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III/ DEUXIEME NIVEAU D’ANALYSE : LE GROUPE NOMINAL

H- Le rôle de la prosodie

I- Le problème des adjectifs de couleur

1) Philosophie des couleurs

Putnam (1984 : 64 à 108) établit une distinction entre le point de vue externaliste, dans lequel il y a correspondance entre les mots et les choses, et le point de vue internaliste, dans lequel c’est nous qui découpons le monde en objets à l’intérieur d’un cadre descriptif conceptuel. L’internalisme n’est pas seulement fondé sur la cohérence interne du système mais aussi sur l’expérience. Putnam se dit internaliste : “ L’externaliste voudrait que le monde consiste en objets qui soient à la fois indépendants de l’esprit et auto-identifiants. C’est cela qu’on ne peut pas avoir. ” Il s’appuie sur la théorie de la vérité-correspondance

d’Aristote qui, comme les théories cognitivistes actuelles113, utilise l’idée d’une

logis n’avait plus la barbe si bleue et que c’était un fort honnête homme. ” La Barbe-Bleue, Charles Perrault (néanmoins, l’interprétation

est-elle : un peu moins bleue ou d’une autre couleur ?), cité par Marc Soriano p. 264 (in Les Contes de Perrault – culture savante et

traditions populaires, Marc Soriano, NRF, 1968, Gallimard) ; “ Ce Pierrot était son fils aîné qu’elle aimait plus que tous les autres, parce qu’il était un peu rousseau et qu’elle était un peu rousse. ” Le Petit Poucet, Charles Perrault, cité par Marc Soriano p. 188 (op. cit.) ;

« J’eus brusquement l’image d’une chose très rouge dans les cheveux. » (Pierre-Jean Jouve, La Scène capitale). En anglais, les adjectifs de couleur sont également gradables (very red, cf. Louise Mc Nally).

112 Les langues varient dans leurs façons de catégoriser les adjectifs de couleur, et on observe même des variations à l’intérieur de la même langue : en hongrois, par exemple, les formes comparatives des adjectifs de couleur de base sont toutes acceptables, mais pas les formes comparatives d’adjectifs de couleur complexes (cf. Kiefer, F. (1978), Adjectives and Presuppositions, Theoretical Linguistics 2 : 154).

113 Le mouvement cognitiviste regroupe des linguistes, des psychologues et des anthropologues. Ray Jackendoff, dans son ouvrage

Foundations of language– How Language Connects to the Brain, the World, Evolution and Thinking, Oxford University Press, 2002,

adopte, à la suite de Chomsky et Fodor, un point de vue fonctionnaliste : il s’agit de décrire les phénomènes cognitifs (dont le langage fait partie) à un niveau intermédiaire entre les phénomènes conscients et le fonctionnement neuronal, celui de l’organisation fonctionnelle de l’esprit. Cet esprit fonctionnel correspond à une machine logique, distincte de la machine physique du cerveau tout en la prenant comme support de réalisation. Il a donc une position mentaliste et non physicaliste, et une conception de la référence qui s’appuie sur le concept : le référent n’est pas une étiquette lexicale, mais un concept, faisceau de traits descriptifs. Ainsi, dans le cadre du réalisme des objets, le Wyoming ou le Mississipi peuvent bien être lexicalement indexés sur des pancartes le long de la route, ce n’est pas pour autant leur dénotation ontologique essentielle. De même, le déictique that ne fonctionne qu’au prix de la construction d’un percept, structure cognitive qui contient nécessairement trois types de traits : traits descriptifs (taille, forme, localisation…), traits indexicaux (distinction fond/forme, ancrage des traits descriptifs sur un objet) et traits liés à des valeurs (externe/interne, familier/nouveau, affectant/non affectant…), ces dernières idées étant tirées de Pustejovsky, The Generative Lexicon, MIT Press, 1998). D’autres linguistes, comme Hans Kamp ou Nicholas Asher (Discourse Representation Theory, repris dans Corblin (2002) et

Segmented Discourse Representation Theory, Asher et Lascarides (2003)), qui se réclament de la sémantique dynamique, ont

également une approche cognitiviste dans la mesure où ils adoptent un modèle intermédiaire logique entre les objets du monde instanciés par les données du langage et l’esprit. En ce qui concerne les psychologues, c’est certainement les constructivistes, et plus particulièrment l’école de Palo Alto (Paul Watzlawick, Milton Erickson), qui se rapprochent le plus des linguistes cognitivistes : pour les constructivistes, les données de la réalité sont construites par l’observateur qui ne peut agir que sur cette réalité de deuxième ordre.

représentation mentale : « La forme la plus ancienne de la théorie de la vérité-correspondance, qui a prédominé pendant environ deux mille ans, est celle que les philosophes anciens et médiévaux attribuaient à Aristote. […] Je l’appellerai la théorie de la

vérité-similitude, car elle soutient que la relation entre les représentations dans nos esprits et

les objets extérieurs auxquels celles-ci font référence est littéralement une relation de similitude. » Cette représentation, l’image qu’a l’esprit de la chose extérieure, et qui vient s’interposer entre la réalité et l’esprit/mind (ou le cerveau/brain) est ce qu’Aristote appelait un phantasme. Ainsi, la couleur représentée n’a pas, dans notre esprit, littéralement la même propriété que la couleur de l’objet ; par contre, le phantasme partage avec l’objet des propriétés comme la taille ou la forme (qui sont des ‘sensibles communs’, par opposition à des ‘sensibles singuliers’).

Cette dernière idée est remise en cause par Berkeley : “ Si la table mesure trois mètres et si je la perçois clairement, ai-je une image mentale qui mesure trois mètres ? […] Les images mentales n’ont pas de taille physique. On ne peut pas les comparer au mètre-étalon du pavillon de Breteuil. La taille physique et la taille subjective sont aussi différentes que la couleur physique et la couleur subjective. […] aucune “ idée ” (image mentale) ne peut représenter ou désigner autre chose qu’une image ou une sensation. On ne peut penser ou faire référence qu’à des objets phénoménaux. ” D’après Berkeley, la matière n’existe pas, sauf en tant que construction mentale de nos sensations. Quant au nominalisme de Wittgenstein et de Goodman, il est un refus des formes et de l’appréhension directe des formes, médiatisée par une relation causale. D’où il découle qu’il y a deux notions différentes de propriétés, l’une abstraite et langagière (la propriété est un prédicat ou un concept), l’autre concrète (il s’agit d’une grandeur, d’une propriété physique). Cette distinction binaire, et non tripartite comme celle des cognitivistes qui introduit la représentation mentale comme dimension intermédiaire, recouvre la distinction mentalisme/physicalisme. Dans la première dimension, il y a traditionnellement une distinction entre les états mentaux conceptuels et les états mentaux qualitatifs, i. e. sensoriels

ou perceptifs, ou qualia. Un article fondateur de Thomas Nagel114 donne les états mentaux

qualitatifs de chauve-souris comme complètement différents des états mentaux qualitatifs

Ainsi, il n’y a pas de lecture vraie ou fausse de la réalité mais simplement des lectures qui multiplient les possibilités d’un homme et d’autres qui les limitent. La réalité n’est pas prédéterminée, elle est constamment reconstruite par l’observateur (ou, en l’occurrence, le patient), et c’est l’analyse de sa façon de construire le problème qui engendrera sa résolution. Pour approfondir le sujet, on peut se référer au livre de Françoise Kourilsky-Belliard, Du désir au plaisir de changer, Paris, Dunod, 2e édition, 1999.

114 What is it like to be a bat ? in The Nature of Consciousness – Philosophical Debates, Ned Block, Owen Flanagan, Güven Güzeldere ed. 1997, 5th edition 2002, Cambridge, MIT Press : 519-528.

humains. Mais, demande Putnam, pourquoi m’est-il interdit de penser que le champ visuel d’une chauve-souris ressemble beaucoup à mon champ visuel ?

En ce qui concerne les qualia (c’est-à-dire les sensations éprouvées), les caractéristiques qualitatives qui ont fait l’objet de l’attention des philosophes sont celles qui relèvent de la douleur et des couleurs. La littérature de fiction, elle, rend les qualia au moyen de métaphores et de comparaisons, c’est-à-dire qu’elle donne la description tautologique de chaque quale (la blancheur est blanche, le froid est froid) en termes de quelque chose qui est à la fois similaire et différent, comme “ une grotte de sel ”, “ un théâtre de blancheur ”, etc., ce qui “ stimule activement l’objet et l’expérience elle-même […] ‘Ce à quoi je m’efforce, écrit Joseph Conrad dans la préface de l’un de ses romans [The Nigger of the Narcissus], c’est par le pouvoir du verbe écrit de vous faire entendre, de vous faire sentir – et surtout, de vous faire voir.’115

Pour tenter de clarifier : 1/ l’accès direct ou indirect de l’esprit aux couleurs, donc la nature perceptuelle ou conceptuelle de l’expérience des couleurs ; 2/ le rôle du langage dans cet accès, l’ouvrage collectif Philosophies de la perception (2003) est un bon guide ; je me suis inspirée particulièrement des articles de François Clementz, de Christiane Chauviré, de Pascal Engel et de Sandra Laugier. Il apparaît que deux conceptions principales des qualia s’opposent aujourd’hui : selon la première, les aspects proprement sensoriels de l’expérience perceptive sont dépourvus de tout contenu intentionnel (théorie phénoméniste), la seconde identifie ces aspects sensoriels avec les propriétés phénoménales des objets perçus (théorie représentationnelle). L’une et l’autre théorie se rejoignent sur le point suivant : le contenu représentationnel de la perception se réduit à l’ensemble des propriétés que les objets perçus sont représentés comme possédant. Le quale constitue ainsi un mode de présentation non conceptuel, ou préconceptuel, sous lequel la propriété d’un objet (et surtout les « propriétés secondes » de Locke, essentiellement phénoménales) apparaît au sujet. Pierce est le premier à avoir fait la distinction entre le percept (l’image) et le jugement de perception (la proposition), qu’on ne saurait comparer. Pierce reproche à Kant et à ses catégories de ne pas être allé assez loin dans la voie du constructivisme, ce qui l’a empêché de voir la nécessaire présence des constructions schématiques même dans des opérations mentales en apparence purement discursives comme les raisonnements de la syllogistique et ceux de la philosophie. La théorie piercienne de la perception a permis de distinguer entre voir tel objet d’une certaine couleur (percept) et voir que tel objet est de cette couleur (jugement de perception).

Le percept n’est pas le vérificateur du jugement de perception ni l’inverse, ces deux dimensions sont indépendantes, le jugement étant lui aussi imposé à l’acceptation du sujet

par un processus qu’il est incapable de contrôler et par conséquent de critiquer116. Selon

Putnam (2000) et Mc Dowell (1994), qui, à la suite de Davidson, sont partisans du réalisme direct pour ce qui concerne la perception, il y a un accès direct de l’esprit au monde, qui éviterait toute interface conceptuelle ou linguistique entre eux. Toutefois, les qualia ou

sense-data (il y a là assimilation entre les objets perçus et les sensations/perceptions), qui

étaient les interfaces des versions dualistes de la métaphysique et de la théorie de la connaissance modernes, peuvent consister en une illusion, i. e. une expérience fausse,

trompeuse ou hallucinatoire, ce qui pourrait correspondre au phantasme d’Aristote. Austin117

fait remarquer que les arguments fondés sur l’illusion sont confus parce qu’ils mettent sur le même plan toutes sortes de phénomènes différents : ce n’est pas la même chose de voir une chose de travers, telle qu’elle n’est pas, qu’elle pourrait être ou aurait pu être (ce qu’est l’illusion), et croire voir quelque chose qui n’est pas là (ce qui relève de l’hallucination,

delusion en anglais). Il n’y a erreur, volontaire ou non, que dans le premier cas, les

véritables hallucinations n’étant pas des erreurs. Les tenants du réalisme direct soutiennent que nos perceptions ne sont pas correctes ni incorrectes, elles ne sont pas évaluées, elles s’imposent à nous. Les objets ne représentent pas, sauf si l’on en fait un usage particulièrement créatif. Toutefois, un conceptualiste comme Mc Dowell (1994) distingue trois sortes de transitions des expériences aux jugements : a) du conceptuel au non-conceptuel, par exemple lorsqu’on compare le grain large des concepts à la finesse de grain de la perception ; b) du non conceptuel au conceptuel, lorsqu’on effectue des transitions de l’expérience perceptive aux jugements ; c) du conceptuel au conceptuel, lorsque dans les inférences logiques on passe du concept au concept.