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2. Remarques sur l’étude des controverses scientifiques 1 Pertinence et diversité des angles de recherche

2.1 Pertinence et diversité des angles de recherche

Retracer la naissance et l’évolution d’une discipline scientifique constitue la démarche fondamentale de l’histoire des sciences. Ainsi défini, ce champ d’étude pourrait se borner à la stricte description événementielle. Mais il ouvre également la possibilité d’identifier la dynamique spécifique du discours scientifique, soit sa capacité de démonstration à laquelle est liée la révision permanente qui la différencie du dogme, en observant sur le plan diachronique les circonstances du changement d’interprétation des données qui parsèment le cours historique de toutes les disciplines qui s’en réclament. Si, à ce niveau, on peut affirmer que le point commun entre toutes les controverses politiques, philosophiques, juridiques ou religieuses, est celui d’une inéluctable clôture, ce qui caractérise le résultat des controverses scientifiques réside dans l’invalidation temporaire ou permanente de certaines ou de toutes les hypothèses protagonistes de cet affrontement.

En revanche, la spécificité des controverses scientifiques (qui diffèrent en cela des controverses philosophiques que peuvent susciter les sciences) est qu’elles trouvent, à un moment donné, une solution définitive : dans le cadre axiomatique et programmatique défini par telle ou telle discipline, à un moment donné, telle thèse n’est, définitivement, directement ou indirectement, plus acceptable138.

Le concept de « révolution scientifique » élaboré par Kuhn fut employé par de nombreux archéologues : développé à l’origine pour les sciences exactes (Kuhn était physicien), ce modèle ne pourrait pas s’appliquer aux sciences sociales, demeurées à un stade pré paradigmatique – affirmation que Kuhn modifiera en 1970, concédant que les disciplines immatures peuvent être décrites comme ayant de multiples paradigmes de recherche. Un paradigme de recherche comporte un ensemble de pratiques, incluant lois, théories, instrumentalisations et applications, qui fournissent un modèle de tradition scientifique particulièrement cohérent. De telles traditions seraient maintenues par une 138 Berthelot, 2002, 246.

même communauté scientifique dans ses axes de recherche, publications et réseaux académiques. Kuhn s’inspire ici des travaux de Ludwik Flick, datant de 1935. Le changement de paradigme arrive quand le paradigme ne permet plus de répondre à des questions devenues préoccupantes. Kuhn soutient d’ailleurs que les paradigmes sont incommensurables, et ne se recoupent pas sur un mode cumulatif. L’adoption d’un paradigme fondateur donne une direction d’enquête à la science en identifiant les problèmes qui méritent investigation et en régulant le type de théories considérées comme acceptables (c’est ce que Kuhn appelle la science normale). La science normale désigne la recherche solidement fondée sur un ou plusieurs accomplissements scientifiques passés, accomplissements que tel groupe scientifique considère comme suffisant pour nourrir le point de départ d’autres travaux. Il y aurait trois objectifs à la science normale :

Détermination des faits significatifs. Les données factuelles en science normale sont directement

démontrables dans le cadre de la démonstration du paradigme : l’importance qui leur a été donnée ainsi justifie de les déterminer avec plus de précision et dans une variété de contextes, dont il s’agit de démontrer la cohérence à l’échelle la plus grande possible. Ces données suscitent aussi souvent la mise sur pied d’une méthodologie et d’une expertise technique d’analyse. Ce sera par exemple le cas de la position stratigraphique des industries préhistoriques, cruciale dans l’établissement de chronologies, qui s’appuiera sur la géologie historique du quaternaire à l’échelle de la région, du pays ou du continent entier, par regroupement des séquences temporelles issues des deux champs de connaissance.

Concordance des faits et de la théorie : expérimentation, modélisation, démonstration. Cette étape

désigne le contexte de la preuve dans l’approche classique. Il faut démontrer une concordance avec les données traitées directement par le paradigme, et en établir la modélisation expérimentale.

Élaboration du paradigme. L’approche empirique sert à ajuster le paradigme ou à résoudre

certaines de ses ambiguïtés résiduelles, à moins d’étendre sa capacité explicative en direction de problèmes sur lesquels elle avait seulement attiré l’attention jusque-là. Celle-ci n’est pas le lieu de l’innovation conceptuelle mais celui de son accomplissement, dans les limites de sa capacité d’explication générale.

Kuhn insiste : la science normale, ce n’est pas le lieu de la découverte scientifique, puisqu’il s’agit d’ajuster un modèle de boîte (le paradigme) pour y faire entrer les données, c’est-à-dire d’articuler les phénomènes à la théorie. La science normale agit comme un plan rapproché au cinéma : le champ visuel est restreint, mais cela permet un niveau d’analyse et

de précision autrement impensable. Kuhn prévient contre une conception monolithique et unifiée de la science normale devant vivre et s’écrouler avec chacun des paradigmes139

: les champs de spécialisation à l’intérieur d’une même discipline sont formés par des sous- paradigmes, ou des interprétations parfois très différentes d’un même paradigme, insistant sur un aspect plutôt qu’un autre, souvent en rapport avec les données de corrélation utilisées par cette spécialisation. La science normale est cumulative et ne cherche pas à formuler une nouvelle explication générale des phénomènes étudiés, pourtant, elle engendre sans cesse des nouveautés, les découvertes. Mais l’intégration par la science normale de ces données nouvelles au paradigme dominant engendre rétroactivement une modification du paradigme. La sélection restrictive opérée par le paradigme sur la recherche se relâche en cas de baisse de l’efficacité du paradigme, ce qui réduira la portée du paradigme, ou même sa révision complète, par exemple, face à de nouvelles données en contradiction avec les prévisions issues du paradigme140. En conséquence,

le succès d’un paradigme est en grande partie une promesse de succès, révélées par des exemples choisis et encore incomplets. La science normale consiste à réaliser cette promesse, en étendant la connaissance des faits que le paradigme indique comme particulièrement révélateurs, en augmentant la corrélation entre ces faits et les prédictions du paradigme, et en ajustant davantage le paradigme141

.

On peut distinguer trois types de facteurs influençant un paradigme. D’abord, il y a les faits scientifiques sur lesquels s’est érigé le paradigme, dont il s’agit de démontrer la cohérence à l’échelle la plus grande possible. Ce sera par exemple le cas de la position stratigraphique des industries préhistoriques, cruciale dans l’établissement de chronologies, qui s’appuiera sur la géologie historique du quaternaire à l’échelle de la région, du pays, ou du continent entier par regroupement des séquences temporelles issues des deux champs de connaissance. Un second facteur influent est la modélisation expérimentale. En archéologie 139

Kuhn, 1970, 79.

140

Kuhn, 1970, 41.

préhistorique actuelle, bien que la modélisation informatique prenne un rôle croissant dans les interprétations et la reconstruction du mode de vie passé, c’est d’abord par la taille expérimentale du silex et la reproduction des technologies préhistoriques que se manifeste ce facteur. Le but de cette modélisation est de démontrer la concordance entre données et théories. Cette démonstration de la concordance, seconde catégorie du travail expérimental normal, dépend du paradigme encore plus étroitement que la première. L’existence du paradigme pose le problème à résoudre142

. Quant au troisième type de facteurs influençant le maintien ou l’adoption d’un nouveau paradigme, il est constitué par la collecte empirique de données :

(…) entreprise pour préciser la théorie du paradigme, pour résoudre certaines de ses ambiguïtés résiduelles et permettre la solution de problèmes sur lesquels elle avait seulement attiré l’attention auparavant. Cette catégorie se révèle la plus importante de toutes143

.

Pour l’archéologie, il s’agit évidemment de l’identification de sites et de la fouille pratiquée avec la rigueur méthodologique scientifiquement nécessaire, en fonction de problématiques prédéfinies. Les facteurs extra-scientifiques tels que l’influence de la formation et de l’enseignement, la présence de leaders qui promeuvent un paradigme particulier dans la hiérarchie académique et dont l’influence se fonde sur les allégeances qui en découlent, le financement et la publication peuvent aussi renforcer un paradigme, au point où il devient une doctrine ou une idéologie. Lorsque les données atypiques deviennent trop abondantes, le paradigme est soumis à la critique et rejeté au profit d’un nouveau paradigme (science extraordinaire ou révolutionnaire). La cohérence du discours scientifique nécessite l’adoption de nouvelles idées pour intégrer de nouvelles données récoltées empiriquement, ce qui génère de nouvelles données. Ces idées sont groupées en 142

Kuhn, 1970, 43.

nouveaux paradigmes. Les faits sont ajustés au paradigme dominant, dont le succès est estimé par son efficacité à expliquer les faits. Un paradigme est donc mis en doute quand une accumulation de faits ne le justifie plus. Un nouveau paradigme doit expliquer des faits cruciaux qui étaient considérés atypiques sous l’ancien paradigme. Cette phase serait précédée de la remise en question du paradigme, puisque : « (…) le passage d’un paradigme à l’autre par l’intermédiaire d’une révolution est le modèle normal de développement d’une science adulte144

.