• Aucun résultat trouvé

La critique de Kant par Hegel à Berlin dans le Vorbegriff Nous allons maintenant examiner le problème du fini et de l’infini dans l’interprétation

hégélienne de Kant dans l’Encyclopédie de 1830, sans pourtant ignorer le développement qui s’élabore des années de 1804/05 (où Hegel forme la théorie des deux infinis) jusqu’à la Science dela logique, qui sera étudié plus tard. Dans ce qui suit, nous nous attacherons à dégager la cohérence interne de la pensée hégélienne face à celle de Kant.

La structure du Vorbegriff de 1830 a ceci de particulier que Hegel situe le kantisme dans un contexte historico-philosophique. Déjà dans Foi et savoi, la révolution du kantisme se situe au centre de la transformation philosophique, apparue après l’Aufklärung. Dans l’Encyclopédie, sa position est réduite à l’une des figures préparatoires à l’étude de la science de la logique. Hegel y énumère trois positions (Stellung) philosophiques où chaque figure représente une manière particulière de philosopher à l’égard de l’objectivité. Il ne s’agit pas seulement d’examiner comment ces philosophies déterminent leur objet mais aussi comment le sujet connaissant est déterminé lui-même à travers ce traitement de l’objet. Cela permet à Hegel de discuter les écoles philosophiques dont le développement prépare la pensée spéculative. Ce sont respectivement 1/ la métaphysique rationnelle de Wolff (que Hegel appelle « l’ancienne métaphysique » (die vormalige Metaphysik1020) ou parfois die alte Metaphysik), 2/ l’empirisme et la philosophie critique de Kant, 3/ et finalement le savoir immédiat de Jacobi.1021 Suivant cette hiérarchie on peut observer qu’au sein du Vorbegriff subsiste la perspective des « philosophies de la réflexion » d’Iéna qui aborde la philosophie transcendantale sous le prisme de l’empirisme. En ce qui concerne la nouveauté de l’Encyclopédie, elle consiste dans la relativisation de la philosophie de Kant même par rapport à l’ancienne métaphysique. Evidemment cette relativisation n’est pas une simple comparaison chronologique entre le wolffisme et le kantisme qui ferait l’inventaire de leurs contenus différents. L’ancienne métaphysique dogmatique, en tant que pensée tout à fait « naïve »1022 pour ce qui est de considérer ses présuppositions sans aucune méfiance critique, n’est pas une attitude dépassée

1020 GW 20, § 47, p. 83.

1021 Ce n’est qu’à partir de la deuxième édition de 1827 et celle de 1830 que Hegel semble élaborer d’une façon

complète ces trois positions ; sur ce sujet, voir Annette Sell, « Les déficience de l’ancienne métaphysique, la critique hégélienne de la métaphysique dans le « Concept préliminaire » de la Logique de l’Encyclopédie », trad. Bernard Mabille, in Hegel au présent, Une relève de la métaphysique, J.-F. Kervégan, B. Mabille (dir.), Paris, CNRS, 2012, p. 179.

mais « elle est d’une façon générale toujours présente », parce qu’« elle est la simple vision d’entendement (Verstandes-Ansicht) des ob-jets de raison (Vernunft-Gegenstände) ».1023 Nous

verrons que le développement progressif de l’esprit n’est pas linéaire de sorte que les produits de l’esprit seraient dépassés une fois pour toutes mais circulaire et donc toujours actuel. C’est pourquoi Hegel présent ces trois positions comme à la fois vivantes et défectueuses pour l’étude de la logique.

Une autre question importante se pose cependant : c’est celle du commencement (Anfang) dans la philosophie. Pour Hegel toute supposition préalable au contenu ainsi qu’à la forme de la science philosophique est trompeuse. La pensée spéculative requiert au contraire un commencent sans présupposition, c’est-à-dire un commencement pur et immédiat,1024 afin de pouvoir se libérer de toute tendance unilatérale, à savoir finie. Dans ce cas n’est-il pas contradictoire de commencer par présenter des positions introductives ? Ce qui est commun à l’ancienne métaphysique, à l’empirisme et au kantisme, ainsi qu’àla doctrine du savoir immédiat, c’est qu’ils procèdent plus ou moins à partir de présuppositions relevants des déterminations de l’entendement fini et que celles-ci contaminent le savoir dans la mesure où l’on prédétermine le caractère de l’objet par l’ajout du point de vue subjectif. Pourquoi commencer dès lors par ces philosophies pré- spéculatives dont l’« abandon » est exigé par Hegel lui-même « pour la raison qu’elles appartiennent à la représentation et à la pensée immédiate »1025 ? Aux yeux de Hegel, l’étude de

la logique elle-même dans sa totalité est la justification de cette thèse. C’est pourquoi on peut dire qu’il ne s’agit pas, dans le Vorbegriff, de montrer d’une manière détaillée comment échouent les déterminations de la pensée finie mais plutôt de révéler dans quel sens ces prises des positions philosophiques sont inadéquates pour commencer l’étude de la logique. Cela revient à dire que cette propédeutique a pour but de démontrer comment ne pas commencer : « Le traitement des points de vue, que j’ai distingués ici, devrait répondre à un intérêt actuel. Cette introduction m’a donné d’autant plus de fil à retordre, qu’elle ne peut se situer qu’avant et non dans la

1023 Enc., 1830, § 27, p. 294 ; GW 20, p. 70.

1024 Science de la logique, l’Etre, 1832, p. 81, 82 : « Mais si aucune présupposition ne doit être faite, si le

commencement lui-même doit être pris immédiatement, il ne se détermine que pour autant que ce doit être le commencement de la logique, de la pensée prise pour elle-même. Il n’y a de présente que la résolution, que l’on peut aussi regarder comme un vouloir arbitraire, à savoir que l’on veuille considérer la pensée en tant que telle. Ainsi faut- il que le commencement soit un commencement absolu ou, ce qui signifie ici la même chose, abstrait, il ne lui est pas permis de présupposer quoi que ce soit, il faut qu’il ne soit médiatisé par rien et qu’il n’ait pas de fondement (…) le commencement est donc l’être pur ».

philosophie ».1026 Le problème du commencement dans le Vorbegriff n’a pas la même signification

que celle de la Phénoménologie et de la Science de la logique où la démarche spéculative nécessite de partir du point le plus pauvre (que ce soit la « certitude sensible » ou « l’être, l’être pur, - sans aucune détermination supplémentaire »1027) pour passer de ce commencement dépourvu de détermination à l’automouvement de la pensée. Comme le soutient A. Sell, le sens du Vorbegriff doit être entendu alors comme « non-spéculatif », puisque l’Encyclopédie est avant tout un manuel pour les cours de Hegel et le Vorbegriff à son tour se situe dans un cadre « non-conceptuel ou pré- conceptuel » : « il se trouvait avec ces préliminaires d’une certaine manière avant ou bien en- dehors de la Logique, alors que la Logique doit être comprise à partir d’elle-même et ne doit pas ajouter d’éléments empiriques ».1028 Il faut distinguer donc le concept spéculatif de ce qui vient avant, de ce qui est non-spéculatif dont le commencement ainsi que le résultat sont affectés du régime de la finitude, ou de cette méconnaissance qui ne voient pas dans l’objectivité la présence de l’absolu. Qu’en est-il pour le problème de l’infini ? Quel rôle joue le Vorbegriff pour la critique de la pensée kantienne ?

§1 - Le formalisme de Kant entre l’ancienne métaphysique et l’empirisme

Hegel aborde à Kant à travers l’apport à la fois négatif et positif de l’ancienne métaphysique et de l’empirisme. Pour Hegel, leur fondement commun est que la manière de connaître se situe, à l’égard de l’objectivité, grosso modo sous la dépendance de la « pensée représentative » et les représentations à leur tour sont déterminées uniquement par les « déterminations-de-penser » de l’entendement, de sorte que le sujet connaissant évite autant que possible de tomber dans la contradiction.

1026 Lettre à Daub du 15.8.1826, in Hegel, Correspondance, t. III, 1823-1831, trad. J. Carrère, Paris, Gallimard, 1967,

p. 113.

1027 Science de la Logique, l’Etre, p. 103 ; GW 11, p. 43.

1028 Annette Sell, Les déficience de l’ancienne métaphysique, p. 178 ; cf. Franck Fischbach, Du commencement en

philosophie. Étude sur Hegel et Schelling, Paris, Vrin, 1999, p. 207 : « (…) la grande différence entre l’examen des

positions de la pensée dans le Concept préliminaire et la Phénoménologie, réside dans le fait que Hegel n’engage pas le procès de la justification, elle-même scientifique, de la Science pour un sujet philosophant extérieur à elle : il n’est plus question ici pour la Science d’aller affronter sur son terrain (c’est-à-dire sur le terrain de l’apparence) le savoir non vrai et c’est pourquoi nous disons que l’incursion de la Science en son dehors est maintenant réduite au minimum. Dans cette nouvelle introduction, qui fait toujours droit au point de vue du sujet philosophant extérieur à la Science, il n’est plus question de présenter en sa nécessité l’autonégation du savoir apparent, mais seulement de critiquer extérieurement les différentes positions de ce dernier ».