community across time and space called Mexico ».

240 Ibidem, p.42 : « it was presented as an autonomous force of nature or history destined to transform Mexico regardless of Madero’s mistakes and conservatism ».

241 Magonistes : partisans du courant révolutionnaire instauré par Ricardo Flores Magón et le PLM (Parti Libéral Mexicain).

242 BENJAMIN, Thomas, La Revolución. Mexico’s Great Revolution as Memory, Myth and Hystory, Op. Cit., p.49.

243 Ibidem, p.51.

244 Ibidem, pp.66/67.

245 Los presidentes de México ante la nación, informes, manifiestos y documentos de 1821 a 1966, Mexico : Cámara de Diputados, 1966, Tome III, p.382. Réponse à l’informe presidencial lu par Carranza le premier décembre 1919 : « La Revolución ha pasado, la evolución sigue su obra ».

sympathisant de Madero et membre actif d’un club anti-réélectionniste246, est assassiné

à Puebla à la fin du mois de novembre 1910, au tout début de la Révolution. Il devient alors le premier martyr de la guerre. Dès le mois de juin 1911, La Semana Ilustrada consacre une pleine page et deux photographies à la cérémonie en l’honneur de Serdán organisée à Puebla, en présence de sa veuve et de certains membres de la famille Madero.247 Le 1er décembre 1912, la pose par Francisco Madero de la première pierre du monument à Serdán fait la couverture intérieure d’El Mundo Ilustrado (figure 78), qui consacre également une deuxième page à cet événement. Revista de

Revistas relaie l’information sur une demi-page, avec trois photographies de la cérémonie.248

Figure 78. El Mundo Ilustrado, 1er décembre 1912. « Le Président de la République posant, dimanche dernier, la première pierre du monument à Áquiles Serdán sur la place Villamil »

Cependant, à l’occasion de ces premiers actes commémoratifs, on n’observe pas encore de réemploi de photographies d’archives. Il faut attendre pour cela l’assassinat de Madero et de son vice-président, José María Pino Suárez, pendant la

Decena Trágica. Les photographies de ces deux hommes – érigés en martyrs de la Révolution et en victimes de la Réaction incarnée depuis février 1913 par Victoriano Huerta -, ainsi que les images des séquelles des affrontements dans la ville de Mexico, font partie des images les plus fréquemment reprises dans la presse illustrée jusqu’en 1940. Si El Universal Ilustrado se contente d’informer ses lecteurs à propos des

246 Les anti-réélectionnistes sont les partisans du parti politique fondé par Madero pour la campagne présidentielle de 1910, le Parti Anti-réélectionniste.

247 La Semana Ilustrada, 23 juin 1911, « Manifestaciones en memoria de Áquiles Serdán en Puebla ».

cérémonies effectuées en l’honneur de Madero et Pino Suárez en 1918249, les autres revues constituent sur la question des dossiers à partir d’images d’archives, en particulier La Ilustración Semanal et La Semana Ilustrada dès le mois de février 1914. Cette dernière publie une sorte de reconstitution de cette Decena Trágica sur sept pages de photographies et insiste sur l’exclusivité de cette reconstitution visuelle.250

Elle donne la préférence aux photographies de positions de combat, de cadavres, de blessés et de soldats. Elle souligne l’action militaire plutôt que les enjeux de pouvoir. Elle ne publie qu’une photographie des auteurs du coup d’État et aucune photographie du président martyr, surnommé depuis lors l’« apôtre de la démocratie ».

La Ilustración Semanal, en revanche, ne consacre à ce « funeste anniversaire »

qu’une page, construite autour de photographies des commanditaires de ce coup d’État, les généraux Félix Díaz et Manuel Mondragón, et des cadavres à proximité du Palais National.251 En quelque sorte, elle oppose dans un même espace ceux qui sont considérés comme les bourreaux et les victimes de la Decena Trágica, sans toutefois montrer de photographies de Madero. Cette absence d’images du premier président révolutionnaire s’explique certainement par l’impossibilité, en février 1914, date à laquelle Victoriano Huerta est encore à la tête du pays, de parler ouvertement des assassinats commis en 1913 sans mettre en péril la survie même de la revue. Ce n’est qu’en 1916 que Revista de Revistas publie enfin un portrait de Madero, en couverture, à la légende explicite (figure 79).

Figure 79. Revista de Revistas, 20 février 1916, « M. Don Francisco I. Madero, Président Constitutionnel de la République, vilement assassiné le 22 Février 1913, en même temps que le Vice-Président M. Don José María Pino Suárez. "Revista de Revistas" rend hommage à la mémoire des Martyrs de la Démocratie dans ce numéro »

249 El Universal Ilustrado, 1er mars 1918.

250 Voir la citation au chapitre 2, 1.2.2, traduction en note de bas de page n°22.

Deux autres pages montrent des photographies prises en février 1913 où l’on peut observer des personnes marquant d’une pierre l’endroit où les deux hommes politiques sont tombés, leurs cercueils et deux images des lieux où ils ont passé les derniers instants de leur vie. Le reportage est désormais centré sur les deux premiers héros de la Révolution et non plus sur les affrontements du point de vue des combats militaires.

L’invasion nord-américaine de Veracruz à l’été 1914, qui occupe un large espace dans la presse illustrée (130 pages toutes revues confondues entre les mois de mai et d’août 1914) ne fait paradoxalement pas l’objet de commémorations dans la presse avant la Post-Révolution. Par ailleurs, les autres personnages qui vont prendre place au sein du panthéon des héros de la Révolution meurent « tardivement » pour pouvoir participer à ce phénomène de commémoration visuelle qui se met déjà en place pendant la période armée. Zapata est assassiné en 1919, Carranza en 1920, Villa en 1923 et Álvaro Obregón en 1928. C’est pourquoi nous pouvons considérer les photographies de la Decena Trágica et celles de Madero et Pino Suárez comme les fondatrices du principe commémoratif sur la Révolution Mexicaine dans la presse illustrée, et ce dès l’année 1914. 252

Le principe commémoratif lié au conflit majeur vécu par les Mexicains au XXe siècle se met donc en place très rapidement dans la presse illustrée de la capitale, bien avant la fin définitive de la lutte. La remémoration des acteurs qui ont déjà sacrifié leur vie pour une cause révolutionnaire ou le rappel des événements cruciaux lors des premiers affrontements sont à l’œuvre pendant la Révolution même. Le principe commémoratif prend donc racine dans la période armée pour se développer pleinement dans les années vingt et, surtout, dans les années trente.

252 BENJAMIN, Thomas, La Revolución. Mexico’s Great Revolution as Memory, Myth and Hystory, Op. Cit., pp.72/73. L’association « Pro-Madero » organise pendant longtemps les cérémonies en souvenir de Francisco I. Madero, en général aux alentours de la date anniversaire de sa mort, le 22 février.

1.2. De la présidence d’Obregón au Maximato : la montée en