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Pour comprendre la portée véritable de la question, il ne faut pas oublier que Hegel, lorsqu’il passe à la théorie de l’âme pour bien déterminer (ou bien « systématiser ») la place de la « substance intermédiaire » à l’intérieur de la philosophie d’Aristote, n’hésite pas à appliquer sa propre conception de la triplicité des syllogismes : car si l’on prend la substance finie qui a un caractère passager et non stable comme une détermination de l’extériorité ou de la nature en général, n’est-il pas nécessaire de poser un moyen terme (Mitte) médiatisant afin que la finitude puisse se réconcilier avec l’absolu ? Dans ce qui suit, nous essayerons de montrer pourquoi le foyer d’un tel moyen terme n’est pas dans la Métaphysique, comme Hegel le déclare, mais dans De l’âme. La lecture hégélienne de la théorie de l’âme est ainsi importante pour deux raisons fondamentales : Hegel y trouve d’une part l’idée d’un idéalisme qui ne sépare plus pour la connaissance l’unité de la sensibilité et de l’entendement ; d’autre part une présentation de l’automouvement de l’esprit s’élevant de la sphère du fini à la liberté vraie, c’est-à-dire à l’infinité de l’esprit qui se connaît lui-même à travers son effectivité. C’est pourquoi nous devons aborder ce que Hegel nomme « la philosophie de l’esprit » chez Aristote et dont il fait un objet touchant justement à l’essentiel.

495 Cf. Physique, V, 2, 226 a 25 -28. 496 De l’âme, II, 4, 415 b 25.

Il faut d’abord bien comprendre la distinction fondamentale entre le νοῦς et le Geist qui peut susciter des malentendus. L’un comme l’autre porte sans doute sur un examen de l’âme : chez Aristote le concept de ψυχή est défini surtout comme ce qui donne le principe de vitalité aux corps organique ainsi qu’aux corps inorganiques, et l’âme humaine ne diffère de l’âme nutritive (chez les plantes) et de l’âme sensitive (chez les animaux) que dans la mesure où elle possède particulièrement la faculté intellective.497 En posant l’unité du rapport entre trois aspects de l’âme, ce principe de vitalité établie ce que Hegel nomme la « considération de l’organique ».498 Conformément à Aristote, le concept de la vie comme le principe ultime qui anime la mobilité de la nature sera le concept fondamental de l’esprit subjectif de la Philosophie de l’esprit (§387 - §482) pourtant l’accent y est mis non seulement sur l’aspect psychologique de la conscience mais aussi sur sa faculté de connaître. En ce sens, l’esprit hégélien est plus proche du concept du νοῦς que de celui du ψυχή; l’âme « ou l’esprit-nature (Naturgeist) » en tant que l’objet immédiat de l’anthropologie n’est que le premier degré de la présentation du développement de la philosophie de l’esprit ; puis elle s’élève à la Phénoménologie de l’esprit qui, en perdant son statut de 1807 d’’introduction à la science de la philosophie, est réduite désormais à un moment médiatisant entre l’anthropologie et la psychologie où l’esprit se déterminant lui-même théoriquement ainsi que pratiquement se saisit et par là ouvre la voie vers l’esprit objectif. D’après ce développement, il est facile de voir que pour Hegel il ne s’agit pas seulement de montrer comment l’esprit parvient par ses actes à la connaissance vraie de soi-même mais aussi de manifester que c’est en même temps la réalisation de l’idée logique que l’esprit a parcouru : « la considération de l’esprit n’est, en vérité, philosophique que lorsqu’elle reconnaît le concept de celui-ci dans sa réalisation effective et son développement vivant, c’est-à-dire justement lorsqu’elle conçoit l’esprit comme une image de l’Idée éternelle ».499 Il est évident que la philosophie de l’esprit hégélienne ne se limite pas à une étude concernant le rapport entre la matière et la forme comme c’est le cas chez Aristote, elle dépasse ce cadre borné psycho-corporelle pour concevoir conceptuellement et concrètement le tout comme le produit de sa propre réflexion et de l’effectivité.500 De fait la philosophie de l’esprit d’Aristote ne s’enferme pas dans les limites de De l’âme. Son esprit objectif, les actes de νοῦς dans le domaine pratique ne se trouvent pas dans sa théorie de l’âme mais dans

497 De l’âme, 413a 20.

498 Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. III, p. 568. 499 Enc., Add. § 377, p. 379.

l’Ethique et la Politique tandis que son étude sur l’art et la religion, qui relèvent pour Hegel de l’esprit absolu, se trouvent dans la Poétique et dans la Métaphysique. Mais à part cette différence « systématique » qui naît d’une absence de considération systématique propre àAristote, De l’âme fascinait Hegel pour les raisons suivantes : la théorie de la sensation et la théorie de νοῦς actif et passif reposent sur le principe de vitalité – c’est-à-dire que l’effectivité de l’âme et la pensée est saisie dans leur mouvement qui fonde l’identité à soi par la différenciation – et le principe de l’entéléchie par lequel l’unité de la matière ou l’en-soi et la forme ou le pour-soi est posée en-soi et pour-soi.501 C’est seulement dans la dimension du vivant et dans son entéléchie que d’une part la conscience sentante déterminera la sensation (Empfindung) comme identité de l’objectif (ce qui est senti) et du subjectif (ce qui sent) à travers la transformation de sa réceptivité et d’autre part la conscience réfléchissante déterminera l’universalité de la pensée comme l’identité de ce qui pense et de ce qui est pensé à travers l’activité de sa spontanéité. Ce dernier point jettera la base de l’idée de la « pensée de la pensée » de Dieu entendu comme la substance absolue de la Métaphysique.

§ 1 - La sensation comme dimension de l’esprit

Au commencement de l’anthropologie de l’esprit subjectif de l’Encyclopédie, la détermination générale de l’âme est considérée selon une dualité, une duplicité : d’une part elle appartient immédiatement à la nature puisque son existence et son ob-jet (Gegenstand) semblent appartenir à l’extériorité d’où vient toute la matière. D’autre part, elle est le degré inférieur le plus pur de l’esprit : « l’âme n’est pas seulement pour elle-même immatérielle, mais elle est l’immatérialité universelle de la nature, la vie idéelle simple de celle-ci, l’absolu substance, en tant qu’identité immédiate de la subjectivité qui est dans soi et de la corporéité, laquelle identité, en tant qu’essence universelle, demeure la base absolue de la particularisation et singularisation de l’esprit, mais dans cette détermination abstraite, est seulement le sommeil de l’esprit ».502 Dans l’édition de 1827 et 1830, Hegel continue en reliant cette définition de l’âme avec celle d’Aristote « (…) mais dans cette détermination encore abstraite, elle est seulement le sommeil de l’esprit ; - le νοῦς passif d’Aristote qui, suivant la possibilité (Möglichkeit), est tout ».503 Cette référence au livre III De l’âme nous prévient que ladite passivité de l’âme ainsi que du penser dont il est ici

501 Sur ce point cf. Alfredo Ferrain, « Hegel’s Aristotle: Philosophy and its Time », in A Companion to Hegel, Stephen

Houlgate et Michael Baur (dir.), Oxford, Blackwell, 2011, p. 438.

502 Enc., § 310 (1817), p. 104.

question, ne doivent pas être compris comme une position (Setzen) d’une extériorité qui serait l’autre absolu de l’esprit. Car si un tel autre (la nature en général) était insurmontable pour l’esprit, l’élévation de la nature à l’esprit serait impossible, autrement dit, l’infinité serait posée devant la finité, séparée à titre d’un au-delà inaccessible. Cette position est évidemment intenable pour Hegel. Suivant Aristote au contraire, il prend la matière non pas comme un être conditionné par la réalité subsistante-par-soi (Selbstständig), mais comme un autre de l’esprit qui ne reconnaît pas encore son l’être-autre comme la manifestation de l’esprit. Mais de ce fait, la soi-disante opposition de l’esprit et de la nature, de la liberté et de la nécessité, de l’infinité et de la finité seraient réconciliées à condition de comprendre l’essence de la matière en tant qu’une possibilité dont la vérité est, comme nous allons l’observer, l’effectivité et l’efficacité (Wirksamkeit, έντελέχεία).504

Revenons à la question que nous avons dû laisser plus haut sans réponse : comment s’établit l’unité du substrat (ou de la matière) et de l’activité (ou de la forme) dans la sphère de la substance intermédiaire ? Nous avons dit que l’explication de ce problème est analogue à celle de la sensation et de la perception et de l’intelligence. C’est dans le livre II que se détermine ce qu’est cette forme en tant qu’entéléchie : « (…) la matière est puissance (ἡ μὲν ὕλη δύναμις), la forme entéléchie (τὸ δ’ εἶδος ἐντελέχεια )- cela en deux sens : soit comme la science, (τὸ μὲν ὡς ἐπιστήμη), soit comme l’exercice actuel de la science (τὸ δ’ ὡς τὸ θεωρεῖν)».505 Dans cette définition de l’essence de l’âme, Hegel distingue d’emblée trois moments : le premier est celui de l’en-soi comme la possibilité pure, le deuxième est l’universalité et le troisième est le moment « dans lequel la matière est en tant que possibilité, et dont la forme (idée) est l’activité (efficacité, ἐντελέχεια) ».506

Comment comprendre la traduction du concept de l’ἐντελέχεια par Tätigkeit et Wirksamkeit qui ne sont rien d’autres que l’idée ? Ici, le parallélisme avec l’Idée logique est manifeste : ce qu’Aristote appelle l’entéléchie est ce que Hegel appelle l’élément idéel507 ou plus précisément

504 Nous devons laisser de côté la question de l’existence et de l’immortalité de l’âme, puisque Hegel comme Aristote

ne considèrent pas celle-ci digne d’être traitée dans le cadre d’une philosophie de l’esprit. Car il s’agit ici non pas de la « métaphysique de l’âme » mais de « mode de son activité ». Hegel semble très proche d’Aristote lorsqu’il dit dans la remarque du § 389 que « la question de l’immatérialité de l’âme ne peut plus avoir intérêt que si l’on se représente, d’un côté, la matière comme quelque chose de vrai, et, de l’autre, l’esprit comme une chose (Ding) », p. 185-186. C’est une tendance métaphysique de prendre l’âme ou l’esprit en tant qu’une chose : « car cette doctrine prétendue considération métaphysique pose en réalité l’âme comme une chose, examinant par exemple quelle sorte de chose elle est, si elle est une chose simple, etc. », Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. III, p. 565.

505 De l’âme, 412a 6-10, tr. E. Barbotin, p. 29.

506 Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. III, p. 566.

507 Willem A. DeVries, Hegel's Theory of Mental Activity: An Introduction to Theoretical Spirit, Ithaca, N.Y, Cornell

l’idéalité (Idealität) du fini. L’idéalité ou l’ « idéalisation (Idealisierung) »508 en tant qu’une

détermination logique, signifie le processus de l’auto-suppression de l’opposition du fini qui est en face de l’infini :509« l’idéalité », étant infinie, « est la vérité de la réalité » qui se manifeste de prime abord comme le fini, « ou, si l’on veut, par réalité, entendre le substantiel, le vrai lui-même », ainsi elle est « la réalité véritable (…) pour autant que l’être-là, ou la réalité, s’est déterminé de façon à être l’idéalité ».510 C’est autour de cette détermination logique que la présentation de l’esprit est définie : l’« assimilation de l’extérieur »511 au niveau de la sensation repose ainsi sur l’entéléchie de l’âme. Il faut que celle-ci entre dans la dialectique de « l’auto- effectuation (Selbstverwirklichung) », et si le seul critère de la réalisation de l’esprit dépend d’« un accord du concept avec son effectivité »,512 nous devons montrer comment l’âme assimile ce qui existe selon la possibilité par la sensibilité.

Aristote affirme que la sensation (τὸ ἀισθανεσθαι) est analogue à l’intellect (τὸ νόειν) ; l’un comme l’autre est une « sorte de passion » (ἢ πάσχειν τι).513 A la différence de l’intellect, la passivité de la faculté du sentir vient de son existence corporelle, c’est-à-dire de sa dépendance de l’extériorité par les organes sensoriels. Les sens ainsi affectés, causent d’emblée « une sorte d’altération (ἀλλοίωσίς τις) »514 entre le senti (τὸ αισθητον) et le sentant (το αίσθητικόν). Mais cette manière de comprendre la sensation est tout à fait problématique puisqu’elle constitue une altérité absolue entre les termes. De plus, si l’un et l’autre sont radicalement différents, et s’ils sont sans communauté (κοινὸν), la sensation ne saurait avoir lieu.515 Posons la question selon le

vocabulaire de Hegel : si la sensation est seulement une « trouvaille » au sens où Hegel l’entend

508 Enc., Add. § 381, p. 388 ; Werke, Suhrkamp, 10, p. 21.

509 Il ne faut pas confondre l’idéal avec l’idéel (das Ideelle). Celui-ci exprime, dans la sphère de la logique objective,

un moment unilatéral qui tient l’être-autre de l’un de deux termes. Hegel distingue clairement cette signification de l’idéel par rapport à l’idéal dans l’édition de 1832 de la Science de la logique : « l’idéalité appartient tout d’abord aux déterminations supprimées, en tant qu’elles sont différentes de ce dans quoi elles sont supprimées, qui peut, en revanche, être pris comme le réel. Mais de la sorte, l’idéel est, à son tour, l’un des moments, et le réel est l’autre ; mais l’idéalité consiste en ce que les deux déterminations sont de la même manière seulement pour de l’un (nur für Eins) et valent seulement pour de l’un, laquelle idéalité une (eine Idealität) est, du coup, sans être différenciée, réalité »,

Science de la logique, l’Etre, 1812, p. 228-229, cf. éd. 1832 p. 212. Dans une note explicative, Labarrière et Jarczyk

souligne aussi le fait que le passage de l’idéal à l’idéel signifie le « dépassement que Hegel entend opérer par rapport au devoir-être kantien », Science de la logique, I, 1812, Paris, Aubier Montaigne, 1972, p. 129, n. 19.

510 Science de la logique, l’Etre, 1812, p. 229. 511 Enc., Add. § 381, p. 388.

512 Enc., Add. § 379, p. 383. 513 De l’âme, III, 429a 15. 514 De l’âme, II, 416b 35.

suivant la signification en allemand du terme Empfindung, il y aura, soit une « trouvaille » (Findung) de l’âme elle-même, soit un monde en face de l’âme.516 Quoi qu’il en soit, il en résulte

que la structure du donné n’échappe pas à la finitude puisque « la sensation est la sphère de l’état borné (Beschränktheit) ».517 Si tel est le cas, comment l’âme qui sent sera « l’agent producteur (das Hervorbrigende) » et la « cause qui est universalité déterminant elle-même »518 face à la finitude radicale ?

Aristote offre une solution à la question dans le cadre du processus de la passivité et de l’activité (πάσχειν/ δύναμις - ἐνέργειν/ ἐντελέχεια). L’altération, étant un κίνησις par définition, voire un mouvement inachevé selon qualité, désigne le côté passager de la possibilité, autrement dit, dès qu’un tel mouvement entre en rapport avec son contraire, il se détruit lui-même en passant vers son autre. La passivité se prête alors à une double interprétation : « en un sens, c’est une certain destruction sous l’action du contraire ». 519 Pour illustrer ceci, Aristote donne l’exemple de l’enseignement : « un être est savant à la manière dont nous dirions l’homme savant, parce que l’homme compte parmi les êtres capables520 de savoir et de posséder la science ».521 L’acquisition de la science exprime ici seulement la passivité selon la potentialité, c’est ce qui est « l’en-soi, l’élément objectif ».522 Un enfant est en soi, en puissance savant; pourtant, une fois qu’il devient savant, il y aura « un changement vers les dispositions privatives » (τήν τε ἐπὶ τὰς στερητικὰς διαθέσεις μεταβολὴν) ».523 C’est en ce sens que la passivité signifie πάσχειν, car « l’action

(Einwirkung) est reçue de l’extérieur »,524 et Aristote applique cette nécessité à la sensation : le

senti est « donné (vorhanden sei) ». 525 C’est par rapport à l’extériorité que le contenu est reçu, et,

du même coup, « l’activité sensitive (die Empfindende Tätigkeit; ἡ κατ’ἐνέργειαν αἴσθησις) porte sur le singulier »,526 c’est-à-dire sur tel ou tel l’ob-ject (Gegenstand) singulier que l’esprit trouve (finden) immédiatement devant lui.

516Bernard Mabille, Hegel, l’épreuve de la contingence, Paris, Aubier, 1999, p. 89. 517 Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. III, p. 571.

518 De l’âme, II, 415b 10-19 ; Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. III, p. 567. 519 De l’âme, II, 5, 417b 2.

520 Nous soulignons. 521 De l’âme, II, 5, 417a, 23.

522 Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. III, p. 519.

523 De l’âme, II, 5, 417b 15, Hegel le traduit en allemand par « Anlage », Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. III,

p. 519.

524 Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. III, p. 571.

525 De l’âme, II, 5, 417b 19-26 ; Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. III, p. 571. 526 Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. III, p. 571.

Hegel évoque immédiatement que ce côté passif de la sensation de l’esprit n’implique guère ni une dépendance totale de l’extériorité dans la détermination du sujet (comme c’est le cas d’après « l’idéalisme subjectif », ni un « retrait » chez Aristote « par rapport à l’idéalisme »527, puisque c’est seulement dans et par ce qui sent que se produit la sensation. En effet la passivité n’est rien d’autre qu’un moment qui doit être élevé à l’unité du senti et du sentant : tel sera l’aspect actif de la passivité, car si l’on prend sa possibilité au sens de la transformation de la réceptivité, la passivité ne sera plus un processus passif mais actif.

Cette fois, la puissance (δύναμις) est une détention, une possession, même une conservation : « en un autre sens, c’est plutôt la conservation (τὸ σωτηρία) de l’être en puissance par l’être en entéléchie (τοῦ ἐντελεχείᾳ ὄντος τοῦ δυνάμει ὄντο) et semblable à lui de la même manière que la puissance par rapport à l’entéléchie (δύναμις ἔχει πρὸς ἐντελέχειαν) ».528 S’il ne s’agit plus d’une extériorité face au sentant, c’est parce que c’est « par l’exercice de la science », à la différence de l’acquisition, « que passe à l’acte celui qui possède la science ».529 Cet exemple montre que le contenu de la sensation ne dépend pas du senti, puisque l’âme la possède (ἔχειν) désormais et, elle est ainsi « capable d’exercer sa science à volonté si aucun obstacle extérieur ne l’en empêche. »530 La sensation se comporte alors d’une telle manière que l’âme « va dans le sens des dispositions positives (ὲπὶ τὰς ἕξεις) ».531 Il faut bien comprendre la position délicate de ce côté actif qui ne sera plus une passivité de l’âme : c’est le lieu véritable d’une identité, encore abstraite, du sentant et du senti dans la production de la sensation ; l’activité (ἐνέργεια) de ce qui est en puissance (δύναμις) implique ainsi un tout premier commencement de la libération de l’esprit devant la nature. La liberté au sens hégélien du terme, comme on le sait, est le fait de se libérer de toute la mobilité et de la matérialité532 par l’assimilation de l’être-autre qui est en fait le sien, dont la première expression spéculative se trouve à juste titre dans l’ἔξις.

527 Leçons sur l’histoire de la philosophie, t. III, p. 571. Hegel semble évoquer la philosophie transcendantale de Kant

lorsqu’il continue en disant que « croire que la passivité et la spontanéité de l’esprit dépendent du caractère intérieur ou extérieur de la déterminité donnée, est le fait d’un mauvais idéalisme (schlechter Idealismus) », ibid.

528 De l’âme, II, 5, 417b 4. 529 De l’âme, II, 5, 417b 6. 530 De l’âme, II, 5, 417a 26. 531 De l’âme, II, 5, 417b 16.

Il est difficile de traduire la notion d’ἔξις qui vient du verbe « posséder (ἔχειν) ».533 Dans sa

traduction d’un fragment de De l’âme en 1805 (III, 4-5), Hegel a choisi de le traduire par « l’essence active (thätiges Wesen) » en soulignant en note que l’ἔξις signifie « l’habitude en soi et pour soi » ou encore « l’habitude (Gewohnheit) » comme « un faire dépourvu de conscience (ein Thun bewußstlos) ».534 L’ἔξις signale tout d’abord le caractère répétitif d’une capacité humaine en tant qu’actualisation de la δύναμις d’où émerge l’entéléchie. L’accent y est mis surtout sur « l’efficacité permanente » et « l’activité »535 « sans devenir autre »,536 comme c’est le cas dans le penser où l’activité du penser « dépend du sujet qui peut l’exercer à son gré »,537 mais avec cette différence que dans la sensation, la nécessité du sensible est toujours une condition sine qua non. Ainsi, on peut lire dans la Remarque du paragraphe du §410 : « la pensée entièrement libre, active au sein du pur élément d’elle-même, a besoin de l’habitude et de l’aisance due à la familiarité », « c’est seulement grâce à cette habitude que, moi, j’existe pour moi en tant que pensant ».538 Dans la sphère de l’esprit fini, l’habitude préfigure ainsi le degré inférieur de l’Erinnerung (§§452-454) en tant que « l’active intériorisation rappelant à soi »539, faisant de ce qui est extérieur une propriété qui est la sienne, et de la Gedächtnis (§§461-464) en tant que le topos de la conservation et la reproduction de ce qui est rassemblé à l’intérieur (les images, les représentations etc.). C’est