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IV/ TROISIEME NIVEAU D’ANALYSE : LA PREDICATION

A- La relation attributive, l’adjectif attribut

Plusieurs auteurs se sont penchés sur la relation attributive ou prédicative dans laquelle s’inscrit l’attribut, nom ou adjectif. Dans les grammaires traditionnelles, celle-ci, caractérisée par la copule être et un adjectif attribut (ou un nom), se distingue de la

qualification, induite par l’épithète124.

Selon Damourette et Pichon (1911-1940), la relation attributive (qu’ils nomment syndèse) peut être concrétante ou abstrayante :

• La syndèse abstrayante va du concret vers l’abstrait, cas typique de la relation attributive :

Paul est le patron ; Le chef est un brigand [= l’individu concret que vous connaissez comme

étant le chef a les qualités requises pour être qualifié abstraitement de brigand] ;

• La syndèse concrétante, moins naturelle, va de l’abstrait vers le concret : Le patron est

Paul ; Le chef est un brigand [= celui que je définis abstraitement comme chef de la

rébellion est un brigand concret déjà connu comme tel].

Cette distinction est recoupée par la distinction entre description référentielle et

description attributive d’un énoncé ‘X est un Y’, établie par Donnellan (1966125, 1993126).

Ainsi, Cet homme est un riche Américain fait un usage référentiel de la description en raison 123 Contrast Predication and Evolution, Colloque Language, Culture and Mind, Université de Portsmouth, 18-20 juillet 2004.

124 On peut remarquer qu’en anglais (comme en français) la distinction de base entre adjectifs épithètes et attributs est sémantiquement forte pour les adjectifs à caractère non intersectif marqué : the alleged criminal/*This criminal is alleged vs the frightened boy/The boy

is frightened ; de même, l’ancien moulin ne signifie pas que le moulin est ancien, mais qu’il n’existe plus. 125 Reference and Definite Descriptions, Philosophical Review 75 : 281-304.

du déictique employé alors que Je te parle de cet homme qui est un riche Américain fait un usage attributif de la description : le locuteur attribue une propriété à X. Quand la combinaison avec quel qu’il soit est possible, il s’agit d’un usage attributif plutôt que référentiel : le premier homme, quel qu’il soit, qui a inventé la distinction de dicto/de re. Dans Le meurtrier doit être fou, une lecture référentielle est possible en raison du caractère épistémique de l’énoncé (le meurtrier est sous les yeux ou dans l’esprit du locuteur) ; Le

meurtrier, quel qu’il soit, doit être fou impose la lecture attributive. Toutefois, si l’on dit Holmes croit que le meurtrier est fou, la lecture est de dicto (c’est-à-dire rattachée au

discours) mais ni référentielle ni même attributive si je (l’énonciateur de l’énoncé) croit qu’il n’y a pas de meurtrier. Pour Donnellan, les lectures référentielles et attributives sont dépendantes du présupposé d’existence du sujet déterminé par les métareprésentations du locuteur.

Pour l’adjectif, sont distingués l’attribut du sujet essentiel (avec le verbe être) et l’attribut du sujet accessoire (avec un autre verbe occasionnellement attributif, comme dans

Je m’en retournerai seule et désespérée (Iphigénie, v.1302). Certaines langues, comme

l’anglais ou le danois, possèdent plus d’attributs accessoires que le français : Skoven stod

grøn (La forêt était [debout] verte), Jens lå syg (Jean était [couché] malade), Per hamrede kedlen flad (Pierre a martelé la bouilloire plate), Hun græd sit lommetørklæde helt vådt (Elle

a pleuré son mouchoir tout mouillé)127. Pour l’anglais, Pustojevsky (1995 : 122-123) évoque

les sens différents d’un verbe lorsqu’un adjectif résultatif lui est adjoint : Mary wiped the

table vs Mary wiped the table dry ; John hammered the metal vs John hammered the metal flat ; Mary waxed the car vs Mary waxed the car clean ; Mary ate vs Mary ate herself sick.

Toutefois, pour les verbes paint, dye et color, il y a un “ shadow argument ” associé à la sémantique incorporée de paints, dyes et colors. White est résultatif de paint-color, purple de dye-color, green de color : Mary painted the house white, John died his jeans purple, Zac

colored the dragon green. En français, il y a effacement de la copule dans les structures

complétives (Je l’ai trouvé très déprimé) ou dans les structures à deux prédications (Il est

parti furieux (= il est parti + il était furieux), Sa voiture, il l’a achetée neuve (= il a acheté sa

voiture + elle était neuve).

La position attribut de l’adjectif privilégie le sens intersectif (Goes, 1993) : Paul est un

politicien intelligent = Paul est intelligent en tant qu’homme politique, alors que Ce

127 Exemples tirés de Hanne Korzen, Attributs directs et indirects en français, en danois et en anglais : différences typologiques et problèmes de traduction, Langue française N°145, mars 2005, p. 56.

politicien est intelligent = Ce politicien est un homme intelligent, qui appartient à

l’intersection des hommes et des êtres intelligents. D’après Riegel (1985 : 34), la prédication évaluative se construit avec des verbes performatifs (terme de Searle ; ex. promettre) ou d’attitude propositionnelle (terme de Russell ; ex. dire, demander, croire, penser) sous-entendus : Sans vouloir te faire de peine, [je dis que] ta dissertation est nulle. On peut ainsi modifier la structure propositionnelle F (x) en une structure tripartite : F (x, f) : dans

Napoléon est célèbre, F est l’indicateur de la combinaison propositionnelle unissant le sujet x et son prédicat f. En outre, l’adjectif attribut gradable (ou non) se subdivise en deux

catégories selon qu’il a le trait statif ou non statif (test : l’impératif, qui se combine avec les statifs, pas avec les non statifs – Adjectifs statifs : Sois gentil, Ne sois pas méchant, Sois plus

gai, Soyons sérieux ; adjectifs non statifs : *Sois blond, *Ne sois pas grand, * Sois plus rapide128, *Soyons irascibles. La distinction statif-non statif recouvre celle qui existe entre

les traits [- permanent] [+ permanent] et les traits [- essentiel] [+ essentiel]. Les propriétés transitoires ou permanentes du sujet sont déterminées par le fait que le prédicat répond aux questions partielles : Comment est X ?, qui caractérise l’état permanent, ou Dans quel état est X ?, qui caractérise l’état transitoire. Ex. : Comment est-il ? Il est irascible. Dans quel

état est-il ? Il est furieux (Riegel, 1985 : 138-139). Autre test : le prédicat non statif est

incompatible avec en train de, il a un aspect accompli : *Il est en train d’être dangereux. En anglais, la plupart des stage-level predicates se combinent avec la forme progressive is

being, pas les individual-level predicates : The horse is being gentle with her rider, You’re being so angry again, Stop being so impatient vs *John is being tall today, *Aren’t you being beautiful tonight !, *Stop being so intelligent.

L’adjectif gradable, comme les noms de propriété, peut-il avoir un statut référentiel, linguistique, et lequel ? Certes, l’expression X est sage peut référer à une réalité extra-linguistique distincte, comme les SN la sagesse, ou les chevaux, dont l’existence logique est présupposée par l’emploi du terme. Toutefois, la différence entre ces deux syntagmes nominaux est que les noms de propriété (comme la sagesse) ne sont pas extensionnels, contrairement aux autres syntagmes nominaux : la paraphrase logique de lions jeunes ou de

crème épaisse est ‘occurrences de lions ayant la propriété d’être jeunes’, ‘occurrence de

crème ayant la propriété d’être épaisse’, et non ‘occurrences de la propriété jeunesse/être

jeune exemplifiée par des lions’, ‘occurrence de la propriété épaisseur/être épais exemplifiée par la crème’129.

Le grand pouvoir d’abstraction de l’adjectif en prédication peut être appréhendé par le biais du nominalisme, doctrine philosophique qui considère que les idées générales n’ont d’autres réalité que les mots qui servent à les désigner, et qui affirme que seuls les individus existent et qu’il n’est de généralités ou d’universaux que par et dans le langage. La propriété décrite par l’adjectif est ainsi rapportée aux idées générales, aux universaux abstraits. Or, si les idées n’existent pas en elles-mêmes, il en découle qu’on ne peut rien connaître que par l’expérience, et que la logique elle-même n’est qu’une langue bien faite (agencement d’idées parce que d’abord agencement de signes). Selon le nominalisme, le nom n’est pas une partie de la chose, il y a une relation arbitraire entre le signe et le référent du signe (de la même manière que signifiant et signifié ont une relation arbitraire, selon Saussure et la tradition structuraliste). Cette opinion, qui est celle de Montaigne par exemple, s’oppose au cratylisme qui tend à prouver l’adéquation entre les noms et les choses, entre l’origine du mot et la réalité désignée, et qui postule l’existence d’une langue poétique, imitative, ce à quoi Rousseau adhère dans une certaine mesure dans son Essai sur l’origine des langues.

1) Individual-level predicates et stage-level predicates

Carlson (1977) et Kratzer (1989)130 ont éclairé d’un jour nouveau la distinction statifs-non

statifs. D’après eux, on peut distinguer deux sortes de prédicats, les individual-level et les

stage-level predicates. Les prédicats comme tall, intelligent, etc., peuvent être considérés

comme des propriétés qu’un individu conserve, plus ou moins, toute sa vie, et peuvent servir à l’identification directe de l’individu. Ce sont des individual-level predicates. Des propriétés comme hungry, sick et clean sont généralement associées à des états non-permanents de l’individu, et sont appelées stage-level predicates. Selon Pustojevsky (1995 : 20), par nature les adjectifs dénotent généralement des états. C’est cette classe qui apparaît dans des formes de construction résultative comme prédicat culminant : John drank himself

sick with that cheap brandy, Watching the commercial on TV made John hungry, Bill wiped the counter clean before serving us our coffee vs *John read himself intelligent with the

129 C’est le particulier concret, et non le particulier abstrait, qui exemplifie l’universel abstrait (ou propriété). De la même façon, il ne faut pas confondre l’exemplification avec l’instanciation : on dit qu’un particulier (concret) a exemplifie un universel F si a possède la propriété F, c’est-à-dire si Fa est une exemplification de F, alors qu’un particulier abstrait instancie cette même propriété F. Ainsi, le particulier rose ou tulipe exemplifie la propriété être rouge, alors que des instances comme la rougeur de la tulipe ou la rougeur de la

rose instancient le prédicat (être) rouge.

130 Carlson, G. (1977), Reference to kinds in English, PhD dissertation, University of Massachussetts, Amherst. Kratzer, A. (1989), An Investigation into the Lumps of Thought, Linguistics and Philosophy, 12 : 607-653.

Great Books. Cette distinction ne recouvre pas l’ancienne distinction aristotélicienne entre les propriétés accidentelles et les propriétés nécessaires : la distinction aristotélicienne donne naissance à une classification des propriétés comme hungry, dirty et broken comme des qualités accidentelles, et à des qualités nécessaires comme bipedal (d’une espèce), tall (d’un individu) et hard (d’une substance).

En réalité, il faut sans doute distinguer, parmi les individual-level predicates, des

stage-level predicates et des permanent predicates : Il y a les enfants de la voisine qui sont intelligents peut dénoter une propriété permanente comme une propriété transitoire,

rattachée à un événement précis que le locuteur va narrer. Je m’appuie ici sur le fait que cette distinction recoupe celle de la psychologie cognitive. Concernant l’individu, par exemple au cours de son parcours scolaire, on entend volontiers les phrases suivantes : Il est

travailleur, il est agressif, il est autonome, etc. On peut essayer de classer ces adjectifs en

deux catégories : ceux qui décrivent des “ traits, considérés comme des indicateurs stables de la personnalité ” et ceux qui décrivent des “ états ”, qui “ sont considérés comme des

événements instables et non liés à la personnalité ”.131 Ainsi, travailleur ou timide serait

typique des traits, alors que agressif ou content serait typique des états. Cependant, il semble difficile d’établir une réelle classification, chacun de ces adjectifs étant employé dans un

contexte précis et à propos d’un ou de plusieurs comportements particuliers132. En outre, si

les adjectifs s’appliquent à des élèves jeunes, dont la plasticité mentale est grande, peut-être est-il souhaitable de ne pas trop vite figer les individus dans des catégories qui risquent de leur porter préjudice. Que penser ainsi des étiquettes telles que Il est bon élève/Il est mauvais

élève qui accompagnent parfois toute une scolarité ? Concernant le travail, ou plutôt son

résultat, l’enseignant emploie souvent les phrases : C’est bon ; C’est correct ; C’est juste. Ces mots, qui marquent l’approbation du professeur, ne portent aucun jugement de valeur sur le travail : ils indiquent seulement la conformité à une norme. Il y a là binarité, le contraire de ces expressions pouvant être : c’est faux. On peut attirer l’attention sur le fait que peu d’activités scolaires -sinon des exercices d’application d’une règle de grammaire ou d’une loi mathématique- méritent une telle évaluation.