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V/ QUATRIEME NIVEAU D’ANALYSE : LE TEXTE/DISCOURS

A- Brève histoire de la description littéraire

Le portrait est classiquement un sous-genre de la description et, à ce titre, il est utile de définir historiquement l’un et l’autre. Tout d’abord regardons ce que les philosophes ont dit

163 L’adjectif est l‘une des variables linguistiques utilisées pour différencier les genres de texte de fiction narrative, en particulier le roman dit “ sérieux ” du roman policier et le roman policier du polar (avec les autres constituants catégorématiques, c’est-à-dire porteurs de sens lexical, que sont le nom, le verbe et l’adverbe). “ […] Le policier est du côté du verbe et dans une moindre mesure de

du sujet, en posant le problème de la référence : la description réfère-t-elle à l’objet du monde décrit (perspective ontologique) ou au mot (perspective formaliste, représentationnelle ou linguistique) ? Nelson Goodman se demande dans son livre

Languages of Art quelle est la différence entre représentation et description, car il existe bien a priori une différence entre les systèmes représentationnels, qui réfèrent à un objet du

monde via un modèle représentationnel, une simulation, et les systèmes linguistiques, qui renvoient à d’autres mots, à d’autres énoncés, avec formalisme, c’est-à-dire règle généralisante. Il commence son analyse en posant la question suivante : A représente-t-il B si A ressemble à B ? Et il y répond en disant que la ressemblance, contrairement à la représentation, est réflexive (A ressemble à A) et transitive (si A ressemble à B et si B ressemble à C, alors A ressemble à C), alors que la dénotation, cœur de la représentation, est indépendante de la ressemblance. Or, il me semble que la ressemblance est également symétrique, c’est-à-dire que si A ressemble à B, alors B ressemble à A. Toutefois, si cette symétrie est valable pour les objets abstraits, l’exemple de la ressemblance mimétique (personnage et portrait) est particulier, car cette ressemblance comporte un aspect asymétrique : le portrait est fait pour ressembler au personnage, la carte au territoire, et pas le contraire. A partir de la réflexion d’un autre philosophe, G. Harman, à propos du portrait

pictural d’objets non existants164, on peut dire que de la même façon que le portrait (d’une

licorne) n’est pas le portrait de l’idée d’une licorne, mais le portrait de ce que l’idée véhicule, de même le portrait de fiction est à propos du contenu d’une idée ou d’une image mentale. Le contenu de cette idée ou de cette image mentale s’exprime chez les écrivains par le language et aboutit à un texte, chez les peintres il s’exprime par la projection de pigments sur une toile et aboutit à un tableau, sans préjuger de la nature figurative ou abstraite de ce texte ou de ce tableau. Dans les deux cas c’est bien d’intentionnalité qu’il s’agit ici, de représentation mentale qui s’effectue sur le plan symbolique. Description et représentation ont donc partie liée : un énoncé tel que Même en scannant Londres, on ne trouverait pas

Sherlock Holmes offre trois niveaux de métareprésentations du monde fictionnel : 1/ On

"scanne" la ville de Londres (actuelle) et évidemment on ne trouve nulle trace de Holmes (qui n'a jamais existé) ; 2/ On scanne le livre et on ne trouve nulle trace de Sherlock Holmes (évidemment, puisque le personnage se tient linguistiquement dans des énoncés épars à

l’adverbe, le roman sérieux du côté de l’adjectif et du substantif.163 ” Quant au polar, il contient un pourcentage plus élevé de verbes que le roman policier, et beaucoup moins d’adjectifs, de noms et d’adverbes.

travers le livre) ; 3/ On scanne le mot Londres (et le segment d'énoncé est bien trop étroit pour qu'on ait la moindre chance de trouver Sherlock !), mais néanmoins c'est une métareprésentation fictionnelle. Toutefois, il y a des différences entre portraits pictural et littéraire : contrairement au portrait pictural, qui est du mental sur du physique (dans la mesure où le modèle du portrait réalisé a existé en chair et en os) et qui aboutit à une forme d’art sensible, directement accessible, le portrait littéraire est du mental sur du mental : du discours mental sur de la représentation mentale, médiatisée par le langage. Le portrait littéraire est vu comme un discours sur un portrait pictural imaginé, une image mentale peut-être née du sensible mais qui a le statut d’un objet inexistant. Le portrait pictural demeure pour l’essentiel de l’art sensible, alors que le portrait littéraire est un art pleinement

conceptuel, qui utilise de la réflexion comme matière première de l’art165.

La description littéraire a une origine évaluative certaine. On peut sélectionner son importance dans les trois genres de discours décrits par Aristote dans la Rhétorique, l’épidictique, le judiciaire et le délibératif. “ La description, dans l’Antiquité, joue un rôle actif dans le discours judiciaire et épidictique, où elle se voit dotée du statut de preuve. Les traités de rhétorique judiciaire distinguaient les arguments a persona, évocation minutieuse

d’un être humain (d’où naîtra le portrait), et les arguments a re, tirés des circonstances166. ”

“ L’épidictique […] vise avant tout, par un travail d’amplification, à exalter des valeurs qui ne sont pas mises en discussion. Le judiciaire s’appuie quant à lui sur des valeurs fixées par l’existence de lois : il y a, dans une certaine mesure, un accord sur les critères à disposition en vue d’une résolution des conflits. Enfin, le délibératif se fonde sur des valeurs que l’orateur présuppose communes, mais qui ne saurait toutefois s’imposer de manière

unilatérale comme critères de résolution de la question débattue.167” L’épidictique se

caractérise donc “ par une problématicité faible, le délibératif par une problématicité maximale, le judiciaire occupant quant à lui une position intermédiaire ”. Il ne semble pas

164 “ The painter has painted a picture of a unicorn. The picture painted is not a picture of an idea of a unicorn. […] The painting is not a painting of the idea, but a painting of what the idea is about. ” Gilbert Harman, The Intrinsic Quality of Experience in The Nature of

Consciousness (1997), p. 665.

165 L’art conceptuel, mouvement pictural né à New York dans les années 1960, a bien tenté de renverser les choses en soutenant que l’idée est une œuvre d’art en elle-même, qu’elle prime sur la réalisation de cette oeuvre, que la peinture est chose mentale, et en instaurant la négation de l’objet (par opposition au pop art qui glorifiait l’objet). Ce qui est important, ce n’est pas l’objet créé, mais le processus de la création. (Voir Joseph Kosuth, qui dans une sérigraphie utilise une définition de dictionnaire du mot idea, texte à accrocher comme une œuvre d’art : Idea as idea as idea, définition la plus objective qui soit de l’idée, permettant d’inventer toutes les œuvres d’art potentielles. Voir aussi Lawrence Wiener, pour qui énoncer l’idée à partir de laquelle on peut réaliser l’œuvre d’art suffit : Du bois au ciel, de la mer à la mer, du bois à la pierre, du blanc au rouge est le sujet d’une sculpture ou d’une peinture.) Toutefois, ceci n’est réalisable pour le portait qu’en créant un portrait littéraire.

166 Gervais-Zanniger, 2001, p. 13.

167 T. Herman, R. Micheli, Renforcement et dissociation des valeurs dans l’argumentation politique, in Textes et valeurs, Pratiques N°117-118, juin 2003, p. 11.

que le genre délibératif, troisième genre du discours aristotélicien, soit représenté dans la description.

Dans l’Antiquité et jusqu’au Moyen-Age, la description (ekphrasis, descriptio, qui consiste à écrire d’après un modèle) fait surtout partie du genre épidictique, qui réclame la description systématique, essentiellement sous forme d‘éloge, de personnes socialement privilégiées (ce qui la rend parfois sujette au narcissisme). “ Dès l’Antiquité, la valeur esthétique et la force émotionnelle de la description sont prises en compte. La description n’est pas un ornement gratuit : elle révèle la compétence de l’orateur et contribue à l’image qu’il donne de lui (ou ethos), elle tend à produire sur le public un effet quasi magique qu’on appelle enargeia, dû à l’effet d’illusion des images. […] on décrit pour produire un effet sur

le destinataire, pour louer ou blâmer168. ”

Du XVIe au XVIIIe siècle, la subjectivité du descripteur est progressivement prise en compte dans les textes descriptifs. “ Du XVIe au XVIIIe siècles, la pratique descriptive s’est modifiée dans le sens d’une prise en compte de la subjectivité du descripteur, libéré progressivement des contraintes de l’imitation au profit d’une revendication de l’originalité. D’ornementale, la description devient expressive, objet d’un double enjeu pour l’écrivain : attester la singularité de sa vision du monde, inventer une forme originale, loin des lieux

communs et procédés usés169. ”

Au XVIIIe siècle, la définition de la description dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert (article “ Description ” rédigé par Beauzée, Marmontel, l’abbé Mallet, le

chevalier de Jaucourt) est la suivante170 : “ La Description est une figure de pensée par

développement qui, au lieu d’indiquer simplement un objet, le rend en quelque sorte visible, par l’exposition vive et animée des propriétés et des circonstances les plus intéressantes. ” La description se compose, pour les animés, de la prosopographie (description de l’apparence extérieure d’un personnage), de la prosopopée (description d’un être imaginaire allégorique), du portrait (description physique et morale d’un personnage), du parallèle (combinaison de deux descriptions, en ressemblance ou en antithèse, d’objets ou de personnages), du tableau ou hypotypose (description “ vive et animée ” d’actions, de

passions, d’événements physiques ou moraux171). Pour les lieux, on parle de topographie.

168 Gervais-Zanniger, 2001, p. 13.

169 Gervais-Zanniger, 2001, p. 26.

170 Les pages qui suivent sont pour l’essentiel inspirées des livres de Philippe Hamon (1993) et de Marie-Annick Gervais-Zaninger (2001) ainsi que d’une conférence tenue par Philippe Hamon à Paris IV-Sorbonne le 4 novembre 2003.

Au XIXe siècle, la définition de la description dans le Littré se scinde en deux entrées (Descriptif et Description) et introduit un sens péjoratif (dans l’article “ Descriptif ” qui, plus que l’article “ Description ”, se veut le lieu d’une normativité) : “ Ce mot se prend le plus souvent en mauvaise part, parce que la description est un ornement du discours, et ne doit pas être le fond d’un ouvrage. ” De même, la définition de la description dans le Grand

Dictionnaire Universel du XIXe siècle de Pierre Larousse, Tome VI, établit également une

distinction entre Description et Descriptif, le second étant “ l‘abus monotone et fatigant ” de la première. D’après Philippe Hamon (1993 : 10-16), la description est souvent considérée comme un moyen de l’amplificatio, “ concept qualitatif et quantitatif général qui recouvre tous les moyens de ‘gagner du texte’, de ‘faire du texte’ ”. C’est pourquoi elle a mauvaise presse au cours des XIXe-XXe siècles. La description, toujours, doit rester “ auxiliaire ” (Pierre Larousse). La description “ introduit dans l’exécution une sorte de hasard ” (Paul Valéry).

Ainsi, Brunetière (1892172), adversaire acharné de l’école naturaliste, est un ennemi du

détail descriptif, s’opposant à Zola qui donnait pour fondement au réalisme et au naturalisme “ l’hypertrophie du détail vrai ”. Sur le plan de la génétique textuelle, la description chez Zola est un haut lieu de ratures.

Plus particulièrement, en ce qui concerne la description de personnages, trois points sont à retenir173 :

• la description doit être le reflet d’une “ passion ” (l’Encyclopédie), de la personnalité d’un artiste, qui a un “ dessein ” ou un “ idéal ” (Brunetière) et qui se manifeste par le choix et le tri dans les détails ;

• la description doit être prise en charge par un personnage, doit être “ amenée ” (Marmontel) par un récit et “ animée ” par un personnage participant à l’intrigue ;

• la description doit être au service de la composition, de la lisibilité d’un “ caractère ”, d’un personnage principal de l’intrigue, donc de la lisibilité globale du système des personnages de l’œuvre, donc d’une cohérence. La fonction et la place du portrait sont attendues par le lecteur.

La description est un appel à la compétence lexicale et encyclopédique du lecteur, ainsi que l’endroit où se concentrent souvent le maximum de figures de rhétorique

172 Le Roman naturaliste, Calmann-Lévy, p. 147.

(métaphores, métonymies, synecdoques, comparaisons, personnifications, hypallages…). Mais elle peut de ce fait devenir un luxe textuel qualitatif et quantitatif et rebuter le lecteur.

Il est intéressant de se demander quelle est la figure privilégiée de la description : métonymie, synecdoque ou comparaison ? Flaubert est le premier écrivain à introduire dans ses métaphores et comparaisons un comparant dans la contiguïté physique du comparé (de type : ses yeux brillaient comme le bout de son cigare (et non comme les étoiles de l’univers)).

Les caractéristiques du texte descriptif sont l’hypertrophie de son système démarcatif par l’accentuation de son début et de sa fin, la présence de signaux auto-référentiels comme les prétéritions (l’adjectif indescriptible, ou l’expression je ne vous dirai pas que X était…), de marques morphologiques comme le présent d’attestation : “ Verrières est une ville qui… ”, l’imparfait par opposition au passé simple, un lexique particulier, des noms de nombre, des noms propres, des adjectifs et les formes adjectivales du verbe, des figures de rhétorique. Les marques propres du point de vue seront étudiées dans Le texte en production.

De la part du lecteur, la description sollicite une compétence de hiérarchisation, de classement de termes. “ Comme la définition du dictionnaire encyclopédique, qui est emboîtement de classes et d’inclusions (genres, espèces, familles, ensembles, etc.), comme l’arbre généalogique ou l’arbre-diagramme du linguiste, tout système descriptif, qui est réticulation d’un champ lexical, fait appel aux deux notions sémantiques clés de hiérarchie

(emboîtement, enchâssement de termes) et d’équivalence (permutation de termes)174 ”. Selon

Benveniste, la description relève du régime sémiotique des textes plutôt que de leur régime sémantique : explication, dépli d’une liste en attente dans la mémoire du lecteur, mémoire rétrospective des stocks lexicaux in absentia à reconnaître (contrairement au récit qui est, lui, prospectif). La description est inventaire, à effet persuasif, argumentatif (moments d’un syllogisme). La description est la conscience lexicographique de la fiction. C’est ainsi qu’on peut citer trois fonctions cardinales de la pratique descriptive : la classification, la dénomination, l’exultation. En effet, ce type de texte suscite le plaisir d’apprendre, de se souvenir, plaisir provoqué par le saut intellectuel lié au fragment, par l’association qu’il permet.

Sur le plan proprement linguistique, où se situe le personnage dans un roman, par exemple Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir ? dans des noms propres, des appellations

diverses, des périphrases présentatives, dans un paradigme de pronoms, dans des portraits, des actions, des paroles, donc un peu partout. Le portrait a un statut littéraire privilégié : c’est une “ description focalisante et en même temps [un] foyer de regroupement et de constitution du “ sens ” du personnage, lieu où se fixe et se module dans la mémoire du

lecteur l’unité du personnage175. ” Au XIXe siècle, plus la description du personnage est

longue, plus il y a de chances qu’il s’agisse du personnage principal.

La description pose toujours la question : qui voit ? Au XXe siècle, “ Le Nouveau Roman, qualifiée d’’école du regard’, inaugure une pratique spécifique de la description,

théorisée par Alain Robbe-Grillet dans Pour un nouveau roman (Gallimard, 1963)176 ”. Le

parti-pris le plus radical est la transgression des descriptions par rapport à leur fonction réaliste (faire voir, sur le modèle balzacien). La description du Nouveau Roman s’attache à des objets insignifiants, qu’elle semble diluer, dont elle semble brouiller les contours et faire douter de l’existence. “ Tout l’intérêt des pages descriptives n’est plus dans la chose décrite,

mais dans le mouvement même de la description177 ”. « L’ambition n’est pas de restituer

l’objet, mais de rendre compte de l’incertitude de la perception et de l’instabilité de la représentation. La “ description objectale ” du Nouveau Roman subsume le récit tout entier, les objets y semblent supplanter les personnages, souvent eux-mêmes chosifiés. » On note deux tendances contradictoires de la description dans le Nouveau Roman : la contestation de la description réaliste et naturaliste et de son double postulat de base : faire voir, faire vrai ; la mise en doute de l’existence du réel en dehors du regard subjectif posé sur lui.

Néanmoins, on note une différence dans l’appréciation de la description chez Robbe-Grillet et chez Claude Simon. Pour Robbe-Robbe-Grillet, la description est “ sans épaisseur et sans profondeur : elle reste à la surface de l’objet et le parcourt également, sans privilégier telle

ou telle de ses qualités178. ”). “ Au contraire, la description chez Claude Simon tend à

dépasser la surface de l’objet afin d’en explorer la profondeur : elle s’attache souvent à des objets énigmatiques, vaguement inquiétants, auxquels elle s’efforce de trouver un sens […] ” Pour Claude Simon, “ l’accent en fait est moins mis sur la chose vue que sur la vision, elle-même image mentale, produit d’une perception troublée, de la mémoire ou de l’imagination, sans que l’on sache jamais si tel objet a vraiment été vu, si le héros a cru le

174 Hamon, 1993, p. 23.

175 Hamon, 1993, p. 105.

176 Gervais-Zaninger, 2001, pp. 38-40.

177 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, “ Temps et description ”, 1963, Gallimard.

voir, s’il l’a imaginé ou rêvé après coup.179 ” La description, au XXe siècle, semble ainsi s’émanciper de la visée référentielle et de la fonction narrative que lui attribuait le roman réaliste ou naturaliste, au profit du jeu sur le langage.

Enfin, Gervais-Zaninger (2001 : 76-77) cite les cinq étapes chrono-analytiques de la description : la dénomination (ancrage référentiel, nommer l’objet dont on parle), l’aspectualisation (indiquer les parties, les composants de l’objet ou ses propriétés -forme, couleur, taille, volume…), la mise en relation (rapprochement par contiguïté ou par assimilation analogique), la reformulation (le tout ou ses parties peuvent être re-nommées en cours ou en fin de description), la thématisation (choix d’un élément comme sous-thème et nouvelle procédure d’aspectualisation, etc.).