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V/ QUATRIEME NIVEAU D’ANALYSE : LE TEXTE/DISCOURS

C- Le texte/discours en réception

1) Esthétique et jugement de goût

Reprenant la typologie des niveaux de lecture établie par Michel Picard219, Jouve (1998 : 81

et suivantes) propose trois types de lecteurs ou postures de lecture, le lu (le lecteur qui vient satisfaire certaines pulsions inconscientes), le lisant (le lecteur victime de l’illusion référentielle) et le lectant (l’interprète, qui s’intéresse à la construction du texte). De plus, selon lui, le lectant se dédouble en un lectant jouant et un lectant interprétant. “ Le premier saisit le personnage comme un pion narratif dont il s’agit de prévoir les mouvements sur l’échiquier du texte. Le second l’appréhende comme l’indice d’un projet sémantique. ” (p. 218 Le Récit d’enfance et ses modèles (2003), colloque de Cerisy-la-Salle (27 septembre-1er octobre 2001), dir. Anne Chevalier et Carole Dornier, Presses universitaires de Caen, Avant-Propos p. 11.

92). Jauss, dans son ouvrage Pour une esthétique de la réception220, postule que l’auteur construit un “ lecteur implicite ” lorsqu’il écrit, qui reçoit son texte au niveau où l’auteur souhaite qu’il soit reçu. De son côté, Marie-Laure Ryan (1991) impartit au lecteur un rôle important dans la coopération interprétative. Elle parle ainsi d’écart minimal, de différence minimale entre la volonté de l’auteur et l’interprétation du lecteur. Il est question ici de l’importance du savoir encyclopédique du lecteur, xéno-encyclopédie selon Eco (1990), écart d’interprétation entre encyclopédies imaginaires selon Ryan, ce que récuse Lubomir Dolezel (1998) qui refuse toute intégration de la réception dans la fiction. Selon Ryan, nous projetons sur le monde fictif ou contrefactuel un modèle dynamique, avec des ajustements successifs et constants. Toutefois, l’écart minimal ne fonctionnerait que pour la mimesis, et on constate donc un problème pour certains ouvrages de science-fiction, par exemple, où le personnage n’est pas mimétique mais ‘anthropomorphisé’.

Qu’en est-il du narrateur, dont nous avons vu dans Le texte en production que l’auteur ne s’en préoccupait pas dans le processus de création puisqu’il se projette directement dans la conscience du personnage ou en dehors de cette conscience ? Il semblerait donc que cette instance narratologique soit une invention de la critique, en tant que représentation mentale du lecteur. C’est en effet le seul moyen d’éviter la visée perspectivique, directe, empathique, que de créer cette instance intermédiaire de discours qui permet la visée génétique du texte.

En ce qui concerne l’expression des émotions, lors de la lecture d’une nouvelle fantastique ou surtout de la vision d’un film fantastique, la peur qui est ressentie par le spectateur-auditeur ou par le lecteur est factuelle, réelle, mais il s’agit d’une situation de

simulation mentale (on peut parler de “ quasi-peur ” (quasi fear))221. La réponse émotive à la

simulation est la même qu’en situation réelle (la peur), et cette réponse est encapsulée depuis les croyances du lecteur, mais la différence entre la situation fictive et la situation réelle tient en ce que dans la situation fictive le lecteur n’agit pas (il ne s’enfuit pas) parce qu’une décision d’agir dépasserait ses croyances. En reformulant ces propos, on peut dire que les croyances en jeu dans la fiction ne déclenchent pas l’action, car la croyance de la feintise de la fiction (état mental supérieur) est supérieure aux croyances en jeu dans la fiction (états 219 Michel Picard (1986), La lecture comme jeu, Paris, Minuit, coll. Critique.

220 Hans Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978 ; voir aussi Wolfgang Iser, the Implied Reader,

Patterns of Communication in prose Fiction from Bunyan to Beckett, Baltimore, John Hopkins University Press, 1974. 221 Mental simulation and emotional response to fiction, Tony Stone, Conférence Language, Culture and Mind, Université de Portsmouth, 18-20 juillet 2004. Les états émotionnels engendrés par la lecture d’un texte qui relate des événements effrayants ont été décrits par P. J. Lang (1984, Cognition and Emotion : Concept and Action, in C. E. Izard, J. Kagan et R. B. Zajonc, ed., Emotions,

Cognition and Behavior, Cambridge, Cambridge University Press) comme ceux qui accompagnent habituellement la peur : accélération

mentaux qui engendrent des états émotionnels) et inhibent l’action. Il arrive pourtant que la réception de la fiction engendre l’action, à savoir celle d’écrire.

Chez les philosophes, à propos du jugement de goût, de la relation éthique-esthétique et des moyens linguistiques de l’évaluation esthétique, Schaeffer (1992) a retracé une histoire du jugement de goût depuis Kant, en s’intéressant à l’esthétique et à la philosophie

de l’art du XVIIIe siècle à nos jours. Selon Alfred Baeumler222, critique de la pensée de Kant,

“ l’expérience du goût est par excellence une expérience du sentiment (Gefühl). La sphère esthétique serait ainsi celle de la subjectivité concrète et autonome : “ dans la création artistique et dans le jugement de goût l’individu agit librement, sans se soumettre à aucune

hétéronomie, qu’elle soit théologique, conceptuelle ou éthique ”223 et “ seules les propriétés

formelles de l’objet sont concernées par le jugement de goût ”, non celles de la matière, car la forme est imposée à la matière par l’esprit humain. Kant établit une distinction radicale entre jugement esthétique ou de goût (jugement évaluatif reposant sur un sentiment) et jugement de connaissance (jugement déterminant reposant sur une médiation conceptuelle). Une analyse formelle ou structurelle d’une œuvre d’art n’est pas un jugement de goût mais un jugement de connaissance. D’après Kant, il n’y a pas de relation possible entre concepts et sentiment de plaisir ou de peine, et donc aucune théorie descriptive des arts ne saurait être dérivée d’une détermination évaluative et inversement (p. 32). Ma thèse tente de démontrer le contraire par le biais de l’adjectif gradable, tout à la fois descriptif et évaluatif. Au XIXe siècle, Schopenhauer postule une théorie des épithètes poétiques, qui spécifient un nom générique et rendent sa compréhension moins générale, rendent les concepts plus concrets. Une telle idée est remise en cause par Schaeffer : un nom abstrait, même spécifié par un adjectif, reste abstrait (p. 248). Shaeffer établit une différence entre théorie descriptive et théorie évaluative de l’art : “ Loin de décrire les arts, la théorie spéculative construit un idéal artistique. Autrement dit, le terme ‘Art’ ne renvoie pas à un objet descriptif : il est le corrélat d’un idéal évaluatif. Or, dans le cas d’un idéal (comme dans celui d’une norme), la question n’est pas de savoir s’il est vrai ou faux mais s’il est souhaitable ou non. ” Selon Schaeffer, “ la théorie descriptive des arts relève de la sémiotique ou de la théorie des symboles au sens de Goodman [Langages de l’art]. ” (p. 386). Si la théorie descriptive est supposée être neutre, la seconde utilise le terme “ art ” en un sens évaluatif et le dote d’une fonction

222 Alfred Baeumler, Das Irrationalitätsproblem in der Asthetik und Logik des 18. Jahrhunderts (1923), Reprint Max Niemeyer Verlag, 1967.

223 Jean-Marie Shaeffer, L’Art de l’âge moderne – L’esthétique et la philosophie de l’art du XVIIIe siècle à nos jours, NRF essais, Gallimard, 1992, p. 28.

élogieuse (“ sacralisation de l’art ”), prenant ainsi une signification émotive en exprimant l’attitude positive du locuteur vis-à-vis des objets auxquels le terme est accolé. Car le plaisir pris au jugement de goût est une émotion, et donc ne doit pas faire mourir d’ennui (“ Il me semble qu’on peut tolérer beaucoup de choses de l’art, qu’il soit difficile, vulgaire, choquant, maniéré, blasphématoire, intellectuel, pornographique, pittoresque – et même plaisant, beau, sublime, séduisant. Il me semble en revanche absolument contraire à son concept qu’il fasse mourir d’ennui. ”). En effet, “ le jugement descriptif n’est pas descriptivement vide : lorsque j’affirme que “ x est beau ” j’exprime certes une attitude mais si on me contredit ou si on me demande pourquoi je trouve beau l’objet en question, les raisons que je donnerai seront en général telles ou telles propriétés que l’objet possède effectivement, ou du moins dont je crois qu’il les possède. ” “ La théorie spéculative de l’Art propose en fait de doter le terme d’une nouvelle dénotation, son extension se limitant désormais aux œuvres qui se révèlent conformes à la définition évaluative (pp. 357-359) ”. En sont exclues les œuvres qui ne répondent pas aux critères. L’œuvre d’art est ainsi discriminante : lorsqu’elle est reconnue comme œuvre d’art, elle est positive ; si le jugement est négatif, c’est qu’il ne s’agit pas d’une œuvre d’art. Il s’agit là, me semble-t-il, d’une conception élitiste de l’art, qui attribue à la critique une place exclusive. Ainsi, “ la théorie spéculative de l’Art propose une nouvelle convention terminologique fondée sur une définition évaluative. ” Selon Danto, au contraire, l’appréciation esthétique peut être positive ou négative.

Selon Goodman, le plaisir et la joliesse ne permettent pas d’évaluer l’expérience esthétique ou l’œuvre d’art (contrairement à ce que dit Shaeffer), et les évaluations d’excellence sont au nombre des éléments mineurs pour pénétrer, comprendre une œuvre. En cela la compréhension d’une œuvre d’art rejoint le processus scientifique, cognitif, mais initié par les émotions et reposant sur le sentiment ; en science en effet, si l’objectivité requise proscrit une pensée hypothéquée par le désir, elle ne proscrit pas le recours au sentiment dans l’exploration et la découverte. En dépit de la doctrine communément acceptée, la vérité importe peu en science, c’est tout au plus une condition nécessaire : les hypothèses formulées, qui doivent remplir des exigences de portée ou de spécificité, sont jugées sur leur simplicité ou leur force.

D’après Arthur Danto (1989 : 250), les adjectifs évaluatifs ne sont pas déplaçables dans le cadre du jugement esthétique : on ne peut dériver “ sont des dessins de fleurs puissantes ” de “ sont de puissants dessins de fleurs ” (le nom relié est important et

l’ensemble prédicatif adj.-nom est quasiment lexicalisé). Pourtant, par hypallage, de “ sont de puissants dessins d’athlètes ” on conclut parfois “ sont des dessins de puissants athlètes ” ou de “ est une belle peinture de x ” “ est une peinture d’un bel x ”. Cela parce que beau et

puissant peuvent se combiner avec des animés, mais on ne pourrait appliquer les adjectifs de fluide, puissant ou désenchanté, fréquents en critique artistique, à des fleurs réelles. Le

langage de la critique picturale, tout intentionnel qu’il soit, s’applique à l’objet réel, tangible. Danto s’oppose ici à Nelson Goodman (1990 : 114-115), qui propose une théorie “ métaphorique ” de l’adjectif : dans un coloris brutal, brutal est appliqué métaphoriquement à l’image, eu égard à son coloris seulement. Le dessin de la même image peut être tendre, même application métaphorique limitée au dessin. Il n’y a jamais de couple lexicalisé, la métaphore reste vivante. Goodman établit une différence entre L’image est

triste et L’image est grise : une image possède littéralement une couleur grise, appartient

réellement à la classe des choses grises ; mais c’est métaphoriquement seulement ou par dérivation qu’elle possède la tristesse. L’image est dénotée littéralement par le prédicat gris, métaphoriquement par le prédicat triste. Alors que dans La personne est triste, triste a un sens littéral. Il dit également que l’exemplification, c’est la possession plus la référence : un objet est plutôt un échantillon de “ rouge ” que de la rougeur. “ Si je vous demande la couleur de votre maison, vous pouvez me dire rouge, ou bien me montrer un éclat peint rouge, ou encore écrire rouge à l’encre rouge (prédicat, échantillon ou combinaison d’un prédicat et d’un échantillon). ” (pp. 84 et suivantes).

Pourtant, poursuit Danto, on trouve aussi des évaluatifs dans les œuvres d’art elles-mêmes, les romans par exemple. “ Dans Grandes Espérances, Dickens parle du “ puissant mouchoir ” de Mr. Jagger, mais il nous livre aussi un contexte qui justifie l’application de ce qualificatif à un accessoire si fragile. ” Ici, il faut introduire une distinction essentielle selon Danto : le but du langage de la critique esthétique est tout à fait différent de celui de l’artiste qui vise la transparence à travers la feintise (c’est-à-dire la production d’illusions). L’artiste ne cherche pas à faire naître la croyance que l’expression “ semblent être sucrés ” est vraie de raisins peints, comme le ferait le critique, mais plutôt que l’expression “ sont sucrés ” est vraie des raisins réels, la croyance étant en l’occurrence fausse du fait de la technique illusionniste parfaite de l’artiste. L’artiste cherche à établir la réalité de son œuvre tout en sachant que c’est du faux.