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La philosophie transcendantale comme « philosophie de la réflexion »

Sous la dénomination de la « philosophie de la réflexion », Hegel vise à exposer le fondement implicite de la philosophie kantienne dans la mesure où celle-ci attribue à la réflexion philosophique une fonction exclusive dans la connaissance de l’absolu. En effet, pour le Hegel de 1801 et 1802, qui est encore dans le sillage de Schelling, la tâche primordiale de la philosophie est de « construire l’Absolu pour la conscience »800, c’est-à-dire construire « une théorie de la connaissance rationnelle complète de l’absolu et de son explicitation systématique ».801 Portant sa critique sur la réflexion, Hegel s’oppose essentiellement à la « culture (Bildung)» de son époque qui est définie par Hegel comme la métaphysique de la subjectivité du kantisme dont le produit ultime découle de la séparation (Trennung) et de l’opposition (Gegensätz) de ce qui est subjectif et objectif : « Les oppositions qui semblaient significatives, précise Hegel, l’esprit et la matière, l’âme et le corps, la foi et l’entendement et la nécessité, etc. et bien d’autres encore dans des

798 La critiques des antinomies est bien présente dans la Glauben und Wissen mais cette critique est enrichie par la

présentation des déterminations de la pensée dans la Science de la logique, surtout dans la théorie de l’Essence. Selon Martial Guéroult, « il suffit de comparer… les analyses du Glauben und Wissen pour voir que l’image du kantisme s’est sérieusement transformée chez Hegel » puisque « la valeur particulière que Hegel maintenant à la doctrine de l’antithétique lui échappait entièrement alors…c’est surtout dans la Science de la logique et dans le petit traité sur l’Attitude de la pensée à l’égard de l’objectivité,ajouté dans l’édition de 1827 comme préface à la l’Encyclopädie der

philosophischen Wissenschaften im Grundrisse que le jugement de Hegel s’exprime dans toute sa force », « Le

jugement de Hegel sur l’antithétique de la raison pure », Revue de métaphysique et de morale, T. 38, n° 3, 1931, p. 424, 425.

799 Même si la théorie des deux infinis est le produit de la réflexion de l’époque de Iéna (voir GW 7, pp. 3-126) son

exposition spéculative se fait explicitement dans la Science de la logique dans son ensemble. Nous ne prétendons pas ici diviser d’une façon extérieure le développement de la Kantkritik de Hegel ni séparer la portée du problème suivant une chronologie arbitraire. Notre but sera d’essayer d’expliciter la question de l’infini dans son développement.

800 La différence entre les systèmes philosophiques de Fichte et de Schelling, présentation et traductions par Bernhard

Gilson, Paris, Vrin, 1986, p. 113, (cité désormais La Différence).

801 Klaus Düsing, « La métaphysique idéaliste de la substance. Les problèmes du développement systématique chez

Schelling et Hegel à Iéna », trad. Jean-Michel Buée, in Hegel à Iéna, Jean-Michel Buée et Emmanuel Renault (dir.), ENS éd., 2015, p. 15.

domaines plus restreints et qui servaient de support aux intérêts humains de tout poids, se sont transformées en des opposition différentes au fur et mesure des progrès de la culture : la raison et la sensibilité, l’intelligence et la nature, ou, pour le concept universel, la subjectivité absolue et l’objectivité absolue ».802 Nous pouvons désormais mieux définir ce qui caractérise une philosophie de la réflexion : c’est l’absolutisation qui oppose les termes unilatéraux (Einseitig) par une philosophie de subjectivité de sorte que leur validité objective (comme le définit Kant) ne se trouve plus dans l’identité de l’identité et de la différence (comme Hegel le saisit) mais dans leur altérité pure, posés l’un à côté (neben) de l’autre. Dans cette optique, la critique dirigée contre la philosophie de la réflexion doit être comprise à partir de la distinction que Kant opère entre l’entendement et la raison, le fini et l’infini.

§1 – La réflexion chez Kant

Mais quel est le concept de réflexion pour Kant qui l’empêche de saisir l’absolu ? « Überlegung (reflexio) », c’est-à-dire la réflexion en général, écrit-il dans l’Amphibologie « n’est pas affaire aux objets eux-mêmes, pour en acquérir directement des concepts, mais elle est l’état de l’esprit (der Zustand des Gemüts) dans lequel nous nous disposons d’abord à découvrir les conditions subjectives (die subjektiven Bedingungen) sous lesquelles nous pouvons arriver à des concepts ».803 D’après cette définition, on peut dire que la réflexion repose essentiellement sur l’activité du Moi, entendu comme un « examen » pour déterminer par la « comparaison » et la distinction des concepts et des représentations. Kant reconnaît en effet que ce n’est qu’une réflexion formelle de la tradition (de la logique aristotélicienne) qui consiste en une isolation du contenu des concepts, puisqu’une telle réflexion est, en fin de compte, « une simple comparaison, car on y fait totalement abstraction de la faculté de connaissance à laquelle appartient les représentations données, et elles sont dans cette mesure, en ce qui concerne leur siège dans l’esprit, à traiter comme homogènes ».804 En ce sens, pour Kant, la source de la confusion dans l’application des concepts de réflexion (Reflexionsbegriff)805 et des catégories commence là où l’on dépasse cet

802 La Différence, p. 110.

803Critique de la raison pure, édition publiée sous la direction de Ferdinand Alquié, trad. par Alexandre J.-L.

Delamarre et François Marty à partir de la traduction de Jules Barni, Paris, Gallimard, 1980, B 316, p. 294.

804 CRP, trad. Alexandre J.-L. Delamarre et François Marty, A262/ B 318, p. 296.

805 « Ces concepts, dont grâce au fil conducteur des catégories j’avais également dressé la table sous le nom de concepts

de la réflexion, se mêlent dans l’ontologie, sans que de légitimes prétentions les y autorisent, aux concepts purs de l’entendement », Prolégomènes à toute métaphysique future, trad. L. Guillermit, Paris, Vrin, 1986, § 39, AK, IV, 326, p. 123.

usage légitime et formel : du fait de l’hétérogénéité de notre « mode de connaissance » qui est partagé entre la sensibilité/la réceptivité et le concept, Kant définit ainsi la réflexion transcendantale : « l’acte par lequel je confronte la comparaison des représentations en général avec la faculté de connaissance, où elle a sa place, et par lequel je distingue si c’est comme appartenant à l’entendement pur où à l’intuition sensible qu’elles sont comparés entre elles, je l’appelle réflexion transcendantale ».806 A la différence de la réflexion logique, celle-ci se rapporte aux objets en comparant et en distinguant le contenu (les représentations et les concepts) d’après leurs facultés, et ce faisant on peut éviter la confusion métaphysique qui consiste à intellectualiser ce qui est donné par la sensibilité (comme c’est le cas chez Leibniz) et sensualiser ce qui appartient aux concepts de la spontanéité (comme c’est le cas chez Locke).807 Il est vrai que pour Hegel, cette « détermination de lieu »808 par la réflexion transcendantale est un développement pour la pensée par rapport à la réflexion empirique de Locke en ce que la réflexion transcendantale signifie non seulement une action du sujet connaissant mais aussi le moment de la constitution de la forme.809 Car chez l’empirisme de Locke, la réflexion810 ne parvient pas à se libérer de la perception et de l’expérience,811 et alors même que celle-ci essaie de « s’élever des perceptions singulières à des concepts généraux », Kant nous prévient, sans une topique transcendantale, « il est impossible d’arriver (…) à une déduction des concepts pur a priori ».812 Si déduire des catégories non pas de

la perception mais de la spontanéité de l’entendement et par là déterminer les représentations suivant leurs modes de connaissance veut dire une sorte de dépassement du connaître empirique (comme Hegel le souligne dans les Leçons813), pour quelle raison Hegel tend à considérer la

806 CRP, A 261/ B 317, p. 295. 807 CRP, A 271/ B 327, p. 302. 808 CRP, A 269/ B325, p. 301.

809 Voir Peter Rohs, Form und Grund: Form und Grund : Interpretation eines Kapitels der Hegelschen Wissenschaft

der Logik, Hegel-Studien, Beiheft 6, Bonn, Bouvier, 1969, p. 48.

810« By reflection then (…) I would be understood to mean, that notice which the mind takes of its own operations,

and the manner of them, by reason whereof there come to be ideas of these operations in the understanding », voir, J. Locke, An essay concerning Human Understanding, Roger Woolhouse (éd.), London, Penguin Books, 1997, p. 110.

811 « Le célèbre Locke (…) rencontrait dans l’expérience de purs concepts de l’entendement, les avait dérivés de

l’expérience, et procéda cependant avec tant d’inconséquence qu’il tenta d’arriver par-là à des connaissances qui dépassent largement toutes les limites de l’expérience », CRP, A 94/ B 127, p. 155.

812 CRP, A 86/ B 119, p. 149, 150.

813 Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. VII, p. 1855 : « Soumettre ainsi le connaître à l’examen comme le fait

Kant constitue un pas très important. Cette critique du connaître vise donc le connaître empirique de Locke, qui prétend se fonder sur l ‘expérience, et le mode de philosopher plus métaphysique de Wolff et des Allemands en général, qui s ‘était orienté vers la manière de procéder plus empirique » ; cf. Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. VI, p. 1519 : « Le reproche que Kant fait à Locke est juste : ce n’est pas le singulier qui est la source des représentations générales, mais l’entendement ».

philosophie transcendantale comme un retour à Locke ? Comment comprendre cette réduction hégélienne du sujet transcendantal au sujet empirique quand il déclare, à propos de « la culture de Locke et de Hume »814, c’est-à-dire les philosophies de la réflexion : « ce sont eux qui, par excellence, ont plongé en cette finitude et en cette subjectivité le savoir philosophique (das Philosophieren), eux qui ont institué cette fondation de la connaissance et la critique des facultés de connaître à la place de la connaissance, eux qui ont posé le particulier en tant que tel comme l’Absolu et qui ont proscrit la métaphysique par l’analyse de l’expérience sensible, c’est leur mode de réflexion, largement et systématiquement répandu sur le sol allemand, qu’on appelle Philosophie Allemande, c’est-à-dire kantienne, jacobienne, fichtéenne »815 ? De là résulte le jugement ultime de Hegel : la philosophie transcendantale « se limite tout aussi bien à l’intérieur du projet de Locke » qui n’est d’autre que celle de la « considération de l’entendement fini ».816

§2 - La distinction de l’entendement et de la raison pure

A l’arrière-plan de cette interprétation, il y a la distinction kantienne de l’entendement et de la raison. A travers la Critique de la raison pure Kant établit une délimitation stricte des domaines de la connaissance : « toute notre connaissance débute avec le sens, passe de là à l’entendement et se termine par la raison ».817 A l’intérieur de cette délimitation l’entendement discursif est défini, à la différence de la sensibilité, comme « le pouvoir de connaître non sensible »,818 par là il est dit être une spontanéité comme « le pouvoir de produire soi-même des représentations »,819 ou bien il est encore « le pouvoir des concepts ».820 Finalement l’entendement est le « pouvoir des règles »821 ou bien il est « un pouvoir de juger ».822 Kant ne cesse de redéfinir l’entendement par rapport à la sensibilité et au pouvoir de la raison pure de sorte que cette opposition parcourt toute l’œuvre critique.823 Or d’après ce que nous venons de citer, nous pouvons le définir de façon suivante : l’entendement est un pouvoir qui se limite essentiellement à l’élévation, au moyen des concepts et

814 Foi et Savoir, trad. A. Philonenko et C. Lecouteux, Paris, Vrin, 1988 p. 171 815 Foi et savoir, p. 161.

816 Foi et savoir, p. 105.

817 CRP, trad. A. Renaut, B 355, p. 332. 818 CRP, trad. A. Renaut, A 68/ B 93, p. 155. 819 CRP, trad. A. Renaut, A 51, p. 144. 820 CRP, trad. A. Renaut, A160, 237.

821 CRP, trad. A. Renaut, A 126, 194 ; cf. A 300, p. 333. 822 CRP, trad. A. Renaut, B 94, p. 156.

823 Pour les différentes définitions de l’entendement chez Kant, voir Roger Verneaux, Le vocabulaire de Kant, t. II,

Les pouvoirs de l’esprit, Paris, Aubier Montaigne, 1973, pp. 59-82, et Rudolf Eisler, Kant-Lexikon, t.I, trad. Anne-

des catégories, du divers fourni par la réceptivité à la connaissance. Sans cette affection, cette intuition qui vient de l’extérieur, l’entendement n’est pas capable de penser puisque l’entendement de Kant n’est pas intuitif. Le penser, à son tour, n’est rien d’autre que juger à partir des concepts qui sont en effet les règles de l’entendement : « L’intuition donnée doit être subsumée sous un concept qui détermine la forme de l’aide de juger en général par rapport à l’intuition, relie la conscience empirique de celle-ci en une conscience en général, et procure ainsi aux jugements empiriques une validité universelle ; un concept de ce type est un pur concept a priori de l’entendement, qui a pour seule fonction de déterminer en général pour une intuition la manière dont elle peut servir aux jugements ».824 Or le jugement en tant que « la connaissance médiate d’un objet »825 procure ainsi universalité et nécessité pour notre savoir. L’unité conceptuelle de la connaissance repose sur le caractère a priori de l’entendement (dont l’expression est liée à sa double exigence : universalité et nécessité), l’entendement est, par les moyen de ses règles, purement formel et subjectif puisque l’objectivité requise par Kant découle de la connaissance des phénomènes qui sont soumis, en fin de compte, aux formes de l’intuition.826 Qu’en résulte-t-il ? Dans quelle mesure l’entendement kantien peut être appelé le connaître formel de la subjectivité finie ? Mais dans un fragment de l’époque d’Iéna, n’était-ce pas Hegel lui-même qui notait l’importance de l’entendement en soulignant que « la raison sans entendement n’est rien, l’entendement est pourtant quelque chose sans la raison. L’entendement ne peut être bradé » ?827

§ 3 – Le problème de la « chose en soi »

La critique de l’entendement à l’époque d’Iéna consiste en un diagnostic sur les « philosophies de la réflexion » de Kant, Jacobi, et Fichte et leur absolutisation, par le sujet philosophant, des oppositions du fini et de l’infini, de l’entendement et de la raison, de la réalité et du concept. Au fond de cette absolutisation, ce qui hante l’esprit kantien, c’est la position du « Ding an sich » dont toute connaissance est si interdite pour l’entendement que sa seule fonction est réduite à application des catégories aux divers sensible : « l’entendement limite donc la sensibilité,

824 Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science (1783), trad. Jacques

Rivelaygue, in Œuvres philosophiques, t. II, Paris, Gallimard, 1985, §20, Ak., IV 300, p. 73.

825 CRP, trad. A. Renaut, A 68/ B 93, p. 156.

826 CRP, trad. A. Renaut, A 100, p. 185, 186 : « L’unité globale et synthétique des perceptions constitue-t-elle

précisément la forme de l’expérience, et elle n’est rien d’autre que l’unité synthétique des phénomènes d’après des concepts ».

827 Hegel, Notes et fragments, Iéna 1803-1806, trad. Catherine Colliot-Thelene, Gwendoline Jarczyk, Jean-François

sans égaler pour cela son propre champ, et, en l’avertissant de ne pas prétendre se rapporter à des choses en soi, mais uniquement à des phénomènes ; en d’autres termes, nous ne pouvons pas connaître ce qui n’est pas donné comme intuition par la réceptivité, l’activité de l’entendement doit être ainsi démarqué par rapport aux choses en soi, « comme nous ne pouvons y appliquer aucun des concepts de notre entendement, cette représentation reste vide pour nous, et ne sert à rien, sinon à marquer les limites de notre connaissance sensible, et à laisser un espace que nous ne pouvons combler ni par l’expérience possible, ni par l’entendement pur ».828 La chose en soi en tant qu’objet non empirique n’a pas de représentation qui pourrait être élevée aux concepts de l’entendement, c’est la raison pour laquelle toute possibilité de la connaître, de l’expérimenter est impossible selon la définition stricte de l’expérience kantienne. De l’Esthétique transcendantale jusqu’à la Dialectique transcendantale en passant par l’Analytique transcendantale,829 la transcendance de cet inconnu que Kant thématise par la chose en soi, par le noumène et par l’idée transcendantale, intervient pour nous rappeler que la validité objective de la connaissance doit (Sollen) être limitée aux phénomènes.

La limitation du champ de la connaissance, la comparaison et la distinction des représentations et par là l’application des formes par un sujet extérieur, et finalement la position d’un au-delà inconnu : telles sont, aux yeux de Hegel, les marques de la finitude de l’entendement discursif. Hegel n’y décèle non pas un effort philosophique objectif qui veut saisir la vérité en prétendant respecter l’universalité et la nécessité de la connaissance mais plutôt une philosophie subjective qui reste prisonnière du pouvoir séparateur de l’entendement humain. Car « l’entendement, c’est-à-dire la force limitative (die Kraft des Beschränkens) »830 oppose le

sujet à l’absolu en consolidant la subsistance-par-soi d’un monde sensible et d’un monde suprasensible où leurs rapports (Verhältnis) sont fixés comme une « dichotomie absolue (die absolute Entzweyung) » au lieu de l’identité de ce qui est identique et ce qui est différent831 (que Hegel appelle à Iéna « l’identité originelle (die ursprüngliche Identität) ».832 Le dualisme, posé par l’entendement, « de l’être et du non-être, du concept et de l’être, de la finitude et de

828 CRP, trad. Alexandre J.-L. Delamarre et François Marty, A 288/ B 344, p. 3145, 315.

829 Pour la triple définition de la chose en soi, voir Alexis Philonenko, L’Œuvre de Kant, La philosophie critique, t. I,

La philosophie pré-critique et la Critique de la raison pure, Paris, Vrin, 2003, pp. 125-139.

830 La Différence, p. 109 ; GW 4, p. 12.

831 La Différence, p. 168 : « l’absolu est l’identité de l’identité et de la non-identité (Nichtidentität) ; opposer et ne

faire qu’un coexiste en lui ».

l’infinité »833 conduit la terminologie hégélienne, comme le remarque R.-P. Horstmann, à lier « au

terme d’entendement les connotations de finitude, d’opposition, de séparation et de limitation ».834

§4 – La critique de la méthode transcendantale

L’un des aspects décisifs de l’entendement est son usage dans la théorie de connaissance. Hegel considère la méthode transcendantale comme l’instrumentalisation de l’entendement réflexif fini. C’est là l’idée de la critique qui précède tout processus de la connaissance philosophique. Réfléchir sur les « conditions de possibilités » du savoir rationnel afin de découvrir les limites de la connaissance humaine était, pour Kant, l’unique solution pour sauver la pensée des illusions de la métaphysique spéculative. Ainsi, si une critique de la raison pure est nécessaire, c’est parce que la « vérité ou apparence » ne découle pas de « l’objet en tant qu’il est intuitionné » mais du « jugement porté sur lui en tant que cet objet est pensé ».835 Cela implique sans doute que la source de l’apparence (Schein), qu’elle soit empirique, logique ou bien transcendantale, réside dans la faculté de juger du sujet lui-même. L’entendement pur, soucieux de ne pas être contaminé, pour ainsi dire, par la contradiction, doit mettre de côté le contenu de connaissance et réfléchir surtout sur l’aspect formel836 de sa faculté de connaitre. L’illusion que Hegel juge immanente aux

déterminations de la pensée, émerge, selon Kant, là où l’on confond simplement les principes subjectifs de l’entendement pur avec les principes objectifs : « comme toute apparence consiste en ce que le principe subjectif du jugement est tenu pour objectif, une connaissance que la raison aura d’elle-même dans son usage transcendant sera l’unique moyen pour elle de se préserver des égarements où elle se fourvoie lorsqu’elle se méprend sur sa destination et rapporte de manière transcendante à un objet en lui-même ce qui ne concerne que son propre sujet et la conduite de celui en tout usage immanent ».837 Cela signifie que dans le cas d’un jugement erroné, on a affaire avec 1/ un usage abusif de l’application des concepts, 2/ l’extension abusive de l’entendement pur par rapport aux Idées transcendantales 3/ et la transgression illégitime des bornes de l’expérience

833 La Différence, p. 112, GW 4, p. 15.

834 R.-P. Horstmann, Les frontières de la raison. Recherches sur les objectifs et les motifs de l’idéalisme allemand,

trad. Philippe Muller, Paris, Vrin, 1998, p. 128.

835 CRP, trad. A. Renault, B 350, p. 329.

836 La vérité est donc l’annulation du côté du contenu par le côté formel, c’est-à-dire subjectif, voir CRP, trad., A.

Renault, B 350, p. 330 : « or, c’est dans l’accord avec les lois de l’entendement que consiste la dimension formelle de la vérité ».

possible.838 Le produit de cette réflexion sera la Dialectique transcendantale que nous allons

étudier de plus près dans le contexte de la dialectique du fini et de l’infini.

En ce qui concerne le travail de la réflexion que nous venons de retracer, Hegel reproche à Kant de ne pas prendre en compte l’auto-mouvement du concept. Le grand tort de Kant est de tenir