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La Physique d’Aristote et la Philosophie de la nature de Hegel

Nous avons vu, dans la section précédente, à quel point Hegel attache une importance au processus téléologique et au principe de la vitalité en tant que rapport infini à soi-même. En ce qui concerne la Physique, la lecture hégélienne est également décisive pour comprendre comment la question du fini et de l’infini y joue un rôle capital et nous allons aborder tout d’abord l’étude de la conception de la nature chez Aristote. Ensuite, nous examinerons successivement la question de l’espace et du temps dans Physique et dans la Philosophie de la nature de Hegel, car pour l’un comme pour l’autre, l’essentiel est d’expliquer la limitation spatio-temporelle : Comment la continuité et la discontinuité de l’espace sont-elles constituées par les points spatiaux ? Comment l’instant, à titre de point temporel, constitue-t-il la continuité et la discontinuité du fil du temps ?

§1 - La théorie de l’infini dans la Physique

Il est étonnant de voir que Hegel, dans ses leçons sur Aristote, n’aborde pas la théorie de l’infini dans la Physique qu’indirectement. Il suit et commente les arguments concernant l’espace et le temps, mais il semble indifférent au rejet aristotélicien à propos de l’existence de l’infini en acte dans la nature. Quoi qu’il en soit, l’étude de l’infini est inévitable pour aborder la problématique de la finitude, parce que, la limite, prise comme point, est à la fois une certaine expression du rapport du fini face à l’infini. Cette inséparabilité particulière nous oblige, avant de passer à l’étude de l’espace et du temps, à examiner de près l’infini aristotélicien.

Après avoir examiné les principes fondamentaux des corps organiques et inorganiques,676 la distinction entre la nécessité et le hasard677 et la théorie de la finalité naturelle678, Aristote dans le troisième livre passe en revue la théorie de l’infini.679 Celle-ci précède l’étude de l’espace et du temps, puisque sans définir la structure et la fonction de l’infini dans la nature, l’explication du mouvement et du changement naturel dans l’espace et le temps est l’objet ultime de la Physique.

Il faut encore souligner que l’infini en question est l’infinité spatio-temporelle, car la tâche du physicien est avant tout de rechercher s’il y a « une grandeur sensible infinie (μέγεθος αἰσθητὸν

676 Physique, I, 1, 184a 10 –I, 9, 192b 3. 677 Physique, II, 4, 195 b 31 – II, 8, 198 b 10. 678 Physique, II, 8, 198 b 10 – II, 9, 200 b 5. 679 Physique, III, 4, 202 b 30.

ἄπειρον) » dans la nature.680 C’est donc l’infini quantitatif et non pas l’infini qualitatif qu’Aristote

cherche à éclaircir. Dès lors, qu’est-ce que l’infini pour Aristote ? La réponse est suivante : 1. premièrement, l’infini, d’après l’ordre naturel, est « ce qui est impossible de parcourir (τὸ ἀδύνατον διελθεῖν) ».681 Cette impossibilité doit s’entendre selon la grandeur, cela veut dire que,

pour Aristote, la condition nécessaire de l’étude de l’infini repose, ou bien sur le temps, ou bien sur le mouvement, autrement dit, sur les conditions spatio-temporelles.682 Cependant, Aristote affirme que l’impossibilité de parcourir n’est pas la même selon la division et l’addition de la grandeur sensible. Dans l’être fini, du fait qu’il est quantité continue, la division (κατὰ διαίρεσιν) est possible ad infinitum : on peut diviser une ligne en deux, puis par la suite, on peut diviser de nouveau la moitié, et ainsi de suite de sorte que la division n’arrive jamais à une limite ultime qui soit la dernière : « en prenant une <grandeur> déterminée, on prend ensuite <une autre grandeur> selon le même rapport, mais sans prendre une grandeur qui soit la même que le tout, on n’arrivera pas au bout de la <grandeur> finie ».683 Ainsi, chaque partie de la grandeur spatiale persiste nécessairement à condition de diviser sous le même rapport, et, même si elles sont finies, la division est dite infinie, à savoir inachevée par rapport à la limite. L’infini par addition (κατὰ πρόσθεσιν), à son tour, dans la grandeur spatiale finie (ἐν τῷ πεπερασμένῳ) n’est pas la même ; à la différence de la division, on épuise cette fois la totalité finie lorsqu’on l’augmente de la même manière, et on arrive à la « grandeur déterminée (ὡρισμένον) ».684 Alors, dans l’infini par division

de grandeurs finies, le fait d’être parcouru signifie l’impossibilité de l’achèvement effectif d’un processus (ἀτελεύτητον), tandis que dans l’infini par addition de grandeurs non-spatiales, l’achèvement effectif de n’importe quelle limite (πέρας) est la destruction de l’infini. Quel est donc le critère fondamental de l’existence de l’infini ?

L’impossibilité et la possibilité du parcours de l’infini doivent s’entendre, pour Aristote, à partir des fonctions de l’être : « l’être (τὸ εἶναι) se dit soit en puissance (τὸ δυνάμει) soit en acte (τὸ ἐντελεχείᾳ) ».685 La solution du problème dépend alors de saisir l’infinité par division et par

addition de la même manière que l’être est en puissance et en acte. En un sens, il est possible de

680 Physique, III, 4, 204a 1.

681 Physique, III, 5, 204a 14.

682 Ce qu’Aristote illustre par l’analogie de la voix lorsqu’il dit « à la façon dont la voix ne peut être vue », (203a 3)

signifie alors seulement d’être capable l’objet de l’étude de l’infini.

683 Physique, III, 6, 206 b 9, trad. P. Pellegrin, p. 190. 684 Physique, III, 6, 206 b 12, p. 188.

parler de l’infinité en puissance, mais ici, comme nous l’avons observé dans la Métaphysique et de De l’âme, Aristote introduit la distinction ontologique entre δυνάμει en tant que potentia et δυναtov en tant que possibilitas (capacité) : lorsqu’on dit que l’airain est un être qui est en puissance (τὸ δυναtov) une statue, on affirme implicitement non seulement sa capacité de devenir telle ou telle statue, mais aussi sa puissance d’être complètement réalisée une fois pour toutes.686 Cela veut dire que n’importe quel être possible, sous les conditions déterminées de l’espace et du temps, doit nécessairement arriver à une fin déterminée, dès qu’on exerce une certaine activité sur lui. Le parcours d’activité ainsi que la matière sont finis en acte. Telle est la signification de la δύναμις dans laquelle il n’y a pas d’opposition entre δύναμις et ἐνέργεια.

Pourtant, à la différence de l’étude des substances, cette façon de nuancer le domaine de la virtualité implique une possibilité qui ne sera jamais réalisée : le sens du concept de τὸ ἄπειρον ne signifie pas l’infinité, comme on le traduit habituellement, mais bien l’illimité ou l’indéfini au sens de l’absence ontologique d’un point d’arrêt réel d’achèvement. Tel est le δυνάμει ἄπειρον : il n’est pas « déterminé (τόδε τι) »,687 sa capacité d’être infini exprime seulement une négativité par rapport à la limite ; toutefois, il ne sera pas une négativité fondatrice pour Hegel, sa capacité, en effet, souligne son caractère d’incapacité, à savoir d’être inachevé. Rappelons qu’Aristote distingue deux sortes de δύναμις, entendu comme la capacité, l’un est dit rationnel alors que l’autre est dit irrationnel.688 L’irrationalité de δύναμις dans l’ordre naturel implique alors aller contre le

principe (ἀρχῇ), d’une chose naturelle, à savoir la raison (λόγος)689.

C’est en ce sens que l’infini est possible pour Aristote ; elle n’est pas réel, en acte, mais seulement possible « selon la pensée (ἐπι της νοήσεως) ».690 Certes, on peut représenter une

quantité qui dépasse les limites de la nature actuelle, mais cela revient à dire qu’une telle quantité illimitée peut exister actuellement dans le monde ou dans l’univers.691 Il faut donc, avec W. Wieland,692 juger δυνάμει ἄπειρον non pas selon le sens ontologique, mais selon le mouvement

686 Leo Sweeney, « L’infini quantitatif chez Aristote », Revue Philosophique de Louvain. Troisième série, tome 58,

n°60, 1960, p. 512 ; cf. Métaphysique, θ, 3, 1046 b, 24-26.

687 Physique, III, 6, 206 a 29, voir Marcel Conche, Philosopher à l’infini, Paris, P.U.F., 2005, p. 52.

688 « δῆλον ὅτι καὶ τῶν δυνάμεων αἱ μὲν ἔσονται ἄλογοι αἱ δὲ μετὰ λόγου », Métaphysique, θ, 3, 1046 b 1-5. 689 Métaphysique, θ, 3, 1046 b 25.

690 Physique, III, 8, 208 a 13.

691 La réfutation de l’infini en acte conduit Aristote nécessairement à la réfutation même de l’univers entier. Parce

que, s’il y avait des quantités infinies en acte, il doit y être, également, une enveloppe infinie en acte, etc. Nous retrouvons le même raisonnement cette fois pour l’infinité du cosmos, cf. Du ciel, I, 5-6.

(κατἀ κινησιν) comme la « potentialité kinétique ». Parce que le concept ontologique de δυνάμει de la « philosophie première » dépend des principes et des causes de l’achèvement et de l’immobilité (comme l’οὐσία ακίνητος) alors que la Physique traite, au fond, le mouvement et le changement des substances corruptibles et des substance éternelles.693

C’est selon cette distinction qu’Aristote semble identifier le δυνάμει ἄπειρον à la matière (καὶ δυνάμει οὕτως ὡς ἡ ὕλη).694Dans la nature, la matière est dépendante de la forme qui est sa

nature (εἶδος) ;695 l’infini, à son tour, est dit en puissance de la même manière que la matière, puisque, l’un comme l’autre, ils ne sont pas « par soi (καθ’ αὑτό) ». La seule façon de saisir la potentialité kinétique de l’infinité est comparable à celle de la matière, c’est-à-dire comme le fini dont l’existence réelle signifie une limitation (ὡς τὸ πεπερασμένον)696 alors que sa potentialité de devenir telle ou telle chose par la forme est infinie. En d’autres termes, l’infini en puissance est une détermination abstraite, même un manque de la détermination comme la matière en puissance ; de ce point de vue, l’infini en puissance et la matière en puissance sont équivalentes. En revanche, on pourra dire que la comparaison est défectueuse, parce que, du point de vue de la réalisation, à la différence de la matière, la potentialité de l’infini est destinée à ne pas réaliser totalement. Comment donc concevoir le mode de présence d’un tel infini ?

« Puisque le fait d’être se dit de plusieurs façons, de même que le jour et l’année 697 existent par le fait d’être toujours autre (ἀεὶ ἄλλο καὶ ἄλλο γίγνεσθαι)698, de même aussi pour l’infini (car

dans ces cas aussi il y a être en puissance et en acte (ἔστι καὶ δυνάμει καὶ ἐνεργείᾳ), car l’Olympiade existe (ἔστι) à la fois parce que le concours peut avoir lieu (τῷ δύνασθαι τὸν ἀγῶνα γίγνεσθαι) et parce qu’il a lieu (τῷ γίγνεσθαι)».699 Il est clair que, malgré son obscurité, cette

définition vise à établir notamment une explication temporelle de l’infini. L’accent est mis, cette fois, non pas sur le continu spatial, c’est-à-dire sur la potentialité infinie de la division d’une quantité, mais sur le continu temporel. Pourtant cela peut s’entendre de multiples manières : nous

693 Pour la différence entre le contenu de la Métaphysique et de la Physique, voir Métaphysique, E, 1, 1026 a 29-32. 694 Physique, III, 6, 206 b 15.

695 Cf. Physique, II, 1, 192 b 8 et sq. 696 Physique, III, 6, 206 b 15-16.

697 Nous suivons ici la traduction d’A. Stevens qui traduit « ὁ ἀγὼν » non pas par « la lutte » mais par « année », parce

qu’il s’agit, conformément au système du calendrier grec, de la lutte en tant qu’une mesure du temps.

698 La traduction de P. Pellegrin dit « sans cesse quelque chose naît après autre chose », p. 188, alors que H. Carteron

traduit par « un renouvellement continu », t. I, p. 104.

avons affirmé plus haut que l’infini n’existe que selon une possibilité qui ne sera jamais passé complètement en acte. Ici en revanche, l’analogie temporelle implique en même temps d’être en entéléchie. D’où la question : est-ce qu’il s’agit seulement d’une analogie dont les limites doivent être respectées, ou bien la structure même de l’infini est elle déjà temporelle ? Comment saisir l’infini qui soit à la fois ἂειρον ἒνεργεἱα et δυνάμει ἄπειρον ?

Selon W. Wieland700, l’analogie n’est pas arbitraire puisque la continuité, tant dans la division des grandeurs (διαιρέσεις) que dans la division du nombre (προσθέσεις), est fondamentalement temporelle. La raison en est double : premièrement, le jour souligne le fait que l’infini dans sa structure temporelle signifie en effet le devenir. Deuxièmement, ce devenir consiste en une succession d’événements qui ne sont jamais présents en tant que tout et qui sont toujours présents sous la forme de l’autre. Les deux, le devenir et l’achèvement,701 vont ensemble parce qu’un jour entier n’existe pas entièrement à aucun moment donné, au contraire, il consiste en une réalisation progressive des moments successifs (des heures, des minutes, des secondes, etc.). De la même façon, il n’est pas achevé à aucun moment puisqu’il est toujours en train de se réaliser. L’infini, comme l’instant en tant que le point temporel, se compose des parties qui sont passagères, à savoir en devenir, et qui manque d’unité. Il faut encore noter que la réalisation dont il est question n’est pas celle de l’entéléchie mais de l’ἐνέργεια (ἔστι καὶ δυνάμει καὶ ἐνεργείᾳ) puisque ce qui est en entéléchie est ce qui est fini.

Or, nous pouvons renverser la définition en disant que le fini en acte est l’infini en puissance.702 Parce qu’Aristote ne réfléchit pas sur les conditions d’une infinité possible de l’être, mais au contraire, sur les conditions d’une possibilité infinie de l’être.703 Cela revient à dire que,

pour lui, il n’y a que l’être fini : ses parties et ses propriétés sont toujours en succession, en train de se réaliser parce qu’il se compose, d’une part, d’une potentialité infinie (qui ne peut jamais être complétée) et d’autre part d’une réalisation (qui fait de cet être ce qu’il est). Grâce à cette duplicité, l’acte de l’être ne conduit pas à sa disparition radicale, à un néant vide, mais à la réalisation d’une potentialité parmi d’autres qui sont infinies. Donc, le mouvement de devenir ne signifie pas un

700 Cf. Die aristotelische Physik, p. 300.

701 Le jour ou la lutte n’existe pas comme actu permanente, in facto mais in fieri, voir le commentaire de David Ross,

Aristotle, p. 86.

702 Marcel Conche, Philosopher à l’infini, p. 52.

703 Walter Bröcker, Aristoteles, 5. Aufl., Philosophische Abhandlungen; Bd. 1, Frankfurt am Main, Klostermann,

passage perpétuel de l’être au non-être, puisque, comme Hegel dira dans la Science de la logique, « ils sont en tant que termes n’étant pas ; ou ils sont des moments ».704 Bien sûr, ce passage entre

les termes ne serait pas supprimé, comme à la fin de la sphère de l’Etre de la Science de la logique, et nous ne prétendons pas y transposer la progression du concept de Hegel. Contrairement à lui, l’infinité d’Aristote ne supporte aucun achèvement, son penser est celui de la finitude et c’est seulement le fini qui est parfait. Le devenir aristotélicien, à son tour, est imparfait puisqu’« il y a toujours quelque chose à prendre au delà du dernier terme de la série qui a été pris ».705 Dans la potentialité de l’infini, il reste toujours une partie non réalisée, à savoir un au-delà, parce que l’infini est opposé à l’idée de la totalité, c’est-à-dire au fait d’être complet. Nous voyons que l’infini n’implique pas ce dont au-delà (ἔξω) rien n’existe, car « il ne contient pas mais est contenu (καὶ οὐ περιέχει ἀλλὰ περιέχεται, ᾗ ἄπειρον) ».706 En effet, l’idée d’un ‘infini qui contienne tout ce qui

est fini dans soi et qui soit, par là, au-delà de toute existence fini, s’oppose diamétralement à la conception aristotélicienne ; si toute limitation ne suppose pas immédiatement l’existence d’au- delà, c’est parce que le fini n’est pas relatif à l’infini. La catégorie de la relation (la contrariété et la corrélation)707 est la condition de l’extériorité (ἔξω).708 Si l’on distingue deux modes de l’être fini, c’est-à-dire l’être en contact (τὸ ἅπτεσθαι) et l’être limité (τὸ πεπεράνθαι), on verra que cette supposition de la nécessité d’un au-delà est une pure apparence pour Aristote : « être en contact et être fini sont choses différentes (ἕτερον), car l’un est un relatif (τὸ πρός τι) en rapport avec quelque chose (car tout est en contact avec quelque chose) et un attribut (τινὶ συμβέβηκεν) d’une chose des choses finies (τῶν πεπερασμένων) ».709

Il s’en suit que la détermination de l’être fini est à distinguer de l’être limité à partir de l’idée de totalité qui exprime l’achèvement de la réalisation par excellence : « ce dont rien n’est à l’extérieur <de lui>, cela est achevé et une totalité. C’est en effet ainsi que nous définissons la totalité, ce à quoi il ne manque rien, par exemple un homme total ou un coffre total. Et il en va de la totalité au sens éminent comme de la totalité particulière, à savoir c’est ce qui n’a rien à l’extérieur <de soi>. Ce à quoi il manque quelque chose qui existe hors de lui, cela n’est pas un

704Science de la logique, l’Etre, 1812, p. 137.

705 Leo Sweeney, L’infini quantitatif chez Aristote, p. 527. 706 Physique, III, 6, 207 a 25.

707 Catégories, I, 7, et Métaphysique, Δ, 15.

708 « Non pas ce en dehors de quoi il n’y a rien (οὗ μηδὲν ἔξω), mais ce en hors de quoi il y a toujours quelque chose

(ἀλλ’ οὗ ἀεί τι ἔξω ἐστί), voilà l’infini », Physique, III, 6, 207 a 2-4, trad. H. Carteron, t. I, p. 105, 106.

tout, quoi que ce soit qui manque. Mais la totalité et l’achevé sont soit complètement la même chose, soit ont une nature voisine. Mais rien n’est achevé sans avoir de fin ; or la fin est une limite ».710 D’après cette distinction nécessaire, l’unité de l’être fini sera analogue à la structure de la totalité achevée dans laquelle on épuise définitivement toute la potentialité, et c’est là que le mouvement de l’être arrive à son point d’arrêt qui lui donne une détermination. Une telle totalité particulière finie est ainsi connaissable en tant que substance (οὐσία) tandis que l’infini demeure inconnaissable, 711 à savoir indéterminé, puisque, ce qu’on ne peut épuiser, on ne peut le penser. C’est la raison pour laquelle l’infini exprime la privation (στέρησις) de la limite qui a la finalité en soi (τέλος πέρας). Aristote propose donc de comprendre l’infini en puissance (δυνάμει ἂειρον) comme l’attribut des substances et l’infini en acte (ἐνεργείᾳ ἄπειρον), à son tour, comme ce qui est, à la fois, impossible selon l’existence et inconnaissable selon la pensée.

Nous voyons que, pour établir l’unité particulière de l’être fini dans l’espace et le temps, Aristote évite d’interpréter la grandeur, le mouvement et le temps à partir de l’infini qui serait leurs principes déterminants. Les apories que l’existence de l’infini suscite sont dépassées par la théorie de la puissance et de l’acte, de sorte que leur opposition en acte fait surgir une infinité qui apparait sous la forme du « toujours autre ». Pour récapituler l’ensemble des considérations précédentes, on peut dire que : 1/ l’infini n’est ni l’οὐσία ni l’ἀρχή de l’être ; 2/ le temps et la grandeur continue sont infiniment divisibles, alors que le temps et le nombre sont infinis, mais seulement en puissance, par addition et, finalement, le nombre, contrairement au temps et à la grandeur, n’est pas infiniment divisible712; 3/ il n’est pas nécessaire qu’il y ait un infini en acte pour qu’il y ait

l’unité de l’être fini dans le devenir perpétuel de la génération et de la destruction.713

En nous aidant de ces réflexions sur l’infini, nous pouvons désormais passer à l’étude de l’espace et du temps, car c’est là qu’on observe un nouveau rapprochement entre Hegel et Aristote.

710 « οὕτω γὰρ ὁριζόμεθα τὸ ὅλον, οὗ μηδὲν ἄπεστιν, οἷον ἄνθρωπον ὅλον ἢ κιβώτιον. ὥσπερ δὲ τὸ καθ’ ἕκαστον,

οὕτω καὶ τὸ κυρίως, οἷον τὸ ὅλον οὗ μηδέν ἐστιν ἔξω· οὗ δ’ ἔστιν ἀπουσία ἔξω, οὐ πᾶν, ὅ τι ἂν ἀπῇ. ὅλον δὲ καὶ τέλειον ἢ τὸ αὐτὸ πάμπαν ἢ σύνεγγυς τὴν φύσιν. τέλειον δ’ οὐδὲν μὴ ἔχον τέλος· τὸ δὲ τέλος πέρας », Physique, III, 6, 207a 9-15, trad. P. Pellegrin, p. 192, 193.

711 « ὥστε φανερὸν ὅτι μᾶλλον ἐν μορίου λόγῳ τὸ ἄπειρον ἢ ἐν ὅλου », 207a 26. 712 Voir David Ross, Aristotle, p. 87.

§2 – L’espace et le passage au temps

Pour Aristote comme pour Hegel, l’étude du temps nécessite de commencer par l’étude des êtres dans le temps et du temps naturel. Mais l’examen difficile de l’essence du temps présuppose plusieurs points à élucider, comme l’espace et le mouvement. Après avoir examiné la question de l’infini, Aristote passe ainsi successivement en revue le lieu714 et le vide,715 en tant que déterminations de l’espace, pour aborder finalement le temps.716 L’étude de l’espace précède celle du temps, ce qui sous-entend que l’intelligibilité du temps dépend de prime abord de la représentation de l’espace. Aristote écrit : « l’antérieur et le postérieur », qu’il utilise pour déterminer la nature du temps, sont « d’abord dans le lieu ».717 La Naturphilosphie718 de l’Encyclopédie, à son tour, commence aussi par l’étude de l’espace et passe ensuite au temps dans la première section intitulée « La mécanique ». Mais il faut souligner que le τὁπος chez Aristote signifie non pas l’espace, mais seulement le lieu qu’un corps occupe, c’est-à-dire que la question du lieu est développée à partir des grandeurs spatiales (μεγεθη) et leurs mouvements.719

Comment s’opère le passage de l’espace au temps ? Il faut d’abord définir ce qu’est le lieu. Aristote aborde le problème à partir de la relation de l’enveloppe qui est immobile et du corps enveloppé qui est en mouvement par le transport, et par là dit qu’il est « la première limite immobile du contenant (τὸ τοῦ περιέχοντος πέρας ἀκίνητον πρῶτον) ».720 La limite est en rapport