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III/ DEUXIEME NIVEAU D’ANALYSE : LE GROUPE NOMINAL

C- Le critère intersectif

Wilmet (1981) parle d’adjectifs “ intersectifs ” pour les adjectifs postposés : le sémantisme de grand dans un homme grand comporte une partie commune avec le nom (fonction de détermination) et une partie isolée, contrairement au sémantisme de grand dans un grand

homme, totalement impliqué dans celui du substantif. Un adjectif est dit intersectif si Det N

Adj est logiquement et sémantiquement équivalent à N ∧ Adj. Ainsi, un homme grand est équivalent à homme ∧ grand, alors que un grand homme ne l’est pas. La position de l’adjectif en français n’influe pas sur la polarité dans la plupart des cas, celle-ci reste positive dans le cas de grand et négative dans le cas de petit.

Toutefois, dans certains cas, la modification sémantique liée à l’antéposition ou à la postposition de l’adjectif joue un rôle dans l’établissement de la polarité. C’est le cas de

rare : un rare N (gentillesse, succès) est positif, des N rares peut être négatif (des saluts rares) ou positif (des remarques rares : sens axiologique positif même sans focalisation de

l’adjectif (enthymème : 2e

prémisse majeure manquante (Tout ce qui est rare est précieux)), alors que de rares N est surtout négatif (de rares remarques : quantification (= peu de N dans un intervalle temporel donné, sens aspectuel itératif). C’est ainsi que dans le portrait du Vicomte de Valmont par Mme de Volanges à Mme de Tourvel (Les liaisons dangereuses, p. 23) on remarque un très beau cas d’antéposition-postposition de l’adjectif avec changement de sens : rare candeur (antéposé = remarquable) ; candeur rare (postposé = peu fréquente) ; « Vous ne connaissez pas cet homme ; où auriez-vous pris l’idée de l’âme d’un libertin ? Vous me parlez de sa rare candeur ? Oh ! oui, la candeur de Valmont doit être en effet très

fréquent ? De même, d’autres adjectifs comme fin peuvent s’opposer à épais (une taille fine) ou à grossier (une fine remarque, une remarque fine).

L’adjectif cher peut également répondre à des modifications sémantiques, mais c’est le trait animé ou inanimé qui fait la différence : une amie chère (à mon cœur) ou une chère

amie sont positifs tous deux et offrent peu de distinction sémantique, mais un canapé cher

ou un cher canapé sont, pour l’un dimensionnel et peut-être négatif si cher est équivalent à ‘trop cher’, pour l’autre affectif et positif.

Certains adjectifs primitifs se comportent sur le même modèle : un fier imbécile, un

beau truand sont des intensifs de N négatifs, donc acquièrent un sens négatif eux-mêmes,

alors qu’un imbécile fier, un truand beau conservent à l’adjectif leur polarité d’origine. Un

simple mot permet de rapprocher l’adjectif simple d’un quantificateur (comme seul) alors

qu’un mot simple est plutôt positif dans nos cultures.

Un primitif comme épais réagit différemment en groupe nominal selon le déterminant employé et la position de l’adjectif. Ainsi, on constate qu’Un brouillard épais/Un épais

brouillard couvrait la plaine est acceptable, alors que *De l’épais brouillard couvrait la plaine ne l’est pas (Kleiber, 2003), mais que Du brouillard épais couvrait la plaine peut se

dire. La lecture individualisante, c’est-à-dire celle qui présuppose la non-existence d’un brouillard léger, est possible avec déterminant partitif seulement dans le cas de la postposition de l’adjectif, c’est-à-dire avec critère intersectif ou focalisation paradigmatique. Magnus Ljung (1974) donne une interprétation de la position de certains adjectifs en termes de classes de comparaison plus ou moins étendues : un cruel tyran est un tyran qui est cruel pour un tyran vs un tyran cruel, avec l’adjectif focalisé, est un tyran qui est cruel, plus cruel que les autres humains.

Cette distinction sémantique entre adjectif antéposé et postposé est bien connue : dans

le dernier livre d’André Comte-Sponville93, l’auteur souligne la différence entre un bon

médecin (= compétent, performant, au meilleur niveau scientifique et technique) et un médecin bon (= plein de générosité, d’humanité, d’amour), la postposition pouvant

s’appliquer à tout nom de profession sans modification de sémantisme, alors que l’antéposition importe des sèmes du nom qui l’accompagne (être un bon patron ou un bon

danseur ne nécessite pas les mêmes qualités qu’être un bon médecin).

Si l’anglais n’a pas d’adjectif postposé (*a dress beautiful, *the car red), en revanche Irene Heim (1985) note un cas d’ambiguïté lié à la position de l’adjectif en comparatif

explicite : I have never seen a man taller than my mother/I have never seen a taller man

than my mother, le deuxième énoncé impliquant que ma mère est un homme. Bresnan

(1973) fait l’analyse sémantique suivante, à partir des structures de pre-deletion : a man [AP taller than my mother is x-tall] pour le premier énoncé, [NP a taller man than my mother is an x-tall man] pour le second. On peut noter qu’en français cette ambiguïté est maintenue:

Je n’ai jamais vu un homme plus grand que ma mère (= ma mère est plus grande que tout

homme) vs Je n’ai jamais vu un plus grand homme que ma mère (= ma mère est un homme).

1) L’adjectif antéposé en français

En français, certains adjectifs longs peuvent s’antéposer ou se postposer sans modification d’ordre sémantique (un admirable aveu, un aveu admirable), alors que le changement de position des adjectifs primaires entraîne un glissement de sens. Toutefois, de nombreux adjectifs, comme les adjectifs de couleur (*un rouge coquelicot, mais aussi *un concret

problème), ne peuvent s’antéposer, la règle de postposition étant celle qui prévaut, sauf pour

certains adjectifs primaires (de gros problèmes vs *des problèmes gros).

Les adjectifs élémentaires, primitifs ou primaires anteposés ont une « désémantisation », selon Goes (1999 : 90), c’est-à-dire un sens intensif (un grand lecteur,

un bon poète). Pour sa part, Weinrich (1966 : 85) conclut que « l’adjectif antéposé fait

fonction de morphème, tandis que l’adjectif postposé fait fonction de lexème » et qu’il y a réduction des traits sémantiques dans l’antéposition de l’adjectif (Weinrich, 1989 : 275).

Toutes les nuances de sens prêtées à l’adjectif antéposé se trouvent mentionnées dans

Blinkenberg (193394) : valeur stylistique, valeur affective ou subjective, union plus intime

avec le substantif, valeur intensive, sens plus général. Par contraste, l’adjectif postposé prend une valeur non émotive, une valeur concrète, déterminative, logique, technique, plus détachée du substantif. Blinkenberg conclut que c’est la distinction entre valeur affective et valeur logique qui est au centre du problème de la place de l’adjectif.

Selon Kamp (1973), le propre de l’adjectif serait de rester adnominal, malgré le détachement relatif opéré par la construction attribut. L’épithète postposée est considérée comme un comportement prototypique (toutefois condition nécessaire mais non suffisante de la caractérisation de l’adjectif pour Goes (1999 : 128)). Selon Guillaume, l’adjectif, comme le verbe et l’adverbe, est d’incidence (= rattachement sémantique) externe et 93 André Comte-Sponville, Le capitalisme est-il moral ?, Paris, 2004, Albin-Michel, p. 206.

présente donc un caractère indéterminatif95, alors que Pottier (198596) voit l’adjectivation comme un mécanisme d’incidence déterminative qui offre donc une dépendance sémantique. D’après Guillaume et ses disciples, l’adjectif antéposé devient un catégoriseur préalable de la notion du substantif ; il saisit le substantif dans sa genèse (il signifie “ la manière d’être la chose ”) et il construit avec le nom un entier de signification, un substantif de discours : l’antéposition de l’adjectif est un phénomène de subduxion, de moindre actualisation (comme le subjonctif par rapport à l’indicatif) ; l’adjectif postposé signifie, quant à lui, “ la manière d’être de la chose ”, il constitue un apport sémantique autonome à la notion déjà constituée (cf. Moignet, 1981, § 62). On peut distinguer dans l’adjectif antéposé la saisie précoce (une sage-femme), la saisie moyenne (un brave homme) et la saisie tardive (une éclatante victoire = une victoire éclatante).

Selon Martin (1986), l’adjectif antéposé soit explicite le sens du N (son éclatant

sourire), soit explicite le degré de pertinence du N (son remarquable/faible courage), alors

que l’adjectif postposé en réduit l’extensité (un courage remarquable, son sourire éclatant). Noailly (1999 : 98-101), dans la lignée de Culioli, donne une interprétation de l’adjectif épithète selon sa position dans un SN : ainsi, à propos de l’antéposition des adjectifs évaluatifs, elle remarque qu’ils servent à qualifier le contenu notionnel du N (un très vieux

tilleul, un extraordinaire tilleul), alors que leur postposition sert à isoler un objet de

référence et un seul dans un contexte spécifique, ou à délimiter un sous-ensemble, à opérer par la sous-catégorisation (un tilleul très vieux, des tilleuls extraordinaires).

Selon Kleiber (2003), la substance du nom est “ découpée ” en sous-espèces (ou entités) qualitatives par l’adjectif : Martin a goûté hier soir un vin délicieux. La place de l’adverbe par rapport à l’adjectif est déterminée par leur longueur : si l’adverbe est bref et l’adjectif bref, on note une antéposition de l’adjectif (un très beau film) ; si l’adverbe est long et l’adjectif bref, une postposition de l’adjectif (un film extrêmement beau) (Weinrich, 1989 : 325).

Enfin, Véronique Lenepveu a étudié la valeur intensive de l’adjectif antéposé primitif

dans le cadre de la théorie de l’argumentation dans la langue de Ducrot et Anscombre97.

Quelques données : de gros avantages, de larges bénéfices, de maigres revenus, une faible

amélioration, une nette progression, un léger retard, un vif regret vs *des avantages gros,

95 Toutefois, Guillaume n’étend pas aux noms de propriété correspondant l’incidence externe qui caractérise l’adjectif.

96 « De l’adjectif », Tra. Li. Li., XXIII-I, pp. 301-305.

97 Véronique Lenepveu, Colloque “ Intensité, degré, comparaison ” du CerLICO, 5-7 Juin 2003, article dans Intensité, Comparaison, degré-1, dir. Florence Lefeuvre et Michèle Noailly, Presses Universitaires de Rennes, 2004 : 51-66.

*des bénéfices larges, ? des revenus maigres, ? un retard léger, ? un regret vif. Ces adjectifs

antéposés admettent le comparatif explicite : de plus gros avantages, de plus larges

bénéfices, de plus maigres revenus, une plus faible amélioration, une plus nette progression,

etc. Toutefois, les modificateurs adverbiaux de degré comme suffisamment, largement,

nettement, légèrement, assez… entraînent la postposition : des bénéfices suffisamment larges, des revenus assez maigres, des avantages légèrement gros. L’auteur remarque que lent, par exemple, peut être inverseur de l’argumentation, quand il est focalisé (Le changement de Paris est lent : tu ne seras pas dépaysé (Ducrot, 1995 : 151)), ou

atténuateur, quand il est non focalisé (A Paris, il y a eu de lents changements : tu seras

peut-être dépaysé). Pour l’adjectif pauvre, quand il est postposé, il porte le sème de manque et le

sème d’argent (un homme pauvre) ; quand il est antéposé, il est seulement porteur du sème de manque, avec sens affectif (un pauvre homme). L’adjectif faible est préférentiellement inverseur et donne une orientation argumentative négative à la phrase ([…] la plupart des

études constatent une faible amélioration des résultats aux exercices […]). Il faut une

accentuation d’ordre phonologique sur faible pour marquer la focalisation et en faire un atténuateur. Si faible antéposé est plus souvent inverseur qu’atténuateur, en revanche léger est plus souvent atténuateur : une légère inquiétude, une légère angoisse, une légère

déception, un léger retard, une légère amertume, une légère accalmie, On observe une très légère amélioration. Toutefois, dans l’énoncé On n’observe qu’une très légère amélioration,

où ne… que est inverseur de l’argumentation, légère est modificateur déréalisant inverseur98.

Enfin, si maigre est plus ou moins toujours inverseur (de maigres revenus), en revanche,

petit est plutôt atténuateur, sans doute en raison du sens affectif qui lui est attaché (de petits revenus = de bons petits revenus). L’auteur conclut sur la valeur axiologique de l’adjectif

primaire99 antéposé en français.